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De l’humiliation épiphanique ou tamazight prise dans les mailles de l’interdiction Par: Hassan Banhakeia (université d’Oujda) «Books you were going to write with letters for titles. Have you read his F? O yes, but I prefer Q. yes, but W is wonderful. O yes, W. Remember your epiphanies on green oval leaves, deeply deep, copies to be sent if you died to all the great libraries of the world, including Alexandria?», (James Joyce, Ulysses, pp. 40-41)
Nous allons essayer, ici, de procéder à une analyse de l'instant où la prohibition frappe de plein fouet le panneau de stop «bilingue» où le tifinagh apparaît pour la première fois, aux côtés de l'arabe, dans les rues de Nador. C'était un jour, pas comme les autres. Dans une ville amazighophone, dans un pays qui entend s'ouvrir sur son amazighité: sa première identité... Au fait, que s'est-il passé? Au commencement, il y avait cette situation de confusion générale où l'on hurlait: voilà l'arriviste qui clame son amazighité! Voilà l'homme aux idées douteuses. Voilà. Voilà. Voilà. Et cette interdiction réalisée par la main de fer, comment l'entendre? Sinon, comment l'expliquer? Dans ce simple panneau de circulation, qui leur fait le plus peur, le signifié ou le signifiant? Ah, ils persistent à considérer que le signifié de «Bedd», le point central, ce en quoi consiste le tifinagh, est tellement dangereux, en outre le signifiant traduit une forme surnaturelle où on peut déchiffrer consciemment: «C'est interdit!». Ni signifiant ni signifié, ni référent ne servent à reconsidérer cet acte sommaire. Comment pourraient-ils réduire le panneau rien qu'à ses significations possiblement négatives? Et du positif, qu'en font-ils? Bien des choses se sont passées. Et il faut dire: en tout cas, il n'y a pas de raison qui puisse expliquer cette prohibition. Cela est fort vrai.
I.- De l'humiliation d'être pour le tifinagh Ebahi, les larmes aux yeux et sans souffle, durant ce jour-là, le promeneur s'arrête longuement devant le panneau d'identification et de reconnaissance de soi et de l'amazighité. Témoin le jour suivant de l'absence, l'on se sent humilié comme ça, tout d'un coup! Profondément humilié quand on se rend compte qu'au fond de nous-mêmes un être «indivisble et sublime» vient d'être assassiné, broyé, réduit à néant et surtout renié. Qu'au fond de nous, il ne reste plus rien qui soit valable. Par-ci par-là apparaissent des réactions incongrues, dictées par un bafouillage bel et bien structuré. Et des articles, de vrais articles à vendre. A leur lecture, l'on se sent très humilié car des insultes se manifestent au son des «monnaies d'or» qui arrivent dans les poches des écrivailleurs, qui eux ne se lassent pas de s'étaler sur les arrière-pensées du panneau. Néanmoins, ce qui m'humilie davantage, ou du moins ce qui me trouble, c'est que, de cette interdiction, qu'allons-nous comprendre pour ce qui est de l'avenir de l'amazighité dans ce pays? Cet incident de censure est fort significatif. Il traduit explicitement toute l'Histoire. De façon crue. C'est cela l'Histoire qui excelle à humilier ses habitants: elle traverse les corps, elle déchire les âmes, déchiquette l'amour-propre et refait le raisonnement pour se métamorphoser en conscience d'être ce qu'il faut être. Cela est bien un moment épiphanique où l'on se découvre. Qu'est-ce que l'épiphanie? C'est un moment de révélation instantanée: l'individu découvre, par l'intuition, des vérités depuis si longtemps cachées à son regard. Il saisit, par conséquent, ce moment comme un moyen pour comprendre un phénomène précis qui lui est propre. Elle permet de briser le raisonnement courant - qui est régi par des règles artificielles qui construisent la mystification établie - en vue d'instaurer dans le sein de la réflexion menée une structure cohérente et une texture distanciée, capables d'expliquer le phénomène. (1) Ah, les coups de cette humiliation peuvent tout expliquer! Pour ce qui est de l'humiliation, la définition est très familière pour les Imazighen (dans toutes leurs formes: acculturés, aliénés ou authentiques qu'ils soient): ils y sont habitués. Ils en font même une philosophie d'être dans le monde. Mais, par «humiliation épiphanique» pour les Imazighen, l'on entend cet instant unique, mais pluriel et multiforme, où cet être découvre que son essence est hélas complètement bafouée dans une structure qui crie fort le contraire, la mort à l'amazighité. C'est cela l'humiliation épiphanique qui me hante en ce moment, en cet instant que je perçois l'absence du panneau.
II.- Autour du panneau surréaliste qui dit: «Qqif! Bedd!» Une surprenante manière, commente un article(2) à propos de ce triste événement, de poser la question linguistique. «Surprenante» me surprend. Mais, c'est vrai au fond, il faut lire «surprenante» comme synonyme de «surréaliste». Le panneau «Bedd» écrit en tifinagh est à lire comme une image surréaliste! Une image, qui rapproche deux réalités plus ou moins éloignées: le «Qqiff» en haut, et tout en bas le «Bedd», est capable de traduire ce bout du monde dans toutes ses composantes. Un tableau véridique. Un parfait diptyque marocain. Le tableau est source alors d'une métamorphose imprévisible car il assure l'union raisonnée et démocratique des symboles, des mots et des idées. Cette unité peut durer justement plus d'un jour. Pour toujours. For good. Mais, au fil des heures, le «Bedd» ne peut pas être une tranche du Réel car il apporte de l'hétérogénéité au Discours. Ainsi, les hommes de décision ne veulent pas de ce «Bedd» pour s'exposer physiquement comme quelque chose de spontanément valable, de despotiquement juste. Les deux volets du tableau vacillent fébrilement avant de tomber. Le volet de tamazight disparaît, sombre dans le bas, il est rabattu complètement par «Qqif». Car eux, ces hommes craignent que le regard épiphanique, celui qui découvre, ne puisse pas congédier «cette fois» l'en bas. Car pour eux, la charge émotive sera incommensurable grâce à ce flux épiphanique. L'autorité administrative décide, tout bonnement, alors d'annuler la décision communale «votée à l'unanimité». Quelles seraient les formes adéquates pour cet instant épiphanique? Quelles sont ses différentes articulations? Selon Norman K. Denzin, il existe «four forms of the epiphany:(1) the major event, which touches every fabric of a personal's life;(2) the cumulative or representative event, which signifies eruptions or reactions to experiences which have been going on for a long period of time;(3) the minor epiphany, which symbolically represents a major, problematic moment in a relationship or a person's life; and(4) those episodes whose meanings are given in the reliving of the experience.»(3). Toutes ces formes d'épiphanie s'assemblent parfaitement comme la réaction intérieure face à ce contexte de censure: en un coup le tableau de tifinagh est évacué. L'on répète que les panneaux relèvent du ministère de l'Equipement. Ces formes épiphaniques envers «Bedd» naissent d'une mémoire qui nous traverse comme un orage mémoriel involontaire. Ah, de là combien de choses (vérités) lointaines l'on apprend! De cet acte, faut comprendre (s'assurer) que tout a été fait de cette manière. La mémoire 'involontaire', est celle où le passé se constitue de cumuls (dans la conscience), et les orages mémoriels de l'entassement de faits au sein de la Mémoire. C'est plutôt la deuxième forme qui met nettement en exergue ce qui s'est passé à Nador. Cette annulation est un fait représentatif. Le Temps de l'acte, ce sont les infinis territoires de l'oubli. L'oubli est à la base du Maghreb arabe. L'oubli, c'est le silence du temps ou bien le temps passé sous silence. L'interdiction sert momentanément l'oubli, mais renforce la Mémoire. En effet, les objets et les éléments de cet épisode d'évacuation rapide, englobent une part du monde intérieur, ou plus précisément ce sont des entités intimes de la collectivité qui se trouvent refoulées. Que cet héritage de tifinagh, longtemps transcrit sur les roches, ensuite sur les fronts tatoués, fonde dans l'orage mémoriel, mieux dans l'épiphanique, mais surtout à faire confondre la mémoire personnelle avec le passé collectif. Et l'interrogation qui demeure posée: Pourquoi un tel acte pour rien? Ce rien, c'est tout. Quelle rage! Là naît la force de l'humiliation originelle.
III.- La fureur de la vision épiphanique: Toujours saisi d'une rage inhabituelle, j'ai pensé longuement à ces conseils-suggestions de quelques jeunes: “Di l'IRCAM, ttiraren xaf-wem! Effghem-d ssenni! Min din tteggem?”. Tout cela s'est passé dans une salle bondée à Midar lors du 23 anniversaire de “Tafsut n Imazighen” où j'ai assuré une communication. Auront-ils raison ces jeunes militants? De la Suspicion, de la méfiance de tout ce qui est institutionnel ou institutionnalisé émerge quand tamazight est prise en charge par les autres ou par ces institutions tant distantes vis-à-vis de ce corps amazigh. Pardon, cadavre. Cette suspicion, au fait, est un fruit des humiliations accumulées. Peu de jours se passent, et ils s'en vont si vite pour me rapporter une réponse absolue à tant de questions humiliantes. L'humiliation émerge souvent, avec plus de force, quand il est question de l'identité et de notre degré de prise de “conscience d'identification” dans un groupe “endogène” ou même dans un autre par la force de l'aliénation et de l'acculturation. Et l'on se dit: ne sont-elles pas au fond ces paroles critiques de réelles accusations? Les institutions, tout au long de cette histoire tant remodelée, n'ont jamais reconnu effectivement l'amazighité de ce grand pays. Des raisons ne manquent pas, allant de l'espace jusqu'aux moyens, en passant par l'organisation, l'ordre, le temps, etc, et de l'espace. Et l'absence de volonté! Tout un filet de prétextes qui tuent le cadavre! Tant de mailles pour un être qui veut vivre! Précisé'ment, un simple panneau de circulation portant étrangement “Stop” transcrite en langue arabe (Qqif, en premier lieu) et en dessous en langue amazighe «Bedd» y est pour «sub-vivre»), fait l'événement de l'humiliation «épiphanique»; il est posé au milieu d'une nébuleuse de signes. Le panneau était, par un hasard bien objectif, planté auprès de la Cour d'Appel. Comme si la cause amazighe était souvent «présentée» auprès de cette institution magistrale, criant: «Sbeddem timneghit-inu! Sbeddem!» (Arrêtez le génocide! Arrêtez!) L'évacuation du symbole obscur, rappelons-le, est faite en moins de vingt-quatre heures. L'appel est rapide: ce panneau «maudit» crée un conflit sans précédent entre la municipalité et le ministère de l'Intérieur (appelés par la force de la Loi à mener une vie commune dans un mariage naguère idyllique)... Certes, la rue de Nador s'indigne sans pouvoir parler. Elle veut dire quelque chose sur ce fait où un seul panneau dérange (comme si une graine allait polluer sa propre terre) au milieu d'un champ infini de panneaux, insignes et pancartes écrites autrement (bien qu'ils soient des graines exogènes et importées). Aucun argument ne peut expliquer cette interdiction d'«être ce qu'on est» si la réconciliation avec le tifinagh est criée haut et fort par le Palais, les partis, le parlement et d'autres institutions... Sachons ce qu'on sait déjà: ces plaques/panneaux montrent la citoyenneté. Là, les citoyens amazighophones ont-ils des droits? Non, si effacement y a. Et des devoirs? C'est tout ce qu'il y a. Au fait, des questions naissent, elles sont pour moi des rechutes «blessantes» sur la conscience en tant que membre du conseil d'administration de l'IRCAM, du fait que l'on se sent «ridicule», du moment que tout se perd dans des constructions sophistes pour enrayer tamazight, une autre fois, comme étant l'éternelle coupable, la pécheresse invétérée. A ce propos, tamazight n'a pas besoin d'être flattée, non plus ses militants d'être ré-compensés, mais elle a besoin d'être: digne et munie de tous droits (naturels) dans son aire naturelle. Comme toute autre langue, toute autre culture... Mais (et un autre), en tant que militant, une question se pose: que faut-il faire? Parler, parler et parler. Et que faire? Qui sait ce qu'il faut faire? A ce titre, s'il faut donner un surnom aux Imazighen qui occupent presque tout le sud de la Méditerranée, l'on ne peut trouver comme proposition rien que: barbare ou berbère. Ce peuple n'a pas besoin de panneau, ni d'insigne, ni d'école, ni d'administration, ni d'institution, ni de radio, ni de télévision... Il peut demeurer tel qu'il est folkloriquelement.
IV.- Le temps des fausses questions Loin de tout positionnement stérile où il faudra répondre à l'indispensable interrogation (Qui a raison? Qui a tort ?), maintes questions-doublets se posent avec force:
1°- La question de l'identité aliénante: -Que faut-il comprendre par cet enlèvement/ effacement du signe identitaire? -De la partition identitaire de l'espace réduit (aire zinguée) est-il vue comme un acte conscient par lequel on contrevient à la Loi? Sûrement, cette interdiction identitaire est menée finement à travers l'Histoire, ce n'est pas aujourd'hui que l'on va tolérer ces abus «démocratiques et justes». Un seul indice peut résumer cette question identitaire: les «Ayt» sont métamorphosées en « Ben / Beni» bénits. 2°- La question de la communication incommunicante -Est-ce que cet enlèvement va réduire catégoriquement les accidents de “circulation”? -De cette évacuation des symboles identitaires ne faut-il pas comprendre l'enchaînement des accidents de civilisations dans ce grand pays dit «Maghreb arabe» et «Monde arabe»? Sûrement, ce manque de communication ou de “circulation” est tramée politiquement pour signifier institutionnellement qu'il n'y a rien d'endogène, ni d'authneique, ni d'original. Car le signe «Bedd» ne mène qu'à la remise en question de l'injustice.. 3°- La question du discours à appliquer - Ce «Bedd» pour tifinagh n'est-il pas une infraction par rapport aux discours royaux en faveur de l'amazighité du Maroc? - De cette mort de la communication ou de cette arrestation (arrêt), ne faut-il pas comprendre que tamazight, et en particulier l'amazighité, n'a pas besoin d'arrêtés pour vivre ou sur-vivre? Sûrement cette infraction au Discours montre parfaitement l'insouciance des gouvernants vis-à-vis de l'histoire du Maroc qui fait des pas gigantesques vers la Démocratie. 4°. La question de la loi à légitimer - Si au nom de la Loi organisatrice, l'on interdit l'introduction de tifinagh sur la voie publique, pour quand y aura-t-il des lois qui puissent affranchir cette graphie du temps des dinosaures? - De cette légalité à prohiber, quand aura-t-on la légalité pour reconnaître que ce bout de monde est naturellement d'essence tifinagh? Sûrement, cette interdiction va à l'encontre de l'esprit de la réconciliation avec l’héritage civilisationnel premier de tous les marocains. 5°.- La question de l'ordre historique à cultiver - Quel côté « subversif» a-t-elle cette insigne en tifinagh? - De cette subversion inhérente au tifinagh, que faut-il faire pour l'investir d'un unique sens et de possibles significations pour qu'elle devienne quelque chose de public et de communément reconnu? Sûrement, il faut attendre les autres qui regardent ailleurs. Là, il faut dire, cette honte vis-à-vis des siens, vis-à-vis de cette préhistoire (nord-africaine, numidienne, barbare), vis-à-vis de l'origine est intéressante d'interpréter. Ces études peuvent tout dire, tout déstructurer à propos de cette politique d'«avilissement progressif» envers son identité première. 6°.- La question de la morale boudante - Tamazight, inscrite sur la voie publique, porte-t-elle préjudice aux promeneurs, aux passants et aux citoyens qui ne se lassent pas de parler (communiquer) en tamazight? - De cette interdiction ne comprend-on pas le trait «pécheur» des signes amazighs? Sûrement, la morale peut régner dans les rues marocaines, et faut faire attention aux signes «licencieux». 7°.- La question de la démocratie remodelée - Pourquoi cette marque identitaire n'est-elle pas tolérée ni acceptée si d'autres marques (de nature totalement exogène et exotique) sont imposées? - Pourquoi ne veut-on pas (ce “on” tantôt connu tantôt anonyme) partager pour fonder la démocratie dans un espace remodelé? Sûrement, cette première marque a de réelles significations plus que toute autre marque. Voilà, en principe, la vérité de cette évacuation urgente. Et d'autres questions-doublets, d'autres questions-triplets, d'autres questions quadruplets etc... sont à poser à ces marocains «amnésiques».
En conclusion... La démocratie, si elle a lieu, demeure que l'on le veuille ou non, cet instant de partage de l'espace. Et, si l'on arrache le panneau, est-ce bien pour parfaire le déracinement? De cet effacement, ne faut-il comprendre qu'une manière nouvelle d'être pour tamazight qui sera, sûrement, esquissée prochainement? C'est une damnation, quand on est amazigh, d'être dans le monde. Révolus les temps où le tifinagh figurait sur les visages des femmes, les Imazighen ne sont ici, au Maghreb arabe, que pour lire les panneaux des autres, ceux qui les aliènent, ils n'ont pas le droit d'être un corps écrit, ils n'ont que cette patience commune à supporter ce qui est différent d'eux. Ils n'ont pas le droit à un seul panneau parmi des milliers dans une ville comme Nador de peur que cela crée du Désordre, du Chaos et de la Licence! Cet effacement sera suivi d'une prochaine existence: «Tu peux être car je le veux.». Comme cela va être le projet de l'amazighité... Ou comme l'absence. Qui a décrié cette situation, digne du théâtre de l'absurde: en première année élémentaire, un cours de tamazight est réparti actuellement? Ah, c'est vrai! Là, il n'y a rien. On va préparer quelque chose (manuels) et des gens (des enseignants), disent-ils, ce sera pour l'année prochaine... L'à-venir appartient à tamazight qui sombre... Enfin, une autre question, et peut-être la dernière c'est-à-dire la plus humiliante: et si le panneau était long, et totalement écrit en tifinagh, que se serait-il passé?
NOTES (1) Certes, il s'agit d'un procédé emprunté à la religion pour l'investir d'une autre signification: l'épiphanie devient une forme ou bien une technique d'être dans le monde. Elle est la manifestation spirituelle, révélatrice de la vérité suprême, sans l'intennédiaire de la raison ni de la perception. Loin de toute définition purement dogmatique, elle est également d'une éclosion intellectuelle durant laquelle la parole intérieure déborde librement afin de délivrer l'esprit de toutes ses charges. Mais, ce ne sont que des moments fugitifs. (2) «Libération », jeudi 08 mai 2003. (3) Norman K. DENZIN, Internretative Biograohv, Londres, Sage University Paper, 1989, p. 71
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