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Voyage de hasard en Allemagne, au pays des Imazighen Par: Hassan Banhakeia (Université d’Oujda) «La vérité répugne à notre nature, mais non l'erreur, et cela pour une raison fort simple: la vérité demande que nous nous reconnaissions pour des êtres bornés; l'erreur nous berce de l'idée que, d'une manière ou d'une autre, nous sommes infinis.»(Goethe, Pensées 1815-1832, Hachette, p.429) Qui n'aime pas voyager au pays du Main? Tout le monde rêve d'y aller un jour ou l'autre. Là, l'on dit que la culture, la philosophie et la civilisation sont les premiers dons de l'homme moderne. Et surtout pour y parler de tamazight et des droits des Imazighen au Maghreb, ce serait le comble du bonheur… Ce fut grâce à un appel téléphonique de Tahar Toufali, enseignant universitaire, qui, désespéré, me supplia de le remplacer dans un festival amazigh à Frankfurt, que cette chance me fut offerte. Il devait parler d'économie, je lui proposai de discuter d'autres aspects: culture et langue. Il me rassura que ces militants amphitryons étaient des personnes agréables, intègres et probes. D'autres appels du pays de Goethe retentirent alors chez moi, m'assurant de leur disposition à me recevoir et multipliant les politesses. Néanmoins, il y avait deux contre-temps majeurs: pour moi le temps nécessaire pour préparer la communication, et pour eux les billets d'avion. On était mercredi 24 septembre, et la communication aurait lieu le 27. Je devais décliner l’invitation… Et au nom du militantisme, j'acceptai l'offre. Les appels téléphoniques retentirent encore: l'on me rassura que je recevrais des billets électroniques pour l'aller à l'aéroport, et le retour serait déjà pris à mon arrivée. Le vol pour l'Allemagne dura plus de douze heures, de 11h 30 jusqu'à 24 h, avec des escales infinies à Malaga et à Palme de Majorque. A force de décoller, d'atterrir et d'attendre l'autre vol, j'avais l'esprit complètement emporté par des avions qui s'explosent et des chutes vrombissantes. Ma phobie des avions est ineffable. Le voyage était très fatigant. Lors de l'escale dans l'aéroport des îles Baléares, je rencontrai le chanteur rifain Khalid Izri avec qui le voyage vers l'Allemagne devint moins terrible. A notre arrivée à l'aéroport, nous fûmes reçus par deux jeunes rifains de l'association «MVTKS» de Frankfurt. Pleins de sourire, l'un d'eux s'empressa de suggérer à son ami sous forme de reproche implicite: - Dis-leur où nous allons passer la nuit! Ainsi, ils ne vont pas être choqués. - Nous allons passer la nuit à 80 km d'ici. - Pas de problème, fut ma réponse. - Dans une cabane en pleine forêt, ajouta-t-il. - Pas de problème, nous allons comme ça visiter la forêt noire. - Avez-vous dîné? - Moi, d'habitude je ne dîne pas. Khalid dit la même chose. Nous arrivâmes à 1 h du matin à la cabane où il n'y avait pas d'electricité, rien que des bougies pour nous éclairer, et un pallier craquelant. La nuit fut froide, et le soleil fut hâtif à libérer le matin. Je n'eus qu'une paire d'heures de sommeil. Le matin, je me plûs à écrire des choses qui manquaient à cette communication, en imaginant une assistance hétérogène et curieuse. Ce n'est qu'à la fin de la matinée que les amphitryons se réveillèrent. Le petit déjeuner fut également hâtif. Et l'on se précipita à refaire les 80 km de retour pour Frankfurt. Dans l'«Auberge des Jeunes», il n'y avait qu'une dizaine de personnes habillées à l'occidental ou à l'oriental pour un festival amazigh. La fête, parce que par la suite l'on se rendait compte que c'était plus une fête qu'un acte de réflexion et de militantisme où les battements de la guitare et de l'«allun» obnubilaient plus que la magie des mots, allait commencer à 17h. Sans perdre de temps, je me mis au travail en compagnie d'une traductrice à déconstruire l'exposé et à le transposer en anglais pour qu'elle la refasse en allemand: il y aura sans doute des allemands qui vont y assister, et des rifains aliénés linguistiquement… La communication eut lieu à 18 h où, par le hasard absurde, je parlai longuement du rapport auto-destructeur du rifain envers soi, et du rapport de glorification, voire d'asservissement, établi avec l'autre. Elle dura plus d'une heure. Ensuite, les questions furent nombreuses et intéressantes. Tout se passa bien devant près de 250 personnes. A la fin de ma communication, des militants amazighs du Pays-bas et de la Belgique me proposèrent des dates pour une probable communication en mai et juin. S'ensuivirent une très belle pièce théâtrale jouée par Aynid, intitulée «êbass a êessas» d'Azerwal, focalisée sur les problèmes sociaux avec une vision réaliste et satirique, les chansons tonitruantes de Tawmatt et les vers polychromes de Khalid Izri. A 5 h du matin, je me couchai éreinté, rassuré par les organisateurs d'avoir le billet de retour à Bruxelles. Il suffisait d'appeler un numéro de téléphone et d'aller chercher le billet d'avion. Là, je profitai de l'occasion pour visiter le Luxembourg où résidaient mes frères: je pris le train à 9 h. Le sommeil me rendait la tête lourde. Ah, quelle fut ma rage quand je découvris, le lendemain, après le voyage par train de Luxembourg à Bruxelles qu'il n'y avait pas de billet! Le militant, et combien ils sont nombreux dans ce monde amazigh fouetté par l'aliénation et le narcissisme sauvage, me rassura qu'ils ne lui avaient donné que 100 euros pour me payer le voyage de retour. Là, je pensai longuement à tant de mésaventures de militant qui doit taire les gaffes des «confrères» (avec les «hollandais» de l'université de Tilburg où je publiai «Iles inu, tasghunt» sans jamais recevoir aucun exemplaire, et les magouilles d’un “grand militant” qui s'empara de l'argent (3000 euros) pour les efforts fournis pour la confection de ce même texte, le billet de retour «disparu» à l'université de Cordoue). Là, maintenant d'autres amis militants agitent leurs couteaux pour me balafrer l'«udem», cet unique dépôt de la dignité. Pour un instant, et combien il est 'longuement' profond, je me sentis comme une prostituée qui partit parsemer les plaisirs une nuit, et revient chez elle à l'aube, à pied, sans rien et balafrée. Sans dignité, sans «udem» à montrer… Là, je me dis: je n'ai pas visté le Römeberg du XVe siècle, ni les églises gothiques de Frankfurt, ni les Main-hattan, ni la maison de Goethe. Rien, juste la forêt noire. Comme si j'étais un singe africain… Là, il fallait repenser les choses, retisser le parcours, rejuger les personnes, soupeser les idées, et surtout revoir les principes. Ce fut très dur pour ma tête. Je pouvais terminer simple truand dans les rues de Bruxelles, sans rien pour rentrer. Heureusement, j'avais sur moi les trois cent euros pour payer l'avion de retour. Mais, il fallait passer la nuit quelque part, car pour cela je n'en avais pas assez… L'ami bruxellois s'offrit volontaire pour m'héberger… Le hasard, cette fois objectif, voulut que je rencontrasse un jeune clandestin marocain à la gare de Midi. Il vendait sa montre pour aller au sud, de Bruxelles à Avignon, désespéré par la traîtrise des siens, pour acheter un billet d'autocar. Il était grand et corpulent, d'une trentaine d'années, il avait les yeux qui sondaient un lieu invisible pour s'y réfugier, à force de se frotter contre les lianes du désespoir. Je me dis combien je lui ressemblais, que nous avions la même âme qui battait de dégoût envers les siens: ses relatifs résidant en Hollande le laissèrent tomber après avoir risqué sa vie sur les crêtes vengeresses de la Méditerranée. Il croyait à leurs promesses: «As-d waha! Dinni a xaf nek ndebbar!» Il abandonna alors le Rif pour asseoir ses rêves d'homme qui désire vivre… Et quand il fut tout près des siens, il se rendit compte combien il était petit, et à leurs yeux humilié, blessé profondément. Ils lui répétaient au téléphone: «War nzemmar a d-nass. Mara texsed a tased, as-d!» Il était là, là, là… Cela sonnait bien à: Ne viens pas. Va-t-en ailleurs! Ah, combien cette fuite du propre devient une philosophie de l'être rifain… Je pense que, derrière cette mésaventure à Frankfurt, il y avait tout de même quelque chose de plus intéressant à apprendre. Je sondai pour un moment les tréfonds de l'être amazigh: humilier le propre, blesser les siens. En premier lieu, une chose fort connue: «Amedyaz n dchar war isfuruj» me revient à la tête. Secundo, ah!, si j'étais un fqih, le hasard ne serait plus à ma chasse: j'aurais eu mon billet de voyage et des billets verts… Le Destin l'aurait voulu. Et si j'étais un fqih égyptien, j'aurais des billets de toute sorte et des plaisirs à entamer… Le Destin aurait encore plus de force. Et si j'étais un fqih «da3iya», j'aurais tout. Totalement tout. C'est bien cela le parfait Destin! A la fin, le hasard était parfait: je rentrai le jour de mon anniversaire. C'était là le signe de mon réveil. Pas de ma résurrection! Je fêtais, enragé et point apeuré par les vrombissements continus de l'avion, la mort de la confiance démesurée dans le propre. C'était bien cela qui m'éloignait du Réel pour me perdre dans les lacets du Hasard. (H. Banhakeia) |
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