| |
LE COMPLEXE
D’AUGUSTIN DANS LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN(6/7)
Par: Hassan
Banhakeia (Faculté pluridisciplinaire de Nador)
4.- L’ESPACE DE L’AMOUR D’UNE FEMME «AMAZIGHE»
Peu d’informations, ou pour être objectif: rien, nous avons de la mère d’Adéodat.
Anonyme elle demeure dans un texte de confessions où tant de gens portent des
noms et des surnoms. Et tant de détails, physiques et moraux, nous les
présentent et définissent. Mais, nous n’avons rien sur celle qui lui donne un
enfant, un fils qui porte bien un prénom. «Numida» vont l’appeler des fabricants
de fictions et d’allégories. Comment expliquer un tel effacement? Confessions
est narré par un évêque «de fraîche date»: il va passer sous silence ses
relations avec la numide (concubine ou femme païenne). Ainsi, ce texte est-il
vraiment un recueil d’aveux et de déclaration des péchés? en d’autres termes,
nous pouvons comprendre autre chose: cette concubine n’est pas considérée comme
un péché dans la conscience de l’auteur. Elle serait l’amour parfait, cet amour
sur lequel on n’ose pas parler. Augustin ne parle que de ses péchés, et comme
elle n’en fait pas partie. Elle passe sous silence. Pourtant, Augustin passe
avec elle plus de 14 ans de sa vie. C’est une femme qu’il aime tant: l’amour
l’emporte sur la morale.
Une autre explication est à exposer: pour le chrétien les noms de femmes sont
rares, seule la mère a droit à la dénomination. La femme est création, donc
source tantôt de péchés, tantôt de bienfaits. C’est pourquoi elle va incarner le
péché. La bonne et fidèle «concubine», originaire de Sicca Veneria (Le Kef), un
centre important numide, est le scandale, le péché, l’impureté, la mondanité.
Elle est la mémoire de tout ce qui est propre; et à lui de s’en écarter comme un
bon catholique. La haine de soi, chez lui, va être intense: elle incarne tout ce
qui lui est propre. Sûrement la concubine anonyme, mais aimée, parle, agit et
s’exprime en tant que tamazight, cela est problématique.
En outre, elle fait partie de ce groupe de pécheurs: «j’avais alors avec ces
insignes et ces épouvantables pécheurs, parmi lesquels je m’égarais et me
perdais errant ça et là la tête levée, m’éloignant toujours de vous, quittant
votre voie sainte pour suivre les miennes toutes corrompues, et aimant une
fausse liberté, qui n’est en effet qu’un malheureux esclavage !» (III, III,
p.92). «Fausse liberté» est nommée la concubine. Elle lui rappelle ses faux pas
dans l’existence, lui le prédestiné à embrasser la voie de Dieu. En se
confessant, et dans cet acte qui n’a rien de catharsis, Augustin veut effacer
les souvenances de son amour «physique». Il pense le substituer par un amour
«divin». Dieu va, de fait, remplacer le propre.
Sans se fier aux préceptes de Jésus-Christ, l’auteur va l’appeler péjorativement
la «femme que j’entretenais», sorte de réification et de réduction de la femme.
Néanmoins, la séparation avec sa concubine est une expérience douloureuse:
«J’avais souffert que l’on éloignât de moi la femme que j’entretenais, parce
qu’elle était comme un obstacle à mon mariage. Mais je n’avais pu l’arracher de
mon cœur, où elle était si fortement attachée, sans le déchirer; et cette plaie
saignait encore. Quant à cette femme, elle s’en retourna en Afrique, m’ayant
laissé un fils que j’avais eu d’elle, et se voyant séparée de moi, elle vous fit
vœu, mon Dieu, de passer tout le reste de sa vie en continence.» (VI, XV,
p.213). De quel mariage s’agit-il? Epouser la cause de Dieu? Ou bien épouser une
autre femme, baptisée, catholique et immaculée? Il ne va jamais se «remarier»,
mais oui s’adonner «corps et âme» à la cause de Dieu. Encore, par une sorte de
«sadisme», il voit sa concubine promettre à Dieu, for good, continence…
Pour nous, ce n’est pas au fait Augustin qui chasse la concubine, mais Monique
très possessive de son fils. Elle n’accepte pas de rivale: tant d’incidents et
de détails dans la vie d’Augustin montrent un tel complexe. C’est faux de dire
que c’est à cause de la religion qu’elle n’accepte pas la concubine pour son
fils… Si elle veut le baptiser, qu’elle baptise également la concubine. Et le
mariage serait «légal». En fait, Carthage, Rome, Milan et Cassiciacum sont les
cités qui assistent à la persécution de la mère du fils: elle poursuit son fils
partout, pas pour le convertir, mais pour le débarrasser d’une telle
«concubine», et enfin le posséder à elle seule pour l’emmener dans la foi
chrétienne.
Dans une lettre à un fervent catholique, Augustin le prie d’écarter sa femme du
donatisme: «Je salue beaucoup votre petit enfant, et je souhaite qu'il grandisse
dans les commandements salutaires du Seigneur. (…) Ce que je recommanderai
beaucoup à votre sagesse, c'est d'inspirer ou d'entretenir au coeur de votre
femme la vraie crainte de Dieu par la lecture des livres divins et par de graves
entretiens. Il n'est personne qui, inquiet sur son âme, résolu à chercher sans
entêtement la volonté de Dieu, ne reconnaisse avec un bon guide la différence
qu'il y a entre tout schisme, quel qu'il puisse être, et l'Eglise catholique.»
(«Lettre XX», Augustin à Antonin, (an 390), Lettres d’Augustin, in
www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin). En plus de l’intégrisme total
d’Augustin, il se contredit avec sa propre vie: il garde l’enfant et renie sa
«concubine» - peut-être est-elle, à mon avis, du parti de Donat.
De ce rapport si complexe, nous pouvons avancer peu d’hypothèses. La concubine
numide est à saisir dans le complexe d’Augustin comme étant l’origine de ses
fréquentes contradictions entre agir et écrire. Elle peut aussi être cette haine
de soi, à surajouter à cette souillure «païenne» qu’est le père.
5.- Espace des siens: la quête de la «nourriture céleste»
En Afrique du nord, le substrat amazigh est majoritaire en temps des phéniciens,
des vandales et des autres conquérants. Ces éléments «étrangers» ne font
qu’enrichir la culture amazighe, mais sans aucune incidence importante sur
l’être autochtone. L’avènement des religions va ébranler les traditions, les
mœurs et la vision du monde des «éternels» païens pour en créer des schismes et
des hérésies, et l’arrivée des missionnaires en quête de fortunes et de biens va
allumer guerres et assurer génocides au nom du Tout-Puissant…
Si nous allons étudier l’espace nord-africain (ou bien l’espace dit des
imazighen), c’est pour déduire les valeurs matérielles au sein de ce lien
triadique: Croyant officiel / Converti / Parole de Dieu… En fait, si les Romains
considéraient l’Afrique du nord comme les «greniers de Rome», Augustin va fixer
Rome catholique, de son côté, comme étant «la nourriture céleste». De la
christianisation des numides l’écrivain catholique parle à maintes reprises dans
ses Confessions. Il décrit d’une part positivement ses compatriotes et amis
convertis au catholicisme, et de l’autre négativement ceux qui persistent à
croire au paganisme (ivrogneries, souillure, péchés sont les synonymes qu’il
trouve) et à un degré moins virulent ceux qui embrassent les schismes et les
hérésies (il les invite au débat, au dialogue et à la contemplation).
Dans son livre d’aveux, il parle longuement de l’émigration à Rome. L’exemple
est le récit de son ami Nébride (ce dernier prénom veut dire en grec: “l’enfant
de la biche”, mais ne pourrait-on y voir aussi «n webrid» (Celui qui est sur le
chemin)?) Il le présentera comme celui qui quitte le pays, la capitale Carthage
et les biens paternels: «Il y avait aussi un de mes amis nommé Nébride, lequel
ayant quitté son pays qui était proche de Carthage, ayant quitté Carthage même
où il demeurait d’ordinaire, ayant quitté son bien paternel qui était très
considérable» (VI, X, p. 204). Le jeune africain émigre donc par «nature».
Nébride est un disciple d’Augustin; il va l’accompagner à Milan, à Cassiciacum,
mais il ne fait pas partie de la communauté «chrétienne» de Thagaste. Il meurt
jeune avant qu’Augustin ne devienne prêtre: «Il vit au Ciel, mon doux ami
Nébride, votre ami aussi, Seigneur. Car en quel autre lieu pourrait être une
telle âme?» (29)
Les jeunes arrivent continûment en Europe: les nord-africains vivent ensemble.
Souvent, ils sont d’un même village: «Evode, qui alors était encore jeune et de
la même ville que moi, vint demeurer avec nous.» (IX, p. 311). Chose curieuse:
le même phénomène migratoire persiste, ayant les mêmes manifestations et
caractéristiques. Cette émigration à Rome n’est pas pour chercher du «pain»,
mais elle était d’ordre «moral et symbolique»: «nous étions trois amis ensemble,
tous trois pauvres et misérables, gémissant l’un avec l’autre et déplorant notre
misère, et vous présentant nos bouches ouvertes dans la faim qui nous pressait,
afin que vous daignassiez les remplir de la nourriture céleste après laquelle
nous soupirions, attendant le temps favorable que vous aviez marqué dans l’ordre
de votre éternelle providence.» (VI, X, p. 205). Les jeunes africains quêtent la
«nourriture céleste». Bien qu’Augustin s’inspire de l’esprit populaire
collectif, il incarne parfaitement cette tendance vers l’autre qui «tente» sa
pensée et son imaginaire; il dira avoir «faim et soif» (III, VI, p.97) de
connaître le christianisme. Pour cela il doit émigrer en Europe, sur la terre de
la chrétienté.
Augustin fait partie d’un groupe de numides qui, partis s’initier aux principes
du catholicisme en Italie, rentrent en Afrique pour répandre les principes du
christianisme. Ils vont tous se consacrer corps et âme à la cause du Christ.
Nébride en est un exemple: «il embrassa aussi la foi Catholique et s’en retourna
chez lui en Afrique, où il vous servait dans une parfaite chasteté et continence
avec toutes sa famille qu’il avait rendue Chrétienne. (…) d’esclave affranchi
qu’il était auparavant.» (IX, III, p.299) Le sacrifice du «propre» est énorme:
il baptise toute sa famille. D’esclave affranchi, Nébride va sans cesse quérir
les nourritures célestes au lieu d’»affranchir» l’univers numide des Romains. A
ce propos, afin de propager efficacement la voix de Dieu, les conseils du prêtre
catholique sont judicieux: «Ce qui n’est contraire ni à la foi ni aux bonnes
mœurs, doit être tenu pour indifférent et observé par égard pour ceux au milieu
desquels on vit.» («Lettre LIV», an 400, Augustin répond aux questions de
Janvier, Lettres d’Augustin, in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin).
L’auteur force un peu son analyse pour expliquer une telle métamorphose
«positive» chez le numide en général: «cette barbarie pénétra jusque dans le
fond de son âme, et se saisit d’elle sans qu’il s’en aperçut: il goûta cette
fureur avec avidité comme un breuvage délicieux» (VI, VIII, p. 200) La foi
chrétienne est «breuvage délicieux»: il sauve l’âme de l’africain qui souffre de
«barbarie».
Rappelons qu’il y a parmi ses amis «compatriotes» des riches et des puissants
qui quêtent plus le religieux que le pouvoir et la fortune: «Nous étions environ
dix personnes qui croyions pouvoir vivre dans cette société: et il y en avait de
fort riches, mais particulièrement un nommé Romanien qui était de la même ville
que moi, et mon intime ami dès mon enfance. La poursuite de quelques affaires
très importantes l’avait alors amené à la suite de la cour de l’Empereur, et nul
n’avait plus d’ardeur que lui pour cette proposition, ni plus d’autorité pour
nous le persuader à tous, d’autant qu’il avait beaucoup plus de bien qu’aucun
des autres.» (VI, XIV, p.212) Romanien est un homme riche de Thagaste, compagnon
d’Augustin. Il sera son disciple, en compagnie de son fils Licent. La foi est
plus chère: «Car il a été dit par la bouche même de la Vérité: «Si vous n'avez
pas été fidèle dans ce qui n'est point à vous, qui vous donnera ce qui vous
appartient?» Dégageons-nous donc du souci des choses changeantes pour chercher
des biens solides et certains: prenons notre vol plus haut que nos terrestres
richesses. C'est surtout pour échapper à l'abondance de son miel que l'abeille a
des ailes; il tue celle qui s'y enfonce.» («Lettre XV», année 390, Augustin à
Romanien, Lettres de saint Augustin in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin)
L’auteur met face à face la vérité chrétienne et la sagesse numide (proverbe)
pour les mettre d’accord sur le principe: le terrestre (ou matériel) ne vaut
rien...
Quant à Licent, il va décevoir Augustin bien qu’il passe un séjour de retraite à
Cassiacum avec le maître, ne peut point mépriser le monde matériel. (cf. «Lettre
XXVI», année 395, Lettres de saint Augustin in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin)
A Romanien, Augustin va lui écrire: «Rentre en toi-même: c’est dans l’homme
intérieur qu’habite la vérité, et si tu découvres que ta nature est changeante,
dépasse-toi toi-même.» (30) Rentrer en soi-même? La vérité est là. Se dépasser?
Se dépasser soi-même? Le changement est possible, c’est-à-dire la conversion...
Cela est similaire à la réflexion d’un certain «Fonteius» de Carthage: «La
douzième (question), en ce qui est intitulé: Sentence d’un sage, n’est pas de
moi; mais comme c’est moi qui l’ai fait connaître à quelques-uns de mes frères
qui réunissaient avec soin nos travaux d’alors, et comme celui-là leur a plu,
ils ont voulu l’insérer dans mes œuvres. Cette question a été traitée par un
certain Fonteius de Carthage; elle montre qu’il faut purifier l’âme pour voir
Dieu. Fonteius l’a écrite étant encore païen; mais il est mort chrétien
baptisé.» (cf. www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin). Pour renforcer son
vœu de «christianiser» les numides, Augustin parle de cet intellectuel
(philosophe) nord-africain, qui païen converti, va enrichir les préceptes de la
christianisation. Par ailleurs, ce nom est toujours présent en Afrique du nord,
dans sa version Fonti.
Mais, que dit Augustin des siens? De l’Afrique? Saint-Agustin a-t-il lu
Hérodote? Que pense-t-il de son Enquête? Pourquoi n’envisage-t-il de faire un
travail similaire à celui de l’historien grec? D’après le récit «augustinien» la
description de la vie sociale en Afrique se résume au chaos et au désordre de
toute nature. Rome, catholique et fréquentée par les croyants, va offrir au
jeune émigré «céleste» une autre vision du peuple: «j’appris bientôt que si les
désordres qui régnaient en Afrique ne se trouvaient pas en ce lieu, il y en
avait d’autres qui ne valaient guère mieux. (…) on m’avertit d’une autre
tromperie qu’ils ont accoutumé de faire, qui est que plusieurs jeunes hommes
conspirant ensemble pour ne rien donner à ceux qui prennent la peine de les
instruire, abandonnant tout d’un coup leur maître et vont à un autre.» (V, XII,
p.174)
Face à une telle anarchie, seul le christianisme peut apporter la solution à ces
peuples»barbares». Les commandements divins vont remplacer ces «coutumes» et ces
«lois» du peuple amazigh qui ne servent plus: «Mais quand Dieu commande quelque
chose contre les lois ou les coutumes de quelques pays, on doit, ou le faire
quand il n’aurait jamais été fait, ou le renouveler quand il aurait été
discontinué, ou l’établir quand il n’aurait jamais été établi. Car, s’il est
permis à un Roi de faire dans une ville qui lui est sujette quelque ordonnance
que ni lui, ni ses prédécesseurs n’auraient jamais faite auparavant, si on lui
obéit sans violer l’ordre de cette ville, ou plutôt si ce serait violer ce même
ordre que de ne lui pas obéir, étant une loi générale parmi tous les hommes, que
chaque peuple doit obéir à son Roi: avec combien plus de raison devons-nous
obéir à Dieu avec une soumission parfaite, lui qui est le Monarque souverain de
toutes les créatures? Que si dans la société de la vie humaine on préfère
toujours les puissances supérieures aux inférieures, qui ne voit que Dieu doit
être sans comparaison préféré à tous, étant infiniment élevé au-dessus de tous?»
(III, VIII, p.105). Seulement, le prochain est tout homme, selon Augustin. En
conséquence, l’identitaire ou l’origine ethnique n’a pas de valeur. Grâce à la
foi en Christ, les hommes ne sont pas des étrangers, liés fraternellement par la
religion. Etre de par la religion, c’est le seul véritable être dans le monde.
Bien qu’Augustin s’inspire de l’esprit populaire collectif, il incarne
parfaitement cette tendance vers l’autre qui «tente» sa pensée et son
imaginaire; il dira avoir «faim et soif» (III, VI, p.97) de connaître le
christianisme. Pour cela il doit émigrer à Rome, sur la terre de la chrétienté,
pour se nourrir d’idéaux.
6.- Espace de l’ego: Se dépasser soi-même
(Suite dans le prochain numéro)
|