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L’autre Lyautey:
Et si le fondateur
du «royaume arabe» au Maroc était homosexuel.. (1ère
partie)
Par: Hassan BANHAKEIA
(Université de Nador)
«Lyautey est un ennemi qui ne commet pas d’actes
indignes. Il est du point de vue indigène le plus dangereux français que le nord
d’Afrique ait connu, parce que le plus sage. Il savait par sa sagesse calmer les
Arabes», (Chakib Arsalan)
Les multiples réactions que suscite le nom du Maréchal Lyautey (1854-1934) ne
paraissent pas avoir défini avec précision le portrait de l’homme du vingtième
siècle au Maroc. Une tentative d’analyse d’une autre face, la plus intime, à
partir de son œuvre épistolaire “Vers le Maroc, Lettres du Sud-Oranais
(1903-1906)” (1) s’avère nécessaire pour découvrir ce grand personnage
égocentrique, celui qui va critiquer longuement les méthodes de la France dans
ses «pénétrations» nord-africaines, forger les institutions de l’Etat marocain
et s’imposer comme pièce maîtresse dans les futurs rapports maroco-français.
Mon propos, dans cette analyse, est de soulever, à partir de la vision du plus
important acteur colonial, quelques aspects de la construction du Maroc dans
l’imaginaire français. Il apparaît tout d’abord utile de rapprocher le culturel
et le militaire dans une telle conception, c’est pourquoi cet article va mener à
terme une double analyse: d’une part la vision d’un rêveur ou artiste, et de
l’autre celle d’un militaire ou conquérant. La première est tissée par le regard
incisif de l’artiste libertin, et la seconde par le militaire rude et homme des
batailles. Nonobstant, il est d’étudier à travers ce personnage le référentiel
«officiel» marocain vu par les Français avant et après l’instauration du
Protectorat, à la signature le Traité de Fès. Cette part composite de
l’officiel, du légitime et du systémique makhzénien, incarnée par la cité-centre
de Fès, peut expliquer davantage les visions du colonialisme français d’antan et
de maintenant… Bien qu’elle soit longuement analysée par l’intelligentsia et les
hommes de l’Etat, cette part continue encore de susciter des interrogations.
Certes, il sera question d’une étude qui réunirait le militaire, le politique,
l’idéologique et l’historique, mais qui prétend n’être qu’une interrogation
complexe et commune à tous ces aspects. L’on ose rechercher auprès de l’homme
politique «moderne» et de l’écrivain occidental la construction de la double
image du Maroc «officiel» et celui «de siba», et par extension l’image «infinie»
du Maroc possible quand nous y greffons des éléments fondateurs de l’Orient. Ce
«Moghreb», aux deux significations spatiales mais sans en avoir une de propre,
est montré tantôt un enfer pluriel, désuni, sale, vieux et immuable, tantôt un
paradis «retrouvé» unique pour Lyautey où il est possible d’ancrer l’esprit
français tout en sauvegardant l’authenticité maghrébine. Que pourra-t-il le
Protectorat assurer devant un tel dédoublement de la perception du même corps «civilisationnel»?
I.- Le suprême Lyautey de l’unique Maroc
Les fameuses anecdotes sur la vie de Lyautey, les nombreuses spéculations sur sa
manière de gouverner la colonie «marocaine» peuvent sous-entendre qu’il existe
encore tant de mystères sur sa vision de Maréchal «éternel». Est-il toujours
vivant dans un Etat marocain qui revendique incessamment «son génie»? semble une
question non seulement d’actualité mais aussi complexe à résoudre. Ce
protagoniste de l’histoire coloniale, machiavélique de philosophie, se confond
totalement avec cette part omniprésente de l’héritage «français» au Maroc, sous
forme de diktats «de modernité équilibrante» en harmonie avec le traditionnel,
de bon peuple croyant, de terre bénite, de tribus hospitalières, de villes
antiques et fantastiques… Pourtant, les officiels des deux bords hésitent trop
au moment de déconstruire cette présence «officielle» dans les manuels
scolaires: faut-il inculper Lyautey des méfaits de la colonisation ou bien le
louer pour sa conception d’un Maroc uni et moderne?
Le nom de Lyautey est intimement corrélé au commencement du Protectorat, à
l’établissement de l’Etat et à ses dénouements historiques depuis 1956.
Précisément, sa tâche fondamentale «est beaucoup plus vaste et beaucoup plus
efficace que celle d’un simple «contrôleur». (2) Il n’est point question pour
lui de superviser le fonctionnement d’un Système en faillite, mais c’est plutôt
d’en fabriquer un autre: adapté et pour le Makhzen et pour les Colons. «Comme
suite au traité du 30 mars 1912, signé par le sultan Moulay Hafid, un régime de
‘contrôle’ a été superposé à celui de la vieille administration du Makhzen. Le
but de cet accord, défini, par le préambule, a été «d’établir au Maroc un régime
régulier fondé sur l’ordre intérieur et la sécurité générale qui permettra
l’introduction des réformes et assurera le développement économique du pays.».»
(3) Au nom de ce même contrôle, Lyautey va détrôner le même Moulay Hafid, et
désigner officiellement Moulay Youssef à sa place. Il entend ainsi renforcer le
Trône, le confectionner à sa guise! Le nouveau Roi ne fait alors que signer ce
que prépare la Résidence. Par ailleurs, sur ce contrôle politique, le contrôleur
civil Jacques Berque écrira: «Le Maroc est un pays où l’autorité est un postulat
administratif. On n’y parle jamais de contrôle de l’autorité, mais d’autorité de
contrôle». Cette philosophie politique est encore en application: la sécurité
équilibrante passe avant tout. Le contrôle change de sens. Il ne s’agit pas de
contrôler, mais d’exploiter directement et d’assurer impérieusement la
continuité du pouvoir. Ce système colonial va marquer à jamais le destin des
Marocains: contrôler, centraliser, unifier, assimiler, reformer s’avèrent les
actions mises en exercice par le Makhzen afin de se créer toutes pièces en tant
qu’Etat «pacificateur». Et à l’Etat marocain de suivre les mêmes pas, de répéter
les exercices de la dite pacification afin de s’assurer la pérennité légitime ou
la légitimité pérenne.
Avec le Maréchal, nous assistons ainsi à la maréchalerie de mots «vides» dans la
politique: «pénétrations pacifiques», «ménagements», «préparations politiques»
pour assurer le développement du Maghreb. Seulement, pacification «à la
française» veut dire aussi massacre de centaines de milliers d’âmes. Et
protectorat veut dire agression et exploitation de milliers de foyers.
Curieusement, les chiffres «officiels» relatifs aux morts et aux victimes
(invalides, blessés, dépossédés, incarcérés…) de ce Protectorat sont encore
imprécis, voire non précisés. Pourquoi? Lyautey, quoi qu’on en dise, incarne la
répression et la brutalité «à l’occidentale». A ce propos, le 50e anniversaire
de l’indépendance du Maroc révèle, de fait, que le rapport France-Maroc s’insère
dans ce rapport «agridulce» entre les deux nations, entre les deux idéologies où
les limites apparaissent difficiles de tracer. Et voilà les gouvernements
espagnol et français qui prennent amplement la parole lors des festivités! Non
pour demander des excuses au peuple marocain ou avancer des «mea culpa» comme
rappel des massacres et des destructions de l’époque coloniale, mais pour donner
des prescriptions, des consignes et des évaluations pour le présent et pour le
futur de l’Etat africain. Et fonder la démocratie. Le monde apparaît, sans
doute, aller à l’envers! Le Protectorat, dans sa forme de «pacification»,
perdure-t-il encore? Lyautey ne serait-il pas l’explication d’une telle
contradiction insoluble? Il est, de manière implicite, connu comme le
continuateur de l’héritage politique d’Idriss 1er en 787 qui va fonder la nation
arabo-islamique pérennisée à son tour par les autres dynasties (souvent amazigh
mais se revendiquant et de nom et d’idéologie arabo-islamiques), et après le
Maréchal fonder la nation «moderne et arabe» (que vont pérenniser les successifs
sultans alaouites).
En outre, Lyautey, comme tout Conquérant, vit à travers un miroir qui reflète
son image, et ce cri narcissique qui se redore au moment de penser aux méfaits
de la colonisation pour se dire l’air hautain: «La colonisation, ça ne fait que
du bien!». Cela est explicité dans ses lettres intimes. Rechercher ce qu’on a
perdu, le désespérément convoité, et à la fin de la recherche se hisse la
satisfaction du Conquérant qui se permet de réorganiser le vécu africain.
Satisfaction et pacification sont alors synonymes dans l’esprit du militaire
victorieux. Cette vision positive, dite à tue-tête par le Maréchal, n’est-elle
tracée que pour avoir des Français un «compte rendu» de leurs bienfaits
sempiternels?
Ces deux faits nous mènent à réfléchir à l’héritage de Lyautey, auteur de ce
concept: «militaire colonisateur, point positif dans le développement et la
préservation du patrimoine local», ainsi est-il question de la mission
civilisatrice. Les comptes rendus «objectifs» refont, au juste, l’histoire de
l’insurrection marocaine pour bien innocenter les coups «génocidaires» des
militaires français et espagnols. De ce fait, l’ambivalence va remuer longuement
le discours occidental: un discours pour soi, et un autre à délivrer aux autres
mais refait par le retour des reflets du miroir. Que retient-elle alors
l’Histoire?
Ici, nous n’allons pas approcher Lyautey le militaire sur les terres de Tonkin,
Madagascar, mais plutôt celui des terres du Maghreb. En fait, il faut lui
octroyer une place, celle qu’il mérite vraiment dans l’histoire de l’Afrique du
nord. Il n’est pas grand en soi, mais par les héritiers de sa pensée –celle de
bien gouverner la colonie. Ses élèves au Maroc sont nombreux, à titre
d’illustration nous citerons Franchet d’Esperey, Gouraud, Mangin, Huré, Noguès,
Catroux, Giraud… lors de l’occupation française, ceux de maintenant sont
également d’un nombre infini. Il demeure un grand théoricien de la guerre et de
l’administration coloniale, un fin réalisateur de la politique du Protectorat.
Il est doté d’un instinct réaliste et pragmatique; il adapte ses stratégies au
temps et au lieu. Dans une lettre adressée au commandant de Margerie, il
apparaît sans méthode: «il n’y a pas de méthode, (…) il y en a dix, il y en a
vingt, ou plutôt si, il y a une méthode qui a nom souplesse, élasticité,
conformité aux lieux, aux temps, aux circonstances.» (4) Il précisera encore:
«Comme je suis avant tout solutionniste, il n’y a plus qu’à voir quel est le
meilleur parti à tirer de la situation actuelle et du programme limité qui nous
est tracé.» (p.339) Sans doute est-il utile d’apporter des solutions coûte que
coûte au moment de la crise et des manifestations… Politique et guerre, en
conséquence, s’amalgament dans sa conception de «génie» colonialiste, dans une
vision pragmatique. Il ajoutera: «Ce que je reproche à la plupart des chefs
civils, c’est de se payer de mots – et de croire que lorsqu’une chose est
décidée en principe sur un papier, elle est faite.» (p.31) Ainsi, les ordres
écrits et les prescriptions ne peuvent apporter des solutions aux différents
problèmes posés en Afrique… Il rêve en fait d’une action qui renverserait «le
château de cartes de toutes les idéologies, à en montrer le néant et à faire
prévaloir les idées des gens d’action concrète, de résultats tangibles, de sens
pratique» (p.166) Tant d’éclairages, faut-il les faire à partir d’autres
visions, sont nécessaires pour comprendre une telle personnalité politique, si
complexe, qui va souvent critiquer les soubassements et les bases de la
politique coloniale….
II.- Lyautey, l’homme qui en cache un autre
Il s’agit, en réalité, d’un personnage historique difficile à définir: vu
l’époque de son exercice, tant de choses ont été dites sur sa stratégie
militaire. Les historiens préfèrent gloser peu sur sa personnalité, mais
beaucoup sur son «génie». Auteur de «Du rôle social de l’officier dans le
service militaire universel» (1891), «Du rôle colonial de l’armée» (1900) et
«Dans le sud de Madagascar, pénétration militaire, situation politique et
économique» (1903), Lyautey en fera un auto-commentaire: «Je ne sais pas si
votre interlocuteur a lu ma brochure sur «le rôle colonial de l’armée» et les
«conclusions» de mon bouquin sur le sud de Madagascar, et c’est une corvée que
je ne songe pas un instant à lui infliger. (…) ce sont des doctrines que j’y
développe pour les avoir appliquées pendant dix ans qui ont été le seul motif de
ma désignation imprévue pour le Sud-Oranais» (p.116) et en 1937 Armand Colin
publie son Vers le Maroc, un recueil de lettres posthume. Grand Croix de la
Légion d’Honneur. Elu membre de l’Académie française en 1912. Ministre de guerre
entre décembre 1916 et avril 1917, il y connaît sa première humiliation
complexante: il va être malmené par les députés. A cause de lui, tout le
gouvernement coule, et il en sortira très affecté psychiquement. A son retour
comme Résident général au Maroc, il va changer totalement sa politique de
gouverner. Là, on peut parler de deux Lyautey connus par les Marocains et le
Palais: un enthousiaste, et l’autre déçu. A la fin de sa vie, il excellera comme
Haut Commissaire de l’Exposition coloniale à Paris en 1931. Pour nous, il
demeure le parfait représentant de l’héritage français à travers les deux
époques de l’histoire du Maroc…
Son nom complet est Louis Hubert Gonçalvez Lyautey. Il est de naissance et
d’éducation conservateur et monarchiste, un catholique romain pratiquant. (5)
Il va être inscrit dans l’école de Saint Cyr pour y suivre une carrière
militaire. Son éducation et sa foi ont un grand impact sur sa profession de
soldat dans les colonies, et par conséquent sa vie sera une sorte de décisions
contradictoires. Cette formation stricte de la personnalité est retracée dans
les biographies officielles. Dans ses lettres sont présents implicitement ses
rapports d’amitié avec sa sœur, le trouble de l’identification parentale, des
rapports absents avec le frère… Aussi faut-il s’y référer aux discours d’une
Eglise qui ne cessent de condamner ce penchant qui pourrait mener le petit
Lyautey à s’y adonner enfin, hantent ses lettres de militaire stratège. Ce
penchant dérange les principes de sa famille conservatrice, et se revendiquant
en tant qu’aristocrate, il va être une double revanche contre l’esprit
républicain.
Cette complexité du personnage va connaître des lectures «non officielles» qui
vont révéler une autre face de Lyautey. Des textes d’histoire traitant son
homosexualité sont publiés, notamment la biographie de Douglas Porch en 1986,
plus d’un demi siècle après sa mort. Cette étude révèle un autre point caché de
sa personnalité, un élément intime mais déterminant de son «génie» militaire de
grand colonialiste et d’humaniste. Ces deux traits, bien distincts, sont à
corréler, et cela demeure une question fondamentale pour connaître un tel
personnage historique.
Pour nous, ce n’est pas l’ennui qui le pousse à quitter la France, mais guidé
probablement par son esprit libertin, lui qui ne se lasse pas de fréquenter les
grands salons mondains de l’époque. Les lettres de Lyautey, Vers le Maroc,
peignent amplement cette personnalité qui a le culte de l’ennui. Son choix de
l’engagement militaire réduit une telle énergie. Ses missives sont écrites avec
effusion.
Ses sentiments en Afrique du nord sont celles d’un homme très sensuel qui trouve
les «Arabes décoratifs», les «lettres exquises», les paysages sensuels, les
mâles adorables, les cheikhs serviables... L’on lit: «la sortie de la grande
porte ogivale, ce chatoiement d’uniformes, de costumes, de couleurs, d’armes. Je
ne m’en lasse pas.» (p.41) Son plaisir y est intarissable. Il parlera aussi de
«l’orgie des couleurs» (p.197) Cet usage excessif de couleurs qui lui procure du
plaisir est présenté implicitement comme ellipse de tant d’aventures qui passent
sous silence. Il ajoute: «La nuit, la lune splendide, les palmiers aux reflets
d’argent, les ombres violentes des maisons en terre rouge, la kouba laiteuse,
les feux où rôtissent les moutons au milieu d’un cercle de longues barbes qui
devisent, deux arabes blancs en prière, nos spahis pourpres qui passent, au loin
les sons assourdis des flûtes et des tambourins, et le grand écran des montagnes
aux ombres profondes et douces, c’est la grande féerie.» (p.203) Cette
description, digne d’un auteur romantique, montre l’amour pour ce bout de terre
nue et infinie. Il va dire qu’il est «devant le plus merveilleux paysage de
couleurs, de palmiers, de dunes, mais sans avoir le temps d’en jouir, harcelé
que je suis de télégrammes» (p.341) Jouir, jouir et jouir. Les fonctions
militaires lui prennent de son temps…
1.- Le féodal anachronique
Dans ses lettres, le Maréchal n’omet jamais le «Si» nord-africain, il écrira
toujours Si Moulay, Si Allal, Si Rekina, Si Mahmoud, Si Miliani, Si Eddin, Sidi
Cheikh, Si Mohammed Guebbas… Il a également un grand respect pour «l’amel» de
Figuig, c’est-à-dire le représentant du Sultan. Il respecte la féodalité nord
africaine. Il écrira: «la féodalité arabe a gardé ici sa splendeur et son
intégrité, et je ne croyais pas que cela existât encore avec une telle vie, une
telle couleur. Et puis il y a des années qu’un grand chef n’a pas passé par ici,
voyageant en grand chef avec les goûts de décor, de commandement dont je ne me
défends pas et que partage mon entourage très choisi.» (p.198) Il va imiter ces
seigneurs arabes, les Ould Sidi Cheikh, afin de bien les dompter. Chose qu’il va
refaire à Fès! Il se définit comme «inadaptable à la société égalitaire et
collectiviste.» (p.279) Cet idéal, il va l’inoculer à la société nord-africaine.
Ses maîtres sont des sectaires et des légitimistes, citons Wladimir d’Ormession,
Albert de Mun, Maurras, Barrès, Bainville, Eugène Etienne et le Colonel de la
Rocque.
En effet, il est de dévotion royaliste. Les historiens sont unanimes sur son
rôle pour préserver au Sultan son règne, à le maintenir en sauvegardant la
hiérarchie des classes et à récupérer l’unité géopolitique du Maroc. Conscient
de l’importance “ponctuelle» ou circonstancielle de la colonisation, le chef
militaire voit clair dans sa correspondance l’impuissance du Makhzen et
l’opportunité historique offerte à la France de s’introduire dans les affaires
marocaines pour toujours. La première expérience est l’occupation d’Oujda en
1907 qui entame la réelle ambition de Lyautey d’envahir les confins du Maghreb.
Comment présente-t-il sa vision monarchiste? Défend-il la monarchie là où elle
est? Ce qui est sûr, c’est bien lui qui va rétablir au Maroc les rites du faste
et de la pompe du Sultanat. Est-il alors fidèle à ses nobles origines? Lyautey
croit être le fils d’un roi, il peut alors s’identifier à un prince millénaire
ou à un personnage mythique. L’on va commenter: «Lyautey traced his roots to the
great noble families of Normandy and the eastern marches of France, and openly
disdained the “mediocrity” of bourgeois France.” (6) Il se soucie plus de sa
carrière, notamment les grades et les préséances. Comment peut-il alors défendre
les intérêts de la IIIe République? Il y aura des historiens qui verront dans
son arrivée au royaume chérifien comme une rencontre avec ses origines: se
réalise alors sa nostalgie de la monarchie «effacée» en France depuis la
Révolution. (7) Ne trouve-t-il pas dans la monarchie alaouite un substitut à son
rêve monarchique? Ici cette substitution est propre à son caractère
d’homosexuel: il voit, par un narcissisme forcé, dans l’autre «sang bleu» ce qui
est propre à soi. Se reconnaître dans le semblable tout en déviant ses émotions,
loin de toute vision réaliste doit être sa nouvelle conception des choses.
En fait, Lyautey est un monarchiste à l’esprit impérialiste, proche de
l’idéologie de la IIIe République «défaite» à l’époque. Cela va lui coûter les
attaques de Jean Jaurès à la Chambre des Députés, et les articles l’Humanité qui
«demandent sa tête». (cf. pp.122-125, p.127, p.128)
2.- L’homosexuel
««Liwati» sonne en arabe comme «Lyautey»!» aiment dire les jeunes marocains au
moment de se référer à cet homme propre à notre histoire «obscure». Lyautey
homosexuel? s’étonnerait plus d’un à connaître une telle vérité sur le grand
Maréchal. Rien d’étonnant, je répète, Alexandre le Grand l’était aussi, et
combien d’autres seigneurs. Mais, une question s’impose: Pourquoi n’y a-t-il pas
eu procès de Lyautey à l’instar de celui d’Oscar Wilde?
Cette définition sexuelle, qui ne paraît pas avoir être prise au sérieux par les
historiens maghrébins, peut en fin de compte expliquer tant de zones obscures de
ce chef militaire ambivalent. Son homosexualité n’est-elle pas le déterminant
fondamental de ses théories «politiques»? En effet, les historiens et les
biographes passent sous silence sa vie intime pour ne pas porter atteinte à sa
réputation. Sans complexe, tout au long de ses longs séjours africains, il se
plaît à mener une vie de garçon. Il va se marier tard, à l’âge de 55 ans, avec
Inès de Bourgoing, la veuve d’un colonel. De ce mariage il n’aura évidemment pas
d’enfants. (8) Est-elle une union pour faire taire les rumeurs autour de son
célibat? Obéir aux convenances. Dans ses lettres, il parle longuement de
fréquents moments de surmenage intense et de grosses anxiétés, et il se dit
souvent débordé et pressé par le cours des choses. L’on raconte son désespoir
lors de son mariage, et cette peur d’engagement matrimonial faillit le mener au
suicide.
Son homosexualité n’est pas manifeste sur son physique, mais c’est un trait de
sa personnalité. Lyautey aime-t-il les hommes? Son homosexualité est acquise. Sa
libido se fixe sur les personnes de son propre sexe, voire de sa propre
profession. Ses lettres à ses confrères sont dignes d’un romantique ou d’un
homme très sensible. Lyautey ne va être vaincu que par les couilles, vont dire
ses supérieurs. Mais, comment voit-il les femmes? Comme les sosies de sa mère?
Sa correspondance avec sa sœur est longue, importante à lire: il quête auprès
d’elle amour et sécurité. Cette tendance sexuelle a, sans doute, une influence
forte sur son comportement de chef militaire. Sa carrière peut y être rattachée,
à chaque bataille et à chaque campagne... «Le comportement sexuel est aussi la
conscience de ce qu’on fait, la manière dont on vit l’expérience, la valeur
qu’on lui accorde.» (9) Lyautey utilise-t-il son pouvoir pour contraindre les
colonisés et ses subalternes à se prêter à des pratiques homosexuelles? Douglas
Porch, auteur de The Conquest of Morocco, London, 1986, est catégorique: “If he
favored young sublieutenants in bed, he promoted them strictly on the basis of
their military merits” (10) Cela dénote, dans un ton ironique, son intégrité,
son professionnalisme et sa conscience militaire. Le lit et le bureau ne se
confondent pas dans l’esprit du Maréchal. Mais, il est un chef qui adore lors de
ses siestes les «précautions attentives, tel qu’on ne le trouve que dans les
pays où il y a des chefs». (p.8) Il parlera des tentes spacieuses, des festins
et des danses durant de longues nuits. Il va également insister sur son amitié
avec son «préféré» Mohammed ould Si Moulay. (pp.38-39). Il préfère, dit-il, les
jeunes fidèles, les jeunes amis, les jeunes soldats... De même, sa séduction
intellectuelle est grande auprès de jeunes militaires
Peut-on expliquer son exil volontaire sur les terres d’Afrique comme un acte
masochiste? Il écrira à sa sœur: «Je mène une vie de chien, mais très bonne»
(p.236) Ses crises hépatiques sont le résultat d’une vie très dure. Une telle
vie, est-ce par choix de sa déviation de l’émotivité? La réprobation sociale en
France, comment s’est-elle fait manifestée en France envers ce libertin, habitué
des salons? Est-elle l’explication de l’ingratitude dont parle Robert Garric
dans son livre Le message de Lyautey? Son rêve de l’espace des «Mille et une
nuits» (livre qu’il recevra comme cadeau «avec les dédicaces exquises de Mardrus»
(p.233) déniché dans la vieille Afrique où les aventures homosexuelles sont
permises partout, voire au sein des mosquées et entre fqihs et leurs adeptes
selon A.Mouliéras. Le chef conquérant a sans doute lu Auguste Mouliéras, Pierre
Loti, Charles de Foucauld… «Even given Lyautey’s manifest interest in the world
of Islam and other foreign cultures, these descriptions be-speak aesthetic and
eroticised appreciation of the physical beauty of men. Moreover, Lyautey liked
to surround himself with handsome young officers, with whom he formed close
relationships, though whether professional, paternalistic, or something else can
never be completely known.» (11) Sa vie quotidienne de militaire est
essentiellement la fréquentation du monde masculin. Il va jusqu’à parler, dans
sa correspondance, de «lettre très virile» (p.143) Cet adjectif est réitéré dans
le texte, étant synonyme de courageux, osé, aventureux, hardi.
Les manuels d’histoire ne gardent aucun acte de viol, ni de transgression, ni de
contravention aux règles militaires. L’Afrique est, de surcroît, le lieu “de
liberté sexuelle”: «The Maghreb remained for Gide, as for Lyautey, a place of
desire and a veritable obsession.» (12) A son tour, le voyageur et écrivain
français Pierre Loti décrira, bien avant le résident général, les nord-africains
de cette manière: «nos hommes de peine, qui en un tour de main, enlèvent leurs
burnous, toutes leurs nobles draperies de laine grise, mettent à nu leur beau
torse fauve, et se jettent dans l’eau tourmentée et froide, sondant la
profondeur» (13) et un à un autre moment, l’auteur précise: «Avec résignation,
les beaux cavaliers arabes se déshabillent, puis déshabillent aussi leurs
chevaux et remontent dessus, les tenant enfourchés dans leurs jambes nerveuses
comme dans les étaux de bronze.»(14) Il y est question de beaux corps virils.
Une telle description attirera sans doute le militaire-lecteur «homosexuel».
Certes, Lyautey n’affiche pas son homosexualité, il nourrira une tendance à la
dissimulation «adéquate». Est-il homosexuel exclusif ou bisexuel? Dans ses
lettres il écrit avec la même effusion pour sa sœur que pour les jeunes amis
–selon son expression. (p.229) Il écrira pour sa sœur: «quand il me serait
tellement doux d’être auprès de toi, et quand ta tendresse remplit mon cœur
d’une manière si exclusive qu’il y reste bien peu de place pour d’autres vraies
affections.» (p.63) Avec elle, il ne parlera jamais de mariage, ni de fonder une
famille. Citons une autre lettre adressée à Jacques Silhol: «Votre lettre me
touche, - gardons le contact, - j’aime les jeunes passionnément quand ils sont
de pensée et de volonté et non de sport et de snobisme, ce qui est votre cas.»
(p.29) Clemenceau nous donne la réponse: «Ah ça ! C’est un militaire qui a des
couilles au cul. Dommage que ce ne soient pas toujours les siennes!» Le complexe
de castration le fait-il alors détourner du sexe féminin? La peur de la femme le
hante: son mariage tardif avec une veuve n’est-il pas un signe de son embarras?
Son homosexualité n’est pas un choix conscient, mais un trait de la
personnalité. Il est, peut-être, très fixé à sa mère ou à sa sœur. Au lieu de
les échanger contre un autre objet sexuel, il ne peut pas le faire… Il ne
remplace pas son propre moi… Dans ses lettres à sa sœur, son amour y apparaît
grand et irremplaçable, et ses «moi» multipliés. C’est pourquoi son image y
apparaît changeante et contradictoire.
Avec son compagnon Charles Jonnart, le gouverneur d’Algérie, Lyautey s’entend
parfaitement: «Pour ma part, je subis de plus en plus le charme et l’attirance
de ce merveilleux pays de soleil. Entre Jonnart et moi l’union est entière et
intime; nous avons à un degré rare la même vision des choses. L’autorité
militaire me laisse tranquille parce que l’amitié d’Etienne m’immunise; mes
subordonnées et mes troupes me donnent un dévouement sans limites; je me déclare
donc parfaitement satisfait. Je ne désire rien tant qu’être oublié ici et y
rester le plus longtemps possible.» (p.269) Ils ont de grandes affinités en des
temps difficiles pour les colonisateurs. Il se voit bien entouré, bien sécurisé
par les siens. Faut-il tout de même imaginer la grande corruption morale dans
l’armée coloniale avec ces chefs homosexuels? De même, le chef militaire écrira
de chaleureuses «lettres» à son ami «bien-pensant» le Vicomte E.-M. de Vogüé:
«J’ai une grande joie du cœur en recevant votre chaude lettre le 31 décembre. –
L’amitié dont vous m’honorez est parmi mes meilleures raisons de vivre et quand
dans un courrier j’aperçois votre écriture, je saute sur elle, sauf à relire
ensuite la bonne lettre à loisir, après avoir liquidé toutes les banalités.»
(p.143) Leur amitié est grande: ils se confessent tout. Son amour pour lui est
solennel: «ce n’est à travers personne que je vous aime, et votre chaude et
vigilante affection est l’honneur de ma vie; elle sera peut-être ma prochaine
consolation.» (p.346) Pleines de passion et de complicité intime, les lettres
adressées à E.-M. Vogue sont intéressantes à étudier.
Par ailleurs, sa tache d’huile ne serait-elle alors une métaphore ou une
expression «indirecte et implicite» pour signifier sa vague vision du monde.
Lyautey aime plus le travail «de bureau» aux champs de bataille: l’ordonnance,
l’inspection, l’état major, le ravitaillement, les renseignements… Par exemple,
il sera envoyé par son protecteur et mentor Joseph Simon Gallieni en mission de
conférences d’éloge du colonialisme… Il ne va voir de près une balle sifflante
qu’à l’âge 41 ans en Indochine lors d’une mission de ravitaillement. Mais, ses
critiques vont lui poser un grand nombre de problèmes avec ses supérieurs: «je
suis persona fort ingrata auprès du nouveau ministre et il est probable que je
ne pourrai pas tenir le coup et que je serai forcé de m’en aller. En tout cas,
j’ai été avisé de source sûre que l’on n’admettait pas que je communique quoi
que ce soit à qui que ce soit.» (p.318) Cette ingratitude, qui pourrait
s’expliquer par sa réputation immorale, se répète maintes fois: à son
embarquement en Algérie, à la fin des batailles menées dans le Sud, à
l’installation du chemin de fer, à sa destitution en 1925…
III.- Les taches de Lyautey
(Suite dans le prochain numéro)
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