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Itri, l’éternel.
Par: Mohamed El Bouazzaoui
(Casa)
C’est un jeudi,
jour de Souk hebdomadaire à Temssamane. En dépit du froid glacial de l’hiver, un
petit cercle est vite crée autour du conteur, un habitué du souk. Il commence
par faire sortir son bendir, d’ailleurs son seul et unique matériel. Il se met
au centre de la helka, pose sa main gauche sue sa tête, plonge dans une petite
réflexion avant d’entamer son discours.
Idir naquit dans une famille au bord de la misère, grandit écrasé par le fardeau
de la responsabilité. Son père mourut et tout le destin se trouva entre ses
mains: une mère à protéger, des lopins de terre à cultiver, des oliviers à
entretenir. Idir se mit à travailler d’arrache-pied, mais la terre était
ingrate. A chaque fois qu’il essayait de renoncer à ses occupations, sa mère,
Fetouch, l’en dissuadait. Elle piquait une crise de colère quand son fils, au
bout de ses forces, lui révéla son intention de partir travailler à l’étranger.
Elle y opposa un refus farouche. Il voulait emboîter le pas à son ami d’enfance,
Itri. Il voulait se délester de la misère, assurer d’autres revenus, garantir
son avenir, mener une vie décente…. La France, terre d’iroumayanes, faisait
rêver Idir, il passait des heures à y penser, à nourrir des illusions.
Mais, un soir, sa mère lui parla sans ambages.
-Il est hors de question que tu partes.Veux-tu faire comme Itri? Veux-tu me
laisser seule? A qui vas-tu confier les biens que ton défunt père t’a légués?
Fetouch pleurait, Idir perdit son appétit et rejoignit sans piper mot, sa
chambre. Il n’arrivait pas à fermer les paupières, tellement contrarié par la
position de sa mère. Comme dans un rêve, Idir vit son père faire les cent pas
dans sa chambre, grommeler des propos intelligibles, le regarder fixement dans
les yeux. Un regard chargé de reproches. Idir se réveilla, sortit promptement de
son lit, alluma la lampe à pétrole et s’approcha, les larmes aux yeux, le cœur
serré, du portrait de son père. Une aura impénétrable se dégageait de ce visage
à la barbe blanche. Idir comprit que même son père n’acceptait pas son projet.
Fetouch vint frapper à la porte de son fils, apportant dans un plat de cuivre,
le petit déjeuner. Idir avait l’appétit coupé, le visage de son père le hantait.
La maman renchérit sur le sujet de la veille.
-Tu as pris de l’âge mon fils, dit-elle, tant que je suis vivante, tu dois te
marier.
Idir sombrait dans un silence sans précédent, et comprit que sa mère se mettait
en quatre en vue de le garder tout près d’elle.
-J’ai rencontré ton oncle. Je lui ai demandé la main de sa fille, Tlaytmasse,
elle est de notre sang . Il accepte… Jeudi prochain, les fiançailles.
Idir demeurait stupéfait. Sa mère avait anticipé les choses, préparé du henné,
une bague en or et invité la famille. Pris au dépourvu, Idir esquissa un petit
sourire à peine perceptible, baissa sa tête après avoir embrassé celle de sa
mère.
Juste après les fiançailles, Idir convola en justes noces. Ourar fut marqué par
Arazik, rituel ancestral .Tout le douar avait pris part à la fête. C’était un
événement inoubliable.
Idir ne tarda pas à renouer avec son travail aux champs. Il était davantage
motivé, trouvait un plaisir inouï à cultiver la terre, à conduire son
troupeau.Même le douar semblait, à ses yeux, prendre une allure et une couleur
différentes. Sa nouvelle vie métamorphosa complètement sa vision, lui donna des
ailes et s’attacha viscéralement à sa campagne enclavée, au point de ne plus
songer à partir, à franchir le détroit, à bord d’une pattera. Ce projet ne lui
effleurait point la tête. Des jours, voire des mois, s’étaient égrenés comme les
grains d’un chapelet. Sa femme était enceinte. Un beau jour, revenant de la
forêt où il partait chercher du bois, entendit de loin jwarou de sa mère. Il
ressentit alors des frissons dans le dos. Il pressa le pas. Sa mère l’attendait
sur le seuil de la maison. Elle lui annonça la bonne nouvelle.
-Idir, Dieu merci, tu as eu un superbe bébé, de sexe masculin. Je l’ai prénommé
Itri.
-Comme vous voulez Ayamma, ag mantakhssad, J’accepte volontiers le prénom que
vous proposez. Je suis aux anges!
Le jour du baptême, Idir égorgea le meilleur de ses moutons et invita tout le
monde. Une euphorie totale. Mais vers la fin de l’après-midi, une mauvaise
nouvelle tomba, comme le tonnerre, sur la campagne et ne manqua pas de gâcher la
fête. Itri, fils de Yamna, était mort à Bastia, le jour même de la naissance du
petit Itri. Ses funérailles étaient prévus pour le lendemain. Toute la tribu
sombrait dans le deuil.
Le conteur s’assit sur le bât de sa monture, posée à même la terre. Il avait le
front ruisselant de sueur. De la helka provenaient des soupirs. Les gens avaient
le visage crispé, des larmes au bord des yeux. Le conteur fouillait dans sans
son sac avant de faire sortir un bout de papier jaunâtre.
-Ne partez pas! J’ai quelque chose à vous lire. Cette lettre on l’a trouvée dans
les affaires d’Itri. Il prit un air des plus chagrinés avant d’entamer la
lecture du texte.
-Je serai laconique. Je réalise que vous m’en voulez. J’ai dû revenir parmi
vous, j’ai dû faire quelque chose pour vous. Mais, bientôt, je serai de retour.
Les médecins ont déjà prévu la date de ma mort. Tous les bilans médicaux que
j’ai subis ne relèvent aucune maladie grave, ni d’infection virale. Tout
bonnement, je me sens ruiné, je me sens découpé de mes racines, dessaisi de mon
identité. Ce sentiment m’a miné, je n’arrive pas à dormir, j’ai l’impression que
mon âme avait délogé, déserté mon corps décrépit. J’ai péché en oubliant ma
langue maternelle. Je ne parle qu’un langage saugrenu, bâtard. Ma maladie est
essentiellement due à cet atroce oubli… J’ai fait un rêve qui fait toute ma
consolation: un autre Itri verra le jour au douar, il ne m’emboîtera pas le pas.
Prenez bien soin de lui. Il sera votre lumière.
Une vieille femme, aux joues tatouées, entra au centre de la helka, cria de
toutes ses forces: -Ayammi Itri inou, Ayammi atssa inou.
( Mohamed El Bouazzaoui(Casa), Bouazzaoui15@hotmail.com)
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