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De la reprise de la production des signes dans la
culture amazighe
Par Mimoun Amsbrid (Belgique)
Une culture vouée à la disparition
La production des signes (linguistiques, littéraires, artistiques,
pragmatiques… ) dans la culture amazighe a connu, au cours du demi-siècle
dernier, un recul significatif. Ce repli s'explique par l'expansion des systèmes
de production de signes autorisés au détriment de l'amazighité (définie comme
régime spécifique de production des signes/sens. Je tenais à le rappeler!)
La politique linguistique de l'Etat marocain, qui consiste à favoriser l'arabe
et le français, conjuguée avec les effets de l'exode rural (la campagne ayant
été, et est toujours, l'espace vital de l'amazighité), ont considérablement
réduit la productivité culturelle, autrement dit, la production des signes,
procédant de l'amazighité.
Soumis à une acculturation tous azimuts dans les aires urbaines, où règnent un
vernaculaire hybride fait de brassage entre l'arabe dialectal et le "français";
et assujettis à l'emprise des mass-médias et de la scolarisation arabisés ou
semi-arabisés, les amazighophones se trouvent acculés, en matière d'activité
sémiotico-linguistique, à cette économie du moindre effort que constitue
l'emprunt linguistique et/ou culturel.
La renaissance d'une culture
Ce quasi-blocage de la productivité linguistique et culturelle collective et
spontanée (la production collective des signes étant une activité inhérente à la
vie/la survie du groupe) est en passe d'être, fort heureusement, désactivé par
l'émergence d'un phénomène inédit dans l'histoire de la langue et de la culture
amazighes, à savoir: la production individuelle des signes/sens.
On assiste, en effet, depuis deux ou trois décennies, et comme pour pallier aux
insuffisances relevées dans la production collective des signes au sein de
l'amazighité et contrecarrer les effets appauvrissant de celles-ci… on assiste
donc à une reprise ascendante de l'activité sémiotique au sein de l'amazighité.
Ce nouveau mode de production sémiotique est pris en charge par des sujets
individuels, qui revendiquent un statut énonciatif spécifique: celui d'auteur.
L'émergence d'une nouvelle instance d'énonciation: l'auteur
Il s'agit, ni plus ni moins, et sans volonté d'hyperbole aucune, d'une
révolution dans l'histoire de la culture amazighe. Une révolution tranquille
certes, mais une révolution tout de même! L'émergence de l'instance auteur dans
notre configuration culturelle, n'a, en effet, rien d'anecdotique. Il s'agit bel
et bien d'une nouvelle ère sémiotique qui s'ouvre devant cette culture
ancestrale que ses adversaires vouaient à la disparition. Une ère caractérisée
par l'avènement d'un nouveau mode de production sémiotique: une instance
discursive d'une nouveauté radicale fait irruption dans le champs d'énonciation
amazigh: l'auteur individuel.
L'auteur collectif (poètes, conteurs, narrateurs, parleurs, diseurs anonymes …)
supportant la Voix d'un "On" sans visage (car fait de tous les visages) et
aménageant des sortes de rôles énonciatifs que viennent interpréter, génération
après génération, des multitudes de voix concrètes… cet auteur, dis-je, va
devoir désormais se résigner à partager le champs énonciatif, qu'il
monopolisait, avec ce nouveau-venu qu'est l'auteur individuel portant un nom,
doté d'un état civil… et parlant en son nom propre. Un auteur qui peut
être/paraître égocentrique, prétentieux, narcissique… Il n'en reste pas moins
nécessaire pour assurer la relève. Car la voix du Poète Collectif se fait de
plus en plus basse et les signes de son affaiblissement ne sont plus à
démontrer: combien sont, en effet, ceux parmi nous qui peuvent encore réciter
par cœur un poème épique ou lyrique, fredonner une berceuse ou raconter à ses
enfants un de ces contes qui, enfants, nous hypnotisaient?
A la conquête de la modernité
Avec l'avènement de l'auteur individuel, l'amazighité, entendue encore une
fois, comme prise en charge sémiotique de l'être-amazighement-au-monde, se
recycle, se reconvertit pour mieux se maintenir. Et pour mieux s'épanouir. La
modernité n'est plus, pour l'être amazigh, synonyme de déculturation, d'exil
symbolique, d'adoption forcée de systèmes de construction-interprétation de sens
autres… Elle est désormais une ré-appropriation critique de soi dans toutes ses
dimensions: historique, culturelle, linguistique et écologique. Le sujet amazigh
n'est plus cet orphelin symbolique qui, pour se donner un semblant d'existence,
se cherche une famille d'adoption: une langue, une culture qui daignent
l'abriter. Dorénavant, il va pouvoir participer, en tamazight et à partir de
l'amazighité, à l'éternelle entreprise humaine de construction-déconstruction de
sens.
L'auteur individuel, un sujet fait d'altérités
Mais l'auteur individuel, est-il si individuel? Est-ce vrais que l'auteur
est ce sujet psychologique opaque et imperméable qu'une vision superficielle des
choses peut nous porter à croire? N'est-il pas, au contraire, ce lieux traversé
par l'Histoire, le langage, la culture – espaces du collectif, du
trans-individuel par excellence. L'écriture s'inscrit à la frontière poreuse qui
sépare/unit l'individuel et le collectif. Il ne s'agit pas là d'une stratégie
rhétorique, d'une décision stylistique émanant du libre arbitre d'un sujet
souverain, l'écrivain: la dimension collective est non seulement une donnée
structurante de l'écriture, elle en est la condition sine qua non. Aucun auteur
ne peut faire l'économie du déjà-là et du déjà-dit. C'est d'ailleurs
inconcevable! Toute écriture, qu'elle en soit consciente ou non, qu'elle en
fasse un procédé rhétorique délibéré de production du texte ou non, est une
écriture inter-textuelle. Et par conséquent trans-individuelle. Ecrire, c'est
mobiliser les ressources de la langue, de l'imaginaire et de la mémoire
collectifs. Ecrire, c'est commettre une interprétation (au sens musical)
individuelle de la langue et de la culture (le collectif).
Le lecteur, une altérité assumée
Mais l'altérité est aussi le fait d'une autre dimension de l'écriture: le
lecteur. Qu'on l'appelle "Lecteur Modèle" (M. Riffaterre) ou "Lecteur Moyen" (U.
Eco), le texte prévoit structurellement son lecteur : le lecteur, dans son
altérité, est une fonction textuelle. Il est, en quelque sorte, un co-auteur. Il
n'est pas seulement présent en aval, comme récepteur éventuel; il est aussi et
surtout présent en amont comme élément structurant du texte. Ce dernier se
construit en actualisant le code linguistique que le lecteur potentiel partage
avec l'auteur, en exécutant une série de registres rhétoriques et stylistiques;
de canons esthétiques… tous de nature collective et, en tant que telle,
objective: ayant une existence indépendante des sujets de la communication.
Auteur et lecteur utilisent le même code sémiotique (codes linguistiques et
culturels), le premier pour encoder son texte, le second pour le décoder.
L'auteur mobilise un fonds commun linguistique et culturel pour créer un texte
original (individuel), a travers toutes sortes d'écarts et de transformations;
le lecteur, de son côté, actualise, par l' acte de lecture, le potentiel
linguistique, rhétorique, stylistique, sémiotique, culturel et référentiel du
texte. La réception réelle est un acte de coopération différée exécuté par un
lecteur réel. La réception virtuelle est, elle, présente au sein même de
l'économie textuelle, comme stratégie sémiotique conditionnant la production du
texte.
Nouvelles conditions de production-réception des signes
C'était pour rappeler que, malgré les apparences, la transition d'un mode
traditionnel de production-réception de signes, ouvertement collectif, à un mode
individuel (du point de vue de la pragmatique de la communication) n'est en
rien, loin s'en faut, un désengagement individualiste, de la part de l'auteur
moderne, de la grande entreprise collective de la production du sens (qui a
commencé avec les tous premiers balbutiements de mots/signes amazighs et
continuera avec les textes éventuels les plus sophistiqués que pourrait produire
l'amazighité). Il s'agit, en réalité, d'entreprendre le travail de production
des signes/sens dans d'autres conditions historiques, culturelles,
épistémologiques, technologiques (industries de la culture et nouvelles
technologies de la communication) et spatio-temporelles.
Les nouvelles conditions de production des signes impliquent une transformation
considérable dans le type de communauté de communication qui dominait jusqu'à
récemment dans l'espace amazigh. D'une communauté réelle de communication,
caractérisée par un mode de communication (émission– réception de signes)
instantanée, directe, immédiate, où les partenaires de l'action de communication
sont présents physiquement les uns par rapport aux autres, l'on passe, grâce à
l'écrit, l'audiovisuel et les nouvelles technologies de la communication, à une
communauté virtuelle de communication, caractérisée par un mode de réception à
distance et en différé. La distance spatio-temporelle induite par les nouvelles
technologies de la communication et l'industrie de la culture a pour effet
l'explosion de l'espace communicationnel traditionnel fondé sur la proximité, et
l'émergence d'une communication distanciée, différée et donc virtuelle.
Je disais quelque part que le signe amazigh est appelé à se séparer,
pragmatiquement, du corps amazigh qui, s'il lui donne force et vitalité,
l'empêche par là même d'effectuer des parcours sémiotiques à plus grande
échelle. Or la libération du signe amazigh de l'emprise du corps (autrement dit:
de la proximité spatio-temporelle et de la condition de co-présence des acteurs
de la communication) est au cœur même du nouveau mode de production des signes,
entamé par l'amazighité depuis quelque temps.
Il va sans dire que les nouvelles conditions de communication auront un impacte
significatif sur la structure même du signe. Ce dernier se verra de plus en plus
"expurgé" des effets para- sémiotiques liées à une pragmatique de la
communication basée sur la proximité.
Une communauté élargie de communication
Après des siècles de rupture, de séparation, de fragmentation, de
cloisonnement, de dispersion, d'émiettement, de règne de micro-communautés
communicationnelles conditionnées par les contraintes spatio-temporelles, nous
assistons enfin – nous les héritiers de l'amazighité – à l'avènement d'une
communauté de communication élargie, parce que libérée des impératifs physiques
et spatio-temporels. Une communauté virtuelle voit le jour et prend place petit
à petit dans la conscience collective des imazighen pour le grand bien de la
culture amazighe. La virtualité, telle qu'entendue dans ce contexte, n'est pas
synonyme d'irréalité: elle est l'unique mode d'existence des grandes communautés
culturelles, autrement dit, des nations.
Le nouveau mode de production de signes, axé sur l'auteur individuel et
s'appuyant sur un nouveau type de réception, s'inscrit dans cette révolution
silencieuse que j'évoquais plus haut. Non seulement il empêchera la disparition
de l'amazighité, mais aussi en favorisera l'épanouissement.
Dernier scrupule
Dans sa quête du sens, il ne faut surtout pas que l'auteur amazigh emprunte
cette rhétorique ambiante dans laquelle nous sommes englués: je veux parler du
discours identitaire du nationalisme arabe, tel que singé par les panarabistes
marocains. En effet, l'auteur amazigh n'est pas censé reproduire les schémas
discursifs qui sous-tendent le nationalisme arabe dont la phraséologie
absolutiste, victimaire, mégalo-parano risque, soit par réaction, soit par
contagion, de se retrouver dans le discours amazigh. L'amazighité est invitée à
se prendre ironiquement au sérieux. La formule peut paraître paradoxale: il n'en
est rien! Se prendre au sérieux, c'est signifier son être-là sans concession ni
complaisance. Le faire avec "ironie" (au sens philosophique du terme, tel
qu'élaboré dans la grande tradition humaniste), c'est se prémunir contre la
tentation absolutiste.
(Mimoun Amsbrid, m_amsbrid @hotmail.com)
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