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Peut-on expliquer l’amazighité du Maroc à un parlementaire ? Par: Hassan Banhakeia (Université d’Oujda) «J’ai conscience de moi-même: cet acte logique n’est pas une proposition car il est sans prédicat.» (Kant, Opus postumum, Vrin, p.133) Ceci est une histoire vraie et cruelle, mais combien réelle! Il s’agit d’une rencontre malencontreuse qui ne devait pas avoir lieu, et le hasard fit en sorte qu’elle se produisît, où à la fin je devais me poser la question suivante: faut-il toujours expliquer l’amazighité du Maroc à un parlementaire? A tous les parlementaires? Et le Parlement, que sait-il en fin de compte de cet élément définitoire du grand Maghreb? Et en conséquence, que sont-ils devenus les marocains devant cette «imperfection fondée de soi»? C’était bien dans l’enceinte du café «Le printemps / Arabi’aa» (et pas Tafsut) à Aberkan (dite Berkane) que je fis cette merveilleuse rencontre, celle d’un homme petit de taille, vivace, élégamment vêtu qui se précipita à occuper la chaise d’en face, l’oreille collée à un portable qui ne cessait pas de bourdonner d’appels importants. Une personne fort sympathique. Il n’avait que le sourire infini pour illuminer son regard éteint, au fond incertain. C’était bien un parlementaire qui aimait parler et sourire, réfléchir et sourire, critiquer et sourire... Sans aller jusqu’à citer le nom, ni le prénom, ni le lieu représenté, je découvris grâce à lui comment les institutions pouvaient s’emplir, mais au fond demeurer désertes. Et combien les choses de la réalité – qui est toujours là fixe, appelant à la «représentation» – se brisaient inéluctablement sur les grosses vitres parfumées des grands édifices, sans jamais trouver d’issue. Le parlementaire commença à parlementer dans un langage où sa langue maternelle (tamazight) se heurtait aux concepts «intello» de l’arabe, et où l’accent recherché se voulait perfection intellectuelle. Il avait un seul souci: il fallait corriger son expression «cahotante»; la langue, c’est bien l’unique image «positive» de chacun. Vrai, faut-il encore le rappeler, il était très gentil. Néanmoins, sa première question intelligente était: «Quelle utilité de cette tamazight au Maroc du vingt-et-unième siècle? Que cherchez-vous avec de telles choses caduques? Vous défendez de vieilles histoires.». Il voyait en moi cet ennemi prochain qui recherchait quelque chose, une chose perdue quelque part, une chose à refaire ou à réinventer. Désespéré, je hochais longuement la tête: je voyais une personne traversée par les airs secrets et profonds d’une institution. Puis, il eut tout le courage nécessaire de continuer: «Elle ne vaut rien, votre tamazight. Elle n’est pas une langue. On ne peut rien faire d’elle. Elle n’a pas de culture. Elle n’est pas une culture, dites-moi un seul élément valable de cette culture. Mon ami, il faut penser à des langues puissantes qui ont une culture, comme l’arabe. L’arabe doit être notre langue à tous. Avec de telles idées, on se trahit…» Je devais l’écouter, peut-être aussi l’entendre. Mais le comprendre, serait-ce là la faute de chacun de nous qui revendiquons ce qu’il ne faut jamais revendiquer… Ce droit est là, personne ne peut le renier… car ce quelque chose est éternel sur cette terre, depuis toujours. Et que dire alors d’attendre le vote des parlementaires pour l’insertion de cette fameuse proposition: «Tamazight, langue nationale et officielle» au Maroc du XXIe siècle?! N’est-ce là de la vanité propre à nous tous? Cette langue et cette culture, c’est la vôtre aussi, lui rappelai-je hâtivement, non seulement de tes parents mais aussi celle de tous les marocains. S’il fallait rapprocher tamazight de tels préjugés et accusations, nous sommes donc tous des vauriens, des traîtres, et tout ce que tu peux imaginer, monsieur le parlementaire… Et ce que vous dites là, n’est pas différent de ce que propagent librement les journaux, mais comment vous, vous pouvez représenter un village amazighophone et le couvrir d’opprobre? A cette conclusion, le parlementaire «de gauche marocaine» se renfrogna. Des paradoxes apparaissaient étranges et nombreux, mais combien cohérents, dans ses interrogations. Pourquoi sont-ce bien les universités européennes qui financent votre projet? Pourquoi revendiquez-vous ce qui n’est même un droit légal important? Pourquoi ne cessez-vous pas d’exécuter le projet sioniste? Pourquoi cherchez-vous à relire une histoire qui est parfaitement fraternelle? Pourquoi insistez-vous à exécuter le dahir berbère de l’impérialisme français? Pourquoi voulez-vous diviser les marocains? Pourquoi voulez-vous jeter le pays dans une guerre infinie? et le pourquoi demeurait continu face à tant de choses… où il était justement question de l’amazighité des marocains. Il y avait dans son discours un portrait «bizarre» mais type de l’amazighité: ses images, ses valeurs et ses qualificatifs dont elle s’attife, mais aussi de son absurde intérêt et de ses formes veules, la rendaient honnie et propre à disparaître. Cette haine de soi, présentée nécessairement sous forme de clichés disqualifiants, était bien structurée, préparée et enrichie par un préjugé et par mille autopréjugés. Peut-on se moquer de ses aïeux? fut ma réflexion qui donna naissance à un fort bourrèlement de la conscience. J’essayai de parler, de commenter, de remettre en question le faussement établi, et devant son regard moqueur et ses oreilles bourdonnantes et hantées par de vieilles histoires, cela s’avérait un exercice impossible. Comment faut-il lui expliquer l’amazighité du Maroc? En vain, mes explications allaient s’écraser sur une oreille obturée par une main invisible qui s’étendait ailleurs, comme une pieuvre, pour étouffer l’être… Le parlementaire était très distrait par d’autres paroles invisibles, et d’autres affaires plus importantes. Le dialogue était, ainsi, impossible. Voici, en peu de temps, ma découverte tangible de la déception; et l’image d’une institution qui ignore encore l’existence de la culture de cette terre qu’elle emplit de cris, de protestations et de revendications, s’écroule pesamment dans un champ vaste en ruines, jamais repéré comme l’Histoire des marocains… Et cette discussion avec quelqu’un qui ne se lasse d’insulter la Mémoire, n’est-ce là de la vanité propre à moi? Alors, je repris le volant pour rentrer chez moi, l’esprit courroucé. Sur la route de Nador où les trous naissent vite, et se multiplient avec la pluie, je me plus à recompter avec peine les fosses: plus de deux mille, plus ou moins une dizaine. Et je me dis: ces cassures étaient aussi ces fentes qui surpeuplent la tête des marocains. Il faut des années et des années pour les combler, les raffiner afin qu’ils disparaissent à jamais. Monsieur le parlementaire, est-il nécessaire de vous rappeler votre devoir? Comment peut-il exister un paysan qui ignore la nature de ses terres? Et un marin méconnaître les trésors de la mer parcourue? De même, est-il utile de vous confesser que votre rencontre ne m’a pas tourmenté? Elle était comme cette amertume indispensable à saisir les dimensions d’un phénomène. Monsieur, je vous prie d’exterminer de devant votre mépris de soi, comme si vous cherchiez une vengeance inconnue et une raison de se suicider… spirituellement. Car j’eus l’impression, à votre rencontre, d’avoir aperçu une personne qui ne désire (ne peut hélas!) pas écouter l’autre. Que dire de l’entendre? Donc, que dire de réfléchir à ses aïeux? Croyez, je vous prie, enfin, monsieur le parlementaire, à ma profonde reconnaissance, c’est bien grâce à vous que je compris «expérimentalement» tant de vérités… nées d’une régulation forcée de la Vérité.
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