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(Janvier  2005)

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De la reprise de la production des signes dans la culture amazighe
Par Mimoun Amsbrid (Belgique)


Une culture vouée à la disparition
La production des signes (linguistiques, littéraires, artistiques, pragmatiques… ) dans la culture amazighe a connu, au cours du demi-siècle dernier, un recul significatif. Ce repli s'explique par l'expansion des systèmes de production de signes autorisés au détriment de l'amazighité (définie comme régime spécifique de production des signes/sens. Je tenais à le rappeler!)
La politique linguistique de l'Etat marocain, qui consiste à favoriser l'arabe et le français, conjuguée avec les effets de l'exode rural (la campagne ayant été, et est toujours, l'espace vital de l'amazighité), ont considérablement réduit la productivité culturelle, autrement dit, la production des signes, procédant de l'amazighité.
Soumis à une acculturation tous azimuts dans les aires urbaines, où règnent un vernaculaire hybride fait de brassage entre l'arabe dialectal et le "français"; et assujettis à l'emprise des mass-médias et de la scolarisation arabisés ou semi-arabisés, les amazighophones se trouvent acculés, en matière d'activité sémiotico-linguistique, à cette économie du moindre effort que constitue l'emprunt linguistique et/ou culturel.

La renaissance d'une culture
Ce quasi-blocage de la productivité linguistique et culturelle collective et spontanée (la production collective des signes étant une activité inhérente à la vie/la survie du groupe) est en passe d'être, fort heureusement, désactivé par l'émergence d'un phénomène inédit dans l'histoire de la langue et de la culture amazighes, à savoir: la production individuelle des signes/sens.
On assiste, en effet, depuis deux ou trois décennies, et comme pour pallier aux insuffisances relevées dans la production collective des signes au sein de l'amazighité et contrecarrer les effets appauvrissant de celles-ci… on assiste donc à une reprise ascendante de l'activité sémiotique au sein de l'amazighité. Ce nouveau mode de production sémiotique est pris en charge par des sujets individuels, qui revendiquent un statut énonciatif spécifique: celui d'auteur.

L'émergence d'une nouvelle instance d'énonciation: l'auteur
Il s'agit, ni plus ni moins, et sans volonté d'hyperbole aucune, d'une révolution dans l'histoire de la culture amazighe. Une révolution tranquille certes, mais une révolution tout de même! L'émergence de l'instance auteur dans notre configuration culturelle, n'a, en effet, rien d'anecdotique. Il s'agit bel et bien d'une nouvelle ère sémiotique qui s'ouvre devant cette culture ancestrale que ses adversaires vouaient à la disparition. Une ère caractérisée par l'avènement d'un nouveau mode de production sémiotique: une instance discursive d'une nouveauté radicale fait irruption dans le champs d'énonciation amazigh: l'auteur individuel.
L'auteur collectif (poètes, conteurs, narrateurs, parleurs, diseurs anonymes …) supportant la Voix d'un "On" sans visage (car fait de tous les visages) et aménageant des sortes de rôles énonciatifs que viennent interpréter, génération après génération, des multitudes de voix concrètes… cet auteur, dis-je, va devoir désormais se résigner à partager le champs énonciatif, qu'il monopolisait, avec ce nouveau-venu qu'est l'auteur individuel portant un nom, doté d'un état civil… et parlant en son nom propre. Un auteur qui peut être/paraître égocentrique, prétentieux, narcissique… Il n'en reste pas moins nécessaire pour assurer la relève. Car la voix du Poète Collectif se fait de plus en plus basse et les signes de son affaiblissement ne sont plus à démontrer: combien sont, en effet, ceux parmi nous qui peuvent encore réciter par cœur un poème épique ou lyrique, fredonner une berceuse ou raconter à ses enfants un de ces contes qui, enfants, nous hypnotisaient?

A la conquête de la modernité
Avec l'avènement de l'auteur individuel, l'amazighité, entendue encore une fois, comme prise en charge sémiotique de l'être-amazighement-au-monde, se recycle, se reconvertit pour mieux se maintenir. Et pour mieux s'épanouir. La modernité n'est plus, pour l'être amazigh, synonyme de déculturation, d'exil symbolique, d'adoption forcée de systèmes de construction-interprétation de sens autres… Elle est désormais une ré-appropriation critique de soi dans toutes ses dimensions: historique, culturelle, linguistique et écologique. Le sujet amazigh n'est plus cet orphelin symbolique qui, pour se donner un semblant d'existence, se cherche une famille d'adoption: une langue, une culture qui daignent l'abriter. Dorénavant, il va pouvoir participer, en tamazight et à partir de l'amazighité, à l'éternelle entreprise humaine de construction-déconstruction de sens.

L'auteur individuel, un sujet fait d'altérités
Mais l'auteur individuel, est-il si individuel? Est-ce vrais que l'auteur est ce sujet psychologique opaque et imperméable qu'une vision superficielle des choses peut nous porter à croire? N'est-il pas, au contraire, ce lieux traversé par l'Histoire, le langage, la culture – espaces du collectif, du trans-individuel par excellence. L'écriture s'inscrit à la frontière poreuse qui sépare/unit l'individuel et le collectif. Il ne s'agit pas là d'une stratégie rhétorique, d'une décision stylistique émanant du libre arbitre d'un sujet souverain, l'écrivain: la dimension collective est non seulement une donnée structurante de l'écriture, elle en est la condition sine qua non. Aucun auteur ne peut faire l'économie du déjà-là et du déjà-dit. C'est d'ailleurs inconcevable! Toute écriture, qu'elle en soit consciente ou non, qu'elle en fasse un procédé rhétorique délibéré de production du texte ou non, est une écriture inter-textuelle. Et par conséquent trans-individuelle. Ecrire, c'est mobiliser les ressources de la langue, de l'imaginaire et de la mémoire collectifs. Ecrire, c'est commettre une interprétation (au sens musical) individuelle de la langue et de la culture (le collectif).

Le lecteur, une altérité assumée
Mais l'altérité est aussi le fait d'une autre dimension de l'écriture: le lecteur. Qu'on l'appelle "Lecteur Modèle" (M. Riffaterre) ou "Lecteur Moyen" (U. Eco), le texte prévoit structurellement son lecteur : le lecteur, dans son altérité, est une fonction textuelle. Il est, en quelque sorte, un co-auteur. Il n'est pas seulement présent en aval, comme récepteur éventuel; il est aussi et surtout présent en amont comme élément structurant du texte. Ce dernier se construit en actualisant le code linguistique que le lecteur potentiel partage avec l'auteur, en exécutant une série de registres rhétoriques et stylistiques; de canons esthétiques… tous de nature collective et, en tant que telle, objective: ayant une existence indépendante des sujets de la communication. Auteur et lecteur utilisent le même code sémiotique (codes linguistiques et culturels), le premier pour encoder son texte, le second pour le décoder. L'auteur mobilise un fonds commun linguistique et culturel pour créer un texte original (individuel), a travers toutes sortes d'écarts et de transformations; le lecteur, de son côté, actualise, par l' acte de lecture, le potentiel linguistique, rhétorique, stylistique, sémiotique, culturel et référentiel du texte. La réception réelle est un acte de coopération différée exécuté par un lecteur réel. La réception virtuelle est, elle, présente au sein même de l'économie textuelle, comme stratégie sémiotique conditionnant la production du texte.

Nouvelles conditions de production-réception des signes
C'était pour rappeler que, malgré les apparences, la transition d'un mode traditionnel de production-réception de signes, ouvertement collectif, à un mode individuel (du point de vue de la pragmatique de la communication) n'est en rien, loin s'en faut, un désengagement individualiste, de la part de l'auteur moderne, de la grande entreprise collective de la production du sens (qui a commencé avec les tous premiers balbutiements de mots/signes amazighs et continuera avec les textes éventuels les plus sophistiqués que pourrait produire l'amazighité). Il s'agit, en réalité, d'entreprendre le travail de production des signes/sens dans d'autres conditions historiques, culturelles, épistémologiques, technologiques (industries de la culture et nouvelles technologies de la communication) et spatio-temporelles.
Les nouvelles conditions de production des signes impliquent une transformation considérable dans le type de communauté de communication qui dominait jusqu'à récemment dans l'espace amazigh. D'une communauté réelle de communication, caractérisée par un mode de communication (émission– réception de signes) instantanée, directe, immédiate, où les partenaires de l'action de communication sont présents physiquement les uns par rapport aux autres, l'on passe, grâce à l'écrit, l'audiovisuel et les nouvelles technologies de la communication, à une communauté virtuelle de communication, caractérisée par un mode de réception à distance et en différé. La distance spatio-temporelle induite par les nouvelles technologies de la communication et l'industrie de la culture a pour effet l'explosion de l'espace communicationnel traditionnel fondé sur la proximité, et l'émergence d'une communication distanciée, différée et donc virtuelle.
Je disais quelque part que le signe amazigh est appelé à se séparer, pragmatiquement, du corps amazigh qui, s'il lui donne force et vitalité, l'empêche par là même d'effectuer des parcours sémiotiques à plus grande échelle. Or la libération du signe amazigh de l'emprise du corps (autrement dit: de la proximité spatio-temporelle et de la condition de co-présence des acteurs de la communication) est au cœur même du nouveau mode de production des signes, entamé par l'amazighité depuis quelque temps.
Il va sans dire que les nouvelles conditions de communication auront un impacte significatif sur la structure même du signe. Ce dernier se verra de plus en plus "expurgé" des effets para- sémiotiques liées à une pragmatique de la communication basée sur la proximité.

Une communauté élargie de communication
Après des siècles de rupture, de séparation, de fragmentation, de cloisonnement, de dispersion, d'émiettement, de règne de micro-communautés communicationnelles conditionnées par les contraintes spatio-temporelles, nous assistons enfin – nous les héritiers de l'amazighité – à l'avènement d'une communauté de communication élargie, parce que libérée des impératifs physiques et spatio-temporels. Une communauté virtuelle voit le jour et prend place petit à petit dans la conscience collective des imazighen pour le grand bien de la culture amazighe. La virtualité, telle qu'entendue dans ce contexte, n'est pas synonyme d'irréalité: elle est l'unique mode d'existence des grandes communautés culturelles, autrement dit, des nations.
Le nouveau mode de production de signes, axé sur l'auteur individuel et s'appuyant sur un nouveau type de réception, s'inscrit dans cette révolution silencieuse que j'évoquais plus haut. Non seulement il empêchera la disparition de l'amazighité, mais aussi en favorisera l'épanouissement.

Dernier scrupule
Dans sa quête du sens, il ne faut surtout pas que l'auteur amazigh emprunte cette rhétorique ambiante dans laquelle nous sommes englués: je veux parler du discours identitaire du nationalisme arabe, tel que singé par les panarabistes marocains. En effet, l'auteur amazigh n'est pas censé reproduire les schémas discursifs qui sous-tendent le nationalisme arabe dont la phraséologie absolutiste, victimaire, mégalo-parano risque, soit par réaction, soit par contagion, de se retrouver dans le discours amazigh. L'amazighité est invitée à se prendre ironiquement au sérieux. La formule peut paraître paradoxale: il n'en est rien! Se prendre au sérieux, c'est signifier son être-là sans concession ni complaisance. Le faire avec "ironie" (au sens philosophique du terme, tel qu'élaboré dans la grande tradition humaniste), c'est se prémunir contre la tentation absolutiste.
(Mimoun Amsbrid, m_amsbrid @hotmail.com)

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