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De la politique de la
langue a la constitutionnalisation de tamazight
Par: Hassan Banhakeia (Université
d'Oujda)
«Si la lengua se salva, se salvara todo.»,
(Jordi Pujol, ex-President de la Generalitat de Catalunya)
L’homme naît langue, se fait par la langue et se défait avec
la langue. Elle est son mode de vie. Et c’est aussi la langue qui l’investit
d’une culture spécifique, et lui retrace ses voies de pénétration, de maîtrise
et de domination de l’environnement, se confondant avec la terre. En plus de se
rechercher au sein d’un univers d’objets, l’être vit en constant contact avec
les mots et les expressions. Dans ce monde vaste, il existe un nombre infini de
langues, jamais répertorié de manière claire et définitive. Car les langues, de
par leur diversité et variation, sont d’un numéro non fixé: elles sont le
creuset des traits distinctifs d’un peuple. C’est pourquoi elles connaissent,
entre elles, un contact difficile de déchiffrer et de reproduire, allant de la
compétition à la substitution. Elles sont l’humanité dans toutes ses
manifestations et rapports variés.
A première vue, cette idée paraît exagérée, elle mène à l’impossibilité de
penser l’être sans un rapport à la langue. Cela peut également faire secouer de
rire tant de gens.
Loin de susciter de la polémique, j’entends soulever la question de la langue en
Afrique du nord, une question millénaire et délicate depuis l’arrivée des
premiers étrangers, des Phéniciens jusqu’à la naissance du mythe de la
mondialisation. C’est à bon droit que l’on peut juger opportun de poser
certaines questions: les Imazighen ne sont-ils des Imazighen que parce qu’ils
continuent de parler le tamazight? A quoi bon cet héritage dont les parlants ont
tendance à adopter facilement la langue des voisins et des conquérants? Qu’en
est-il des rapports de cette langue avec la culture et la civilisation
maghrébines? Or, qu’en est-il de leur organisation politique, précisément dans
ce rapport historique à la langue maternelle? Seul l’usage social, en dépit de
ses différents inconvénients, demeure-t-il l’unique garantie de la continuité de
cet héritage linguistique? De là, le tamazight peut-il répondre parfaitement aux
attentes et besoins de la société? Qu’en est-il des droits linguistiques d’un
tel héritage commun aux Maghrébins? Enfin, peut-il s’investir d’un droit pour
figurer dans la Constitution?
Cet article, (1) faut-il le répéter, a pour objectif principal de décrire ce
conflit linguistique, de voir de près comment se manifestent les politiques
linguistiques devant un tel conflit. Il entend présenter les diverses
difficultés qui naissent de la place de la langue dans les milieux
institutionnels, dans les lieux de travail, et dans les médias et dans le
système éducatif. Cet emplacement est aussi révélateur du fonctionnement de la
société, qui de par là, investit les langues du pays de rôles précisés et de
fonctions précises.
Certes, je ne comprends rien aux complexes instruments du pouvoir, c’est-à-dire
au droit. Je ne suis point un spécialiste du «droit linguistique», tout comme je
ne prétends point apporter ici une analyse juridique, et mon unique support
duquel je m’inspire sur le plan théorique, se résume à l’essai Du contrat social
de Jean-Jacques Rousseau. Dans cette étude, je vais plus avancer des
suppositions et des remarques qu’analyser: il sera notamment question de la
politique des langues, de cette politique particulière du Grand Maghreb, et de
la difficile réflexion autour de l’introduction de l’amazighité dans la
Constitution.
Aussi nous intéresserons-nous particulièrement, d’une part aux textes
institutionnels et fondateurs des pays du Maghreb, d’autre part, à leur analyse
à la lumière de ce qui est institué et de ce qui est. Que disent donc les
Constitutions des pays amazighs? Quelle place pour tamazight dans sa propre
partie du monde? Il est primordial, pour mieux étudier le phénomène de la
langue, de définir les politiques relatives: avons-nous justement une politique
d’assimilation ou une politique de non-intervention (du laisser-faire)? Quand on
dit politique, on se réfère notamment à l’intervention et à la pratique sur le
réel (physique et métaphysique) par le biais d’un discours démagogique.
I.- PREMIERES PRECISIONS SUR LE STATUT DE LA LANGUE PROPRE
Au Maghreb, l’absence de signification politique de la langue «propre» est
palpable davantage dans le Système qui repense idéologiquement l’emplacement des
langues: le français et l’arabe classique (obligatoires), l’arabe dialectal
(toléré dans les institutions) et le tamazight (interdit de séjour
institutionnel), les redéfinit sans un regard réfléchi sur l’Histoire, et les
évalue selon des critères bien déterminés par l’institutionnel d’une part, et de
l’autre à partir d’une politique partisane et officielle. La langue y apparaît
alors comme un signe de force ou de faiblesse suivant une telle perspective
partisane et démagogique. En outre, si différentes scènes, qui peuvent traduire
le degré de la démocratie, l’efficience de la Constitution et la proximité
Institutions - Citoyen, sont fondamentalement établies par la pratique des
langues, que dire alors du cas de tamazight? Comme résultat de cette
interdiction de pratique et de séjour institutionnels, la démocratie, la
Constitution et la citoyenneté s’avèrent, en fait, des projets difficiles à
réaliser. De même, cette absence institutionnelle, expliquée voire légitimée par
des prétextes caducs (origine inconnue, absence d’écriture, impossibilité de
standardisation, désordre, etc..), se répète à travers l’Histoire (devant les
Phéniciens, les Romains, les Byzantins et les Arabes), et à travers l’Espace
(les pays de l’Afrique du nord). Comment pouvons-nous donc expliquer cette école
buissonnière récurrente des Imazighen?
Tout en fixant de telles interdictions, l’on parle curieusement de société
plurielle. Seulement, au sein de cette société dite plurielle, il y a un rapport
particulier aux langues et à leur fonctionnement: il y a d’une part
discrimination, et de l’autre renforcement de la discrimination. Autant l’on
refuse d’établir les langues, autant l’on opère des classifications «purement
idéologiques». Cette situation linguistique est analogue à d’autres champs et
niveaux de la société, de l’économie… Et de nos jours, cette discrimination
prend plus de profondeur, en s’appuyant sur des réglementations, des circulaires
et des lois. Ainsi, le rêve impossible (réalisation de la démocratie), qui est
réitéré comme transition ou alternance, paraît s’imposer sous forme d’une
interrogation simpliste: Peut-on successivement imaginer la co-officialité du
tamazight et de l’arabe, inventer le contraire (équilibrer entre un corps doté
de significations apolitiques et l’autre totalement sacro-politique) et refonder
une société juste régie par le bilinguisme généralisé ?
1) Des préjugés établis
Toute langue, si elle n’a pas de protection officielle, est sujette à des
préjugés dans son aire propre et environnement naturel. Ce sont bien ces
préjugés qui vont déterminer le statut et la continuité d’un tel héritage: ils
peuvent en faire soit une langue «dite supérieure», soit une langue «dite
inférieure». C’est bien le cas du tamazight appelé à se positionner dans son
propre environnement, à s’y priser. Il est justement en déracinement continu, et
d’autres habitudes «linguistiques» sont plantées pour la substituer. «Quand une
fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est une entreprise
dangereuse et vaine de vouloir les réformer; le peuple ne peut pas même souffrir
qu’on touche à ses maux pour les détruire»(2) Les nord-africains, en général, se
trouvent conditionnés par de tels jugements négatifs sur soi. Armés de préjugés,
les politiques maghrébins sont à leur tour habitués à «mépriser» leur langue
millénaire, à la «voir si basse», donc il serait difficile et complexant de leur
offrir une autre vision de soi, de cette tranche de l’héritage. La perception de
soi-même, chez eux, est construite à partir d’un système fini de préjugés:
droits et devoirs s’amalgament, et s’enracine une vision négative de son propre
pouvoir à changer le monde. Ces actes politiques ont un impact important sur la
société en général. Ce doit expliquer clairement le fait qui s’impose
actuellement: si on présentait au vote «démocratique» l’introduction du
tamazight dans la Constitution, cet héritage propre, depuis plusieurs siècles
marginalisé et préjugé, ne serait donc pas acceptée! Le détachement est
considérable. Ainsi, réformer, après l’acte d’une déformation programmée,
s’avère une tâche impossible, seuls le politique et l’institutionnel peuvent
rendre possible un tel défi.
Précision que l’enseignement en général, qui était peu commun (ou peu fréquenté)
(3), notamment de l’expérience «scolarisation en tamazight» (criée
solennellement par-ci par-là et programmée selon des arrière-pensées) qui
demeure inexistante dans tout le Maghreb. A cet égard, comme à beaucoup
d’autres, la scolarisation est un double drame linguistique: celui de la rupture
avec la langue maternelle, et celui de l’apprentissage de langues étrangères… Ce
serait là un autre chaînon des «préjugés» ramendé politiquement par l’élite
gouvernementale. Celle-ci, machiavélique dans sa philosophie et programme
politique, détient le pouvoir de configurer l’orientation des enseignements à
partir de l’ignorance du propre. Mettre en exercice ce qui n’a jamais été
appliqué, revient à dire que c’est au préjugé de s’exprimer, de prédominer et de
s’établir. Par contre, dans le cas de l’arabe, ce fut grâce à une nouvelle
invention qu’il fuit le système des préjugés pour les remplacer par de faux
mythes «fondateurs». Il se trouve alors fondé par l’acte politique. Par
ailleurs, à ce niveau, un fait important est à signaler: l’instauration de
l’école coranique dans le système marocain est l’œuvre de Hassan II qui, dans le
discours du 10 octobre 1968, lance l’opération «Ecoles Coraniques» réservées de
préférence aux «enfants» dont les pères ne font pas partie de l’élite
gouvernementale. (4) Qu’est-ce qu’au fait l’enseignement coranique? C’est l’art
de mémoriser sans lire, de mémoriser sans écrire, c’est notamment entendre sans
comprendre. L’élève apprend par cœur ce qu’il ne comprend pas, fondant ainsi la
culture de sujétion. (5) Après une telle étape, il apprendra à écrire les
versets sur les tablettes sans rien comprendre. Il s’agit plus d’un exercice
pédagogique qui garantit l’aliénation, la passivité et la peur de l’autorité de
l’autre. Si les effets immédiats sont la destruction in radice (jusqu’aux
racines) de la culture et de la langue (ethnolyse et glottophagie), l’objectif
final est de faire arriver la langue arabe jusqu’aux tréfonds de la mémoire pour
qu’elle soit enfin intériorisée et assumée comme propre. De là, cette langue
fuit l’engrenage des préjugés pour les autochtones, et les prépare à revoir le
statut du propre.
Cela peut expliquer pourquoi l’analphabétisme, qui serait le contre-courant de
cet enseignement dit «traditionnel», demeure l’ «aire de préservation» de
tamazight. Autrement dit, cet espace dit «négatif et nocif» sauvegarde
effectivement la culture amazighe. Il est la réserve naturelle, d’extension
selon les pays de l’Afrique du nord: plus d’analphabétisme, plus de sauvegarde
de la langue des aïeux. On parle souvent d’analphabétisme quand il n’y a pas
d’ignorance de soi. Les montagnes en sont une bonne illustration. Au Maroc, les
chiffres de 67% de paysans analphabètes, et le taux faible de scolarisation dans
les campagnes (46% pour les garçons, et 23% pour les filles en 1999-2000)
garantissent la pérennité pour l’héritage linguistique amazigh. Parallèlement,
l’arabisation du système scolaire et la prééminence du français doivent
signifier la même chose dans l’enseignement marocain. L’un ou l’autre sont dits
aptes à assurer le futur brillant des Maghrébins! «Sans cultiver le paradoxe, je
dirais que l’avenir du français au Maroc dépend du succès de l’arabisation» (6)
dira l’homme d’Etat marocain Azzedine Laraki; il entend arabiser afin d’assurer
la continuité du français. (7) Ici, c’est bien le paradoxe qu’il fonde, qu’il
perçoit dans ces deux valeurs corrélées, et qu’il rend finalement légitime! On
comprendra alors que ceux qui disent et écrivent que «la langue arabe est
claire, qu’enseigner une autre langue à ses enfants c’est troubler l’esprit des
enfants et les graver de complexes», inscrivent leurs enfants dans des missions
française, américaine et espagnole.
Si l’école ne réfléchit pas l’environnement, comment l’enseignement peut-il être
un succès? Si l’enseignant utilise des outils et des équipements didactiques
bizarres, comment l’enseignement serait-il adéquat? Comment expliquer que le
seul acte prédominant est-il la parole «étrangère » du maître? Comment entendre
fonder l’enseignement dans ces montagnes et contrées lointaines et
marginalisées? En général, n’est-il en soi l’enseignement, selon la vision de l’Etat
et héritant cela de la philosophie colonialiste de Lyautey, qu’un moyen pour
avoir des agents «formés et qualifiés» pour servir la classe dominante?
2) Langue d’incommunication
De cette situation linguistique spécifique du Maghreb, deux faits, par ailleurs,
sont à rappeler hâtivement. En premier lieu, l’on a étrangement l’habitude de
s’enorgueillir en public (et le locuteur et l’auditeur) à la fin d’un discours
qui n’informe point, et le souci de communication se trouve mis de côté, sans
aucun intérêt. Le parlant est alors vu comme quelqu’un qui s’exprime
parfaitement… comme si la perfection était tributaire de l’incommunication et de
la non-information. La langue s’embellit-elle alors quand elle n’exprime rien?
N’y est-il pas précisément question d’un conflit de langue si intériorisé?
Deuxième fait: l’on se presse à parler la langue des autres et à approcher
autrement le savoir. Souvent l’amazighophone s’exprime en autre langue afin de
communiquer avec l’autre? Cela s’explique par le fait que l’on a incessamment
arabisé le nord-africain et l’on continue de le faire (8) sans se dire que c’est
un processus qui va à l’encontre du mouvement de l’authenticité nord-africaine,
et sans se préparer plutôt à «amazighiser» l’arabophone afin de réconcilier le
citoyen avec l’Histoire qu’on rêve de récupérer… comme si ce processus fuyait
facilement sur les replis de l’effacement du Temps… essayant, de cette façon, de
sonder l’Histoire à partir d’une vision idéologique réductrice!
II. UNE QUESTION DE LANGUE COMPLEXE ET URGENTE…
Nous ne pouvons pas mépriser le tamazight si nous ignorons les significations
véhiculées par l’amazighité. Elle est, tout d’abord, dite «berbère», pire que
«barbare». Dans cette dénomination le trait le plus déprécié chez l’amazigh,
c’est bien son expression, sa langue. Le berbère serait: «quelqu’un dont on ne
comprend pas la langue». Autrement dit, il s’agit d’une ethnie qui, dans son
propre environnement, a de la peine à communiquer et à s’exprimer! Il y est
question d’une langue «qu’on ne peut reconnaître comme telle». Elle ne peut
communiquer le monde. Ni le traduire, moins encore le changer. Comment
pouvons-nous répondre à un racisme culturel généralisé et présenté dans une
structure linguistique binaire où le français est la «lengua preferente» et
l’arabe la «langue unique»? A la langue «autochtone», quelle place lui
reste-t-elle? La marge de la marge…
La seule langue légitime d’une société, c’est celle des aïeux. Et dans le cas du
Maghreb, ce sont le tamazight et l’amazighité. Pourtant, aucune rue ne les
acclame, aucun signal ne les déterre, aucune classe ne les annonce, aucun livre
nous les fixe… Il apparaît ainsi que les Maghrébins n’ont pas des aïeux, mais à
leur place se précisent des référents idéologiques «lointains» et «étrangers».
Certes, le complexe des Maghrébins est de nature langagière: il caractérise leur
expression de la pensée, leur conception de la communication, leur mode d’être
et leur vision des choses. Cette essence «à récupérer» qui puisse leur assurer
la communication, est derrière le fait de forger des caractérisations
étrangères, des symboles déplacés et des traces confondantes. Mais, que disent
les mystérieuses données linguistiques du Maghreb amazigh qui puissent résoudre
une telle complexe situation sociale? Connues ou inconnues, elles doivent
demeurer le grand secret fondateur de l’Etat.
Sur le plan linguistique, le Maghreb se divise en deux espaces: une partie du
monde occidental où le français, l’espagnol et l’anglais sont les armes de la
modernité, une partie du monde oriental où l’arabe sauvegarde la tradition. Si
hic et nunc la tradition est l’arabe, et la modernité le français, quelle place
doit-on donc réserver au tamazight, langue - culture des autochtones? Cette
dernière est incontestablement l’être premier, mais faut-il la rattacher à la
tradition (conçue à partir du VIIe siècle) ou à la modernité (accolée à la
Colonisation du XIXe siècle)? A leur confusion? Au juste milieu qui ne peut
s’investir ni de discours ni de sens / pouvoir? Quelle glottopolitique faut-il
appliquer pour un consensus entre ces trois langues? (9) De quel discours
particulier est-il d’investir une telle politique? Comment apparaît le conflit
linguistique dans la structure plurielle de l’Afrique du nord? (10) Y a-t-il une
politique de gestion des langues, objective et positive? (11) Non. Ce qui
existe, et précisément au Maroc, c’est bien une politique linguistique entamée
depuis 1960 par la création «indispensable» de «l’Institut d’études et de
recherches pour l’arabisation», et accompagnée de politiques antidémocratiques
(anti-amazighes: décrets, lois, règlements). (12) Partout, dans les différents
pays, l’on nourrit une utopie du faux unilinguisme qui dévie en un déséquilibre
constant: tantôt vers l’Occident, tantôt vers l’Orient, mais sans aucun regard
humain sur le hic authentique, sur l’Histoire, sur le non occidental et le non
oriental.
III.- AU LIEU D’UNE PLANIFICATION LINGUISTIQUE A FORGER…
Quand on parle de politique linguistique, il est précisément question de
souveraineté. Cette politique peut préserver les langues du pays, les faire
ressusciter quand elles sont en voie de disparition (le cas de l’Irlandais et de
l’hébreu). Que fait-on au Maghreb pour le tamazight qui est en voie de
disparition? C’est de le faire disparaître rapidement par la politique
d’ «arabisation». Cette dernière, prenant exemple de la «gallicisation» des
langues européennes au XVIIe siècle, est un programme progressif en causant des
dégâts.
Rien ne s’improvise en politique linguistique. Tout se construit selon une
idéologie claire et définie. L’on sait bien que la politique linguistique est
une série de décisions prises afin de déterminer les comportements linguistiques
dans la vie sociale et administrative et de les gérer positivement, elle se
manifeste comme gestion des langues, notamment dans les Institutions où il est
facile de palper le nombre des langues d’un Etat, leur intérêt et leur
fonctionnement. Et les appareils de l’Etat (qui se veut démocratique) entendent
incarner le haut degré de la conciliation de la Citoyenneté avec le Réel. Car la
citoyenneté se mesure, avant tout, par cette totalité qu’on appelle
langue-culture. Qu’est-il alors de la totalité nord-africaine? Elle n’est pas
une citoyenneté à part entière: absente et effacée dans les appareils de l’Etat.
Alors peut-elle avoir d’autres significations si elle est corrélée à la totalité
exogène dominante? Non. Cette négation est défendue même par ceux qui disent que
la diversité est l’état naturel de l’univers. En conséquence, la politique
linguistique au Maghreb amazigh ne peut être qu’un échec: elle ne parle que de
l’unicité de l’homme «arabe», du peuple «arabe» et du destin «arabe». Le
couronnement «idéologique» est bien l’UMA. Exclure l’homme et l’éradiquer de
l’Histoire, et parler de l’homme et de sa langue-culture!
Une question se pose d’emblée: Que dire alors des ouvertures sur l’amazighité en
Algérie et au Maroc? Peuvent-ils l’IRCAM (13) ou sa version algérienne HCA (14)
incarner cette gestion et la mener à fin? Ces établis ne peuvent point rétablir
le tamazight sauf dans sa normalisation (édicter des normes précises vis-à-vis
d’une langue), car ils ne constituent pas une réelle politique. Ces instituts
servent à «donner un sens positif» aux zones d’ombre engendrées par les
institutions de l’Etat. Il y est question d’une création «innécessaire mais
antidotique» qui répond par pure «réaction» antalgique. Ces établis considèrent
l’héritage amazigh comme une totalité brisée, sans intérêt (voire inutile).
Jusqu’à quand l’ostracisme institutionnel de l’amazighité prendra fin?
Néanmoins, l’on parle généralement de réhabilitation et de promotion et
d’introduction de l’amazigh (dans une autre totalité), mais sans aller jusqu’à
fonder tout cela sur une autocritique des appareils de l’Etat. Il y a même
intention de créer une situation chaotique pour prouver que la désorganisation
peut être la conséquence au moment de la résurrection du tamazight dans le
Maghreb amazigh. Y a-t-il une politique qui tendrait à fonder un bilinguisme
généralisé (tamazight-arabe) qui pourrait signifier la réconciliation avec le
propre? La loi garantit-elle les droits de l’amazighité? Etre amazigh, pour être
concis, revient à être «dans l’état de l’infraction».
IV.- UN CHAOS LINGUISTIQUE
Dans un monde vaste, il existe un nombre infini de langues, jamais répertoriées
de manière claire ni définitive. Car les langues, de par leur nombre varié et
variation, sont d’un numéro non fixé. Seulement, qu’entend-on par chaos
linguistique? Il est cette corruption de la société dans la mesure où il
pervertit les individus dans leur moyen de communication, et la collectivité
dans sa culture. Il détermine l’homme, cet être qui vit en corrélation avec les
autres dans ce milieu, doté d’une langue de communication, et par ce moyen
connaît une culture (partagée avec les autres). Le Chaos des langues est là,
indéfiniment difficile à représenter. Il touche non seulement les langues mises
à l’écart, mais aussi celles enseignées dans les écoles. En outre, cet état
apparaît visible dans les médias, et dans la vie quotidienne. «Nul ne pourra
être discriminé pour cause de langue» est d’application systématique, et cela
crée le désordre et le dysfonctionnement. Pire encore, par la parabole
numérique, la présence de l’Egyptien est si importante que le Maghrébin peut se
placer également dans l’aire de l’égyptophonie. De même, l’arabe dialectal,
entre amazighophones de différentes zones, qui est la «lingua franca», va
probablement perdre progressivement ce statut en faveur de l’égyptien. Cette
succession des métamorphoses de la pratique langagière est un chaos qui ne peut
se greffer sur le centre, la base…
La langue est en constant rapport avec la terre et l’histoire. Bien qu’elle soit
un être vivant condamné à renaître, croître et mourir, elle ne meurt pas mais se
transforme de corps-signes. La disparition du tamazight chez une grande partie
des maghrébins qui ont délaissé leur langue maternelle donne naissance à la «darija»
-un creuset de langues «marocaines». Cela n’est pas par tellurisme, mais par
fabrication d’un code qui pourrait servir à harmoniser l’être dans son rapport
avec soi, que le tamazight sert fondamentalement. Cet état d’absence de rapport
avec soi, au Maghreb, peut expliquer tant de maux et de phénomènes… Cela dérive
d’une diversité mal exploitée, c’est-à-dire d’une pluralité négativiste. Au
Maroc, tout comme en Algérie, en Libye et en Tunisie, depuis l’Indépendance, le
plurilinguisme est davantage ignoré, et l’arabisation se trouve comme le seul
projet commun de ces systèmes (républicain et monarchique) pour la régulation
linguistique, d’où l’idée du Grand Maghreb Arabe –dont leur dénominateur commun
est l’éradication de l’identitaire. Et l’identité est une, ou elle n’est pas.
Voir la réalité linguistique comme un lieu hétérogène, donc pollué, dérive d’une
vision antidémocratique. C’est bien cela ce qu’essayent les sociolinguistes
maghrébins (officiels) d’aménager dans une structure réductrice: arabisation et
francisation (aliénantes) à outrance. Suivant la même logique, les textes
officiels parlent simultanément de l’acceptation de la pluralité et de sa
négation. Quels que soient les adjectifs qu’on accole à cette politique
–dominatrice dans l’âme, il y est question de la destruction d’une langue
endogène millénaire, et de sa substitution par d’autres, exogènes.
Dans le prologue de la revue «aalam ttarbiya» (L’univers de l’éducation), le
comité de rédaction, afin de résoudre le chaos linguistique au Maroc, fait
l’éloge de l’arabisation. Il la rattache aux questions de l’indépendance
nationale, sociale et culturelle. Pour eux, il est urgent de mener une politique
d’arabisation totale. S’arabiser, c’est survivre. Ici, nous sommes dans la
Survie. Reniement de l’amazighité en deuxième étape. Et la première? C’était au
début: Si l’Afrique du nord n’avait pas été riche et luxuriante pour ces
bédouins du désert, les Conquérants auraient détruit l’amazighité. Au
commencement, les butins étaient innombrables et appétissants… et le symbolique
allait venir par la suite…
Comment expliquer ce chaos insoluble? Il est le résultat d’une situation qui ne
se rattache ni à l’avenir ni au passé. Les langues présentes au Maghreb amazigh
sont diverses, et des faits historiques représentent le rapport entre eux. C’est
un rapport de compétition «déséquilibrante» (mot plus juste et précis que
«compétence» ou «substitution») entre l’Arabe (arrivé explicitement au VIII
siècle) et l’Amazigh, et entre le Français (XIX siècle) et l’Arabe. Afin de
remédier à cette dialectique sans issue, il est nécessaire de construire une
nouvelle situation basée essentiellement sur le partage des fonctions (en
entamant l’autocritique et l’objectivité historique). Ni l’autocritique des
musulmans conquérants (des arabes envahisseurs) ni celle des occidentaux
civilisateurs (des français colonisateurs, des espagnols revanchistes…) n’ont
jamais été faites. Non plus une analyse objective de l’Histoire. Tout cela
dérange: il peut annuler le Chaos nécessaire.
Aussi ce chaos est-il l’incarnation de cette confusion entre langue et idéologie
(créant une certaine aliénation «linguistique» du peuple (francisation,
arabisation, castellanisation). Cette aliénation ne répond pas au système des
représentations des masses, ni arrive à former le maghrébin dans son milieu.
Elle lui forge une autre personnalité où il lui est difficile de se repérer, de
se reconnaître. Souvent, c’est même la haine de soi. Ici, au Maghreb, se pose la
fusion langue-religion qui entend renforcer l’éloignement de soi. La religion et
la langue ont une même source, elles font inextricablement un même corps
(indéfini). Elles véhiculent, en plus du linguistique et du culturel,
l’économique et le politique. Quand elles s’entremêlent, la répression devient
double, sinon totale. Et dans cette situation où tout est soit inversé, soit
renversé, l’amazigh choisit l’écart et la marge pour refuge afin de survivre.
Cette langue autochtone est dite tantôt incapable de véhiculer un message divin,
inapte d’expliquer le métaphysique (face à l’arabe), tantôt incompétente à
véhiculer la Science (face au français). Et du fait qu’elle est rattachée au
quotidien, à l’immédiat et au physique, elle est alors mondaine et peu utile.
En outre, ce chaos est à relire comme une confusion des choix faits à travers
l’histoire tourmenteuse où le politique parie incessamment sur l’exclusion. Les
classes aisées et puissantes choisissent le français, et la plèbe l’arabe. Au
Maghreb, si le premier monde est représenté par le français, l’arabe le
tiers-monde, pour le tamazight la place se situe dans le non-monde, c’est-à-dire
dans l’aire du quasi effacé. Ainsi, à l’autochtone est réservé l’aire du silence
et de l’effacement. Cette tendance à la négation date de temps anciens. Depuis
le XIX siècle, le Maghreb amazigh, comme en temps des Romains quand l’armée et
la latinisation allaient ensemble, optent pour l’apprentissage de la culture
étrangère. Apprentissage de la trace. Cette civilisation européenne crée une
situation linguistique complexe, et en conséquence l’hétérogénéité linguistique
préexistante se trouve alors plus aigue.
Arrive l’indépendance des pays maghrébins, qui est alors synonyme de la négation
de l’existence amazighe (culture, langue et homme), ce qu’on appelle
purification linguistique. (15) Le discours institutionnel, à peine établi, se
trouve, en définitive, partagé entre l’arabisation (arrivée de l’est) et la
latinisation (arrivée de l’ouest) sans rien laisser au propre (qui est ici).
Particulièrement, les modèles suivis dans cette politique sont l’arabisme et le
jacobinisme. (16) De par la langue, la marginalisation économique sous-tend
cette mise à l’écart de la langue autochtone, et ceux qui entendent outrepasser
cette «misère» créée doivent s’aventurer sur les voies de l’aliénation et de la
perte de l’identité culturelle.
Subordination des langues, hiérarchisation et inégalité linguistiques,
survivance linguistique, déficit linguistique, équilibre linguistique et
d’autres concepts corrélés à la langue sont à poser et à définir, de là à
déconstruire afin de refaire ce chaos linguistique.
V.- LE TAMAZIGHT EST UNE QUESTION INELUCTABLEMENT DEMOCRATIQUE
(Suite dans le prochain numéro)
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