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Quand un intellectuel a peur de son patronyme Par: Mohamed Boudhan (Cet article/réponse a été envoyé au Journal hebdomadaire il y a plus d’un mois, mais il a refusé, comme on s’y attendait, de le publier) Beaucoup de nos intellectuels marocains de renom, comme M. A. Aljabri, B. Himmich, M. Berdouzi…, brillants par la profondeur de leurs réflexions et la justesse de leurs analyses, deviennent soudainement des novices, voire des ignares, chaque fois qu'ils traitent de la question amazighe. Là, ils se laissent emporter par les préjugés et la peur amazighobes. Sans doute le mythe intériorisé du "Dahir berbère" y est pour quelque chose. L'un de ces intellectuels est monsieur Omar Seghrouchni. Dans son article intitulé "Mémoire du Makhzen et amnésie du peuple: force du système et faiblesse de l'individu" publié dans le Journal Hebdomadaire du 7 février 2004, il a fait une analyse très pertinente du système Makhzen en place au Maroc. Mais quatre phrases à propos de tamazight et de l'IRCAM (Institut Royal de la Culture Amazighe) trahissent une certaine amazighophobie qui contraste avec le raisonnement très judicieux de l'auteur. 1 – Mr. Seghrouchni donne la description suivante du Makhzen: «En général, le Makhzen, système de pouvoir du Maroc ancestral, est associé à une image quelque peu trouble, souvent péjorative, assurément anti-démocratique, régie tout à la fois par des mécanismes précis et cohérents, mais aussi par des aléas (que l'on peut qualifier de climatiques pour simplifier) et un zeste d'intérêts individuels saupoudrés par des élans de nationalisme». Donc pour changer ce système obsolète, il faut une alternance qui «ne doit pas être une alternance au sein du Makhzen, mais une alternance vis-à-vis du Makhzen: une alternance du système et non pas une alternance d'individus». Soit. Plus loin, Mr. Seghrouchni écrit: «Le Maroc est de civilisation arabo-musulmane». Et l'IRCAM doit contribuer à «l'enrichissement de la civilisation arabo-musulmane». Mais Mr. Seghrouchni ignore-t-il les fondements idéologiques du Makhzen? Ne sont ils pas l'arabo-islamisme? Les rois du Maroc, centre du système Makhzen, ne tirent-ils pas leur légitimité de la "commanderie des croyants" et de leur descendance arabe supposée remontant à la souche du prophète? L'arabo-islamisme est donc l'un des piliers et l'un des traits essentiels du Makhzen. Comment alors peut-on changer un Makhzen, qui se nourrit de et se maintient grâce l'arabo-islamisme, tout en enrichissant ce caractère arabo-islamique? 2 – Pour qu'il y ait donc une vraie alternance, un vrai changement du système Makhzen, il faut que ses fondements idéologiques et identitaires changent d'abord, en opérant un retour à l'amazighité où le Maroc ne se définirait pas par son caractère arabo-islamique, mais par son appartenance identitaire amazighe. Le summum de ce changement – il ne faut pas avoir peur d'être ridiculisé de l'avoir dit et écrit – serait la déclaration officielle que le Maroc est une monarchie amazighe. Les règles constitutionnelles qui régissent le régime politique marocain restent les mêmes. Change seulement ce qui touche à l'identité, qui deviendrait constitutionnellement amazighe, et l'officialisation constitutionnelle de la langue amazighe à côté de l'arabe. Voilà la vraie alternance, le vrai changement du système Makhzen. Si toutes les tentatives, islamistes ou socialistes de gauche, de réformer ou de changer le Makhzen ont toutes échoué, c'est parce que ces projets "Anti-makhzéniens" étaient d'essence arabo-islamiques, c'est-à-dire d'essence makhzenienne. Ces projets n'étaient en effet qu'une lutte du Makhzen pour le Makhzen à l'intérieur du Makhzen. C'est pour cela qu'il a été très facile au makhzen de récupérer ses opposants arabo-islamistes et en faire ses gardiens les plus sûrs. 3 – Si le Maroc «est de civilisation arabo-musulmane», c'est grâce à l'école publique de l'indépendance qui nous a inculqué, durant près d'un demi siècle, que nous sommes d'appartenance arabo-islamique. Pire encore: elle nous appris qu'être musulman, c'est être un bon arabe. C'est pourquoi beaucoup, chez nous, confondent arabité et islam. Après 50 ans d'un tel bourrage de crâne, par l'école, les médias, les partis, les syndicats…etc., dire que le Maroc est d'identité amazighe apparaît, en conséquence, une divagation et une déraison. L'école est un instrument au service du Makhzen. Et puisque le Makhzen s'appuie sur l'idéologie arabo-islamiste qui lui donne la légitimité requise, il va de soi que les programmes scolaires sont confectionnés de façon à nous gaver de cette idéologie arabo-islamiste pour donner plus de légitimité au Makhzen. Mais est-ce que le Maroc est vraiment «de civilisation arabo-musulmane»? Je pense qu'il ne l'est pas dans la réalité, - mais oui de religion musulmane -, comme l'avance Mr. Seghrouchni. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer notre architecture, nos danses, nos chansons, nos djellabas et nos caftans, nos manières culinaires, nos noces, nos tatouages et toutes les pratiques et us du Maroc profond, du vrai Maroc. Si Mr.Serghouchni veut des chiffres, il n'a qu'à demander aux vendeurs de chansons enregistrées pour savoir que les ventes des chansons arabes sont quasi nulles en comparaison avec les chansons amazighes et populaires qui sont les plus demandées et les plus écoulées. Ce qui est réellement arabe ou arabo-musulman – ce qui signifie la même chose puisqu'on nous a appris qu'arabité et Islam ne font qu'un – ce n'est pas le peuple, mais bel et bien l’esprit de l'élite makhzenienne qui détient le pouvoir. Mr. Seghrouchni a failli le dire quand il a écrit: «Entre un pays développé et un pays sous-développé, la différence est plus au niveau de l'élite que du peuple». Il ajoute: «Le Makhzen est une élite qui stagne, dont la cadence temporelle de renouvellement est incompatible avec les exigences d'une marche forcée vers le progrès, la science, le développement économique et citoyen». Si cette élite est «stagnante», c'est parce qu'elle puise son idéologie et ses principes dans la grande source de «stagnation» qui est l'Orient arabe. Mr. Seghrouchni affirme que «Le Maroc est arabo-musulman» en citant le roi Hassan II qui a dit que «Ses racines sont an Afrique et ses branches en Europe». Comme on le voit, cette citation de Hassan II dit le contraire de ce qu'avance Mr. Seghrouchni sur l'identité arabo-islamique du Maroc. Si Mr. Serghouchni avait écrit «civilisation berbéro-musulmane» au lieu de «civilisation arabo-musulmane», on aurait pas grand-chose à reprocher à ce pont de vue. 4 – Puisque «le Maroc est de civilisation arabo-musulmane», d'après l’auteur, le seul rôle assigné à tamazight c'est celui «d'enrichir ce caractère civilisationnel». Dans la même logique, il appelle le Maroc à «être acteur dans la négociation des nouveaux équilibres entre chiites et sunnites, entre Turc, Perse et Arabes». Et quel désordre dans la création des parallèles... Quant à l'IRCAM, il doit être «un acteur d'enrichissement de la civilisation arabo-musulamne». Et ce chaos prétend se munir d’une logique politiquement inexplicable. Tamazight, et le Maroc amazigh en général, doivent donc, selon Mr. Seghrouchni, être au service des arabo-musulmans et prêts à intervenir pour résoudre les problèmes des autres, les problèmes de l'orient arabe. Il parait que le politicien nous conseille, non seulement de continuer à rester de sages et résignés aliénés qui servent les intérêts des autres, mais d'êtres des transfuges contre nous-mêmes. Que faire alors de nos ‘propres’ problèmes ? Ce n'est sans doute pas un hasard si Mr. Seghrouchni assigne à tamazight la même tâche dont l'a chargée la "charte national de l'éducation et de formation" qui en a fait une bonne au service de l'arable. Ce qui est très logique si l'on sait que le contenu de la charte est aussi arabo-islamique. Pourquoi continuer à être au service des arabo-muslmans quand ces derniers ne sont même pas reconnaissants des services que le Maroc amazigh leur rend? Nous organisons toujours de grandes manifestations de solidarité avec les causes du moyen orient. Mais le jour où l'Espagne a envahi notre île "Toura" - dont nous avons changé même le nom en "Layla" pour plaire aux arabes -, nous nous sommes trouvés seuls et sans soutien aucun de la part des pays arabes: aucune manifestation dans les rues arabes en signe de solidarité avec le Maroc. Le pétrole arabe coule à flots. Tout le monde en bénéficie, même Israel, sauf le Maroc qui l'achète à prix d'or. Des centaines de nos citoyens meurent chaque année dans la Méditerranée voulant passer à l'autre rive à la recherche du travail, alors que les pays arabo-islamiques du golfe emploient des millions de travailleurs venus de l'extrême orient et ne daignent pas embaucher les marocains. Les belles jeunes marocaines, oui, mais dans la prostitution. Qu'a-t-on gagné de cet attachement irrationnel et irréaliste envers l'orient arabo-musulman? ? L'intégrisme, le terrorisme, le fanatisme, la misogynie, l'irrationalisme, le sous-développement, l'analphabétisme élevé, la généralisation de la corruption, la violence du 16 mais 2003… etc. Quelle récompense a-t-on reçue des arabo-musulmans de l'orient en contrepartie de nos bons offices? La création et le soutien d'une autre "république arabe" sur notre sol nord-africain. L’auteur conseille au Maroc «d'éviter d'agiter le drapeau berbériste pour signifier aux américains qu'ils ne ressemblent pas aux méchants petits canards d'Orient». C'est ce qui devrait être. Mais ce n'est qu'un rêve encore que Mr. Seghrouchni arbore comme un épouvantail pour faire peur… de tamazight. La réalisation de ce rêve – qui n'est pas impossible – requiert une véritable révolution dans les consciences et les mentalités de notre élite gouvernante. 5 – Mr. Seghrouchni dit que «les réflexions de l'IRCAM, usant du caractère royal de l'institut pour faire valoir certaines aberrations hors du cadre de l'État, sont un exemple type de mécanismes makhzeniens. L'IRCAM ne doit pas se transformer en commando de désarticulation de la langue arabe». Là il se trompe doublement parce que son cadre de référence est toujours l'idéologie arabo-islamiste qui considère tout ce qui n'est pas arabo-islamique comme un complot contre la langue arabe et l'islam. L’auteur n'ignore pas sans doute que l'IRCAM est régi par un Dahir qui précise ses compétences et ses attributions, et que ses décisions n'ont qu'un caractère consultatif que le roi peut approuver ou rejeter. Il n'est pas donc libre dans ses "réflexions" et surtout ses résolutions. Quant à dire que «les réflexions de l'IRCAM, usant du caractères royal de l'institut pour faire valoir certaines aberrations hors du cadre de l'Etat», c'est l'aberration elle-même, qui dénote une méprise sur les mécanismes de l'action makhzenienne que Mr.Seghrouchni a bien expliqués le long de son article. Ce n'est pas là une contradiction, mais une illustration de la remarque que nous avons faite au début de cet article concernant beaucoup de nos intellectuels: d'éminents chercheurs et de brillants analystes, ils deviennent de simples novices qui perdent le bon sens quand ils parlent de tamazight. Sur ce point concernant l'IRCAM, Mr. Seghrouchni se trompe lourdement: pour lui l'IRCAM est en passe de faire valoir certaines aberrations hors du cadre de l'Etat "arabo-islamique", se cachant derrière le caractère royal de l'institut. Quelle naïveté! Comprenons que le politicien veut dire par "aberration" tout ce qui va à l'encontre du caractère "arabo-islamique" du Maroc. Ce que l’auteur ne saisit pas, bien que ce soit une évidence, c'est que l'IRCAM n'est pas créé «pour faire valoir certaines aberrations hors du cadre de l'Etat», ou «agiter le drapeau berbériste» devant les américains, ou affaiblir l'idéologie arabo-islamiste de l'Etat. Il est créé pour "makhzéniser" tamazight - et le mouvement amazigh – pour qu'elle reste toujours au service et sous ordre de l'arabo-islamisme, comme le souhaite et le défend l’auteur, pour qu'elle soit contrôlée, surveillée et orientée de façon à ce qu'elle n'aboutisse jamais à des «aberrations hors du cadre de l'Etat», c'est-à-dire à l'attachement à une identité amazighe indépendante du giron arabo-islamique. 6 – L’auteur écrit: «Le Maroc a besoins d'une langue normée qui porte son rayonnement, facilite son développement, le protège de l'isolement et préserve la cohérence de son identité». Je suis tout à fait d'accord avec Mr. Seghrouchni sur ce point concernant la problématique de la langue. Car ces conditions - d'une langue «qui porte son rayonnement, facilite son développement, le protège de l'isolement et préserve la cohérence de son identité» - sont parfaitement réunies dans la langue amazighe et non pas dans l'arabe qui ne nous a conduit, avec la politique d'arabisation, que vers le sous-développement, la perte de notre identité, l'isolement de notre environnement africain et méditerranéen et l'absence de tout rayonnement sur la scène internationale, puisque même si les marocains accomplissent des exploits, ces derniers sont considérés comme des exploits arabes parce que le Maroc est considéré comme pays arabe. 7 – Mr. Seghrouchni conclut son analyse comme suit: «il semble que le pouvoir a la mémoire de ses actions et que le peuple a l'amnésie d ses souffrances. La Maroc ne peut qu'en souffrir, nous n'avons pas le droit de l'oublier». C'est vrai, c'est exact. Il est normal qu'un peuple à qui on a volé, détruit, falsifié et changé la mémoire soit amnésique. Les marocains sont un peuple sans mémoire, un peuple qui n'est pas lui-même, un peuple qui a la mémoire des autres peuples, les peuples arabo-islamiques du moyen orient. Pour rétablir la mémoire perdue et dégénérée, il n y a qu'un seul moyen, c'est rétablir l'amazighité qui est la vraie mémoire de ce peuple, avec tout ce que ce rétablissement implique de réécriture, de révision et de correction de son histoire. Enfin, à travers ces quelques lignes d’amazighophobie écrites par Mr Seghrouchni, l’on peut conclure que la haine de soi est profondément creusée dans son âme (pour ne pas dire sa conscience).
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