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LE VOYAGEUR
LOTI: CONSTRUCTION DES PREJUGES ET RECONSTRUCTION DU MAROC
Par: Hassan Banhakeia (université
de Nador)
«Les livres de Loti ne sont pas trompeurs,
car ils ne prétendent pas dire la vérité du pays en question; tout ce qu’ils se
proposent de faire est de décrire avec sincérité l’effet produit par le pays sur
l’âme du narrateur» (Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Seuil, 1989, p.343)
Notre propos, dans cette analyse du récit de voyage Au Maroc (AM) et du texte
autobiographique (1) Prime Jeunesse (PJ), est double. Il s’agit de soulever, à
partir de la vision d’un romancier connu, Pierre Loti (1850-1923), quelques
aspects de la construction du Maroc, arabe et vieux, dans l’imaginaire français,
et dissocier le littéraire et l’idéologique dans une telle conception exotique.
Derrière cette fiction s’étalent également des traits réalistes de ce pays
africain. Parallèlement, cette étude va mener à terme une double analyse: d’une
part la vision d’un militaire iconoclaste, (2) et de l’autre celle d’un
explorateur à sensibilité particulière qui ne cesse d’énoncer sa fascination et
sa répulsion du monde oriental. (3) La première est tissée par le
voyageur-stratège militaire qui s’occupe à repérer les points de force et de
faiblesse du pays africain, à analyser ses institutions et à mesurer la distance
qui sépare le «makhzen» du «siba», et la seconde par le regard incisif et rêveur
de Loti le pèlerin créateur, en quête du «beau vague», et de satisfactions
multiples où les sons émeuvent ou terrifient son oreille, les images
impressionnent son regard. C’est pourquoi nous allons lire ses deux textes en
fonction d’éléments appartenant au biographique, au vécu et au vu: Loti se
dévoile comme un éternel enfant mélancolique, et un fantasque épris d’un Orient
français infini et irréel. (4)
Certes, il sera question d’une étude qui réunirait l’esthétique, le politique,
l’idéologique et l’historique. L’on ose rechercher auprès de l’écrivain
occidental d’une part la construction de la double image du Maroc «officiel» qui
se manifeste dans tous ses éclats et celui «de siba» obscur et menaçant, et par
extension l’image «infinie» du Maroc possible, et de l’autre la reconstruction
d’une identité nouvelle par l’impérialisme français. Pour l’œil étranger, deux
espaces surgissent d’AM, antagonistes dans leur constitution. Que pourra-t-il le
Protectorat imminent assurer devant un tel dédoublement de la perception du même
corps «civilisationnel»? Répondre à cette question est difficile, surtout si on
sait que ce Moghreb, selon l’appellation de Loti, est en plus de pluriel,
désuni, sale, vieux et immuable, est le Couchant de l’univers arabo-musulman.
(pp.153-154).
Seulement, étudier le référentiel «officiel» marocain, vu et conçu par les
français avant l’instauration du Protectorat, nous paraît à la fois une tâche
complexe mais d’une grande importance, d’autant plus que ce regard occidental
préjuge le pays, les gens, les seigneurs et la culture. Il le dit vieux, comme
il va dire du Japon «petit». (cf. p.118) Le Maroc lotien, à travers la vision de
l’enfant qui le voit oriental et celle du voyageur qui croit rencontrer l’Orient
arabe, apparaît d’une part un pays totalement démuni de son identité millénaire,
et de l’autre refait dans son être. Il se fait rêve d’un Orient infini,
s’étendant jusqu’aux terres africaines. L’entreprise fictionnelle de Loti se
veut ainsi construction de préjugés, une tare constante chez tout voyageur
occidental, tout au moins encore chez cet enfant qui se revendique oriental.
Quels seraient donc les secrets nourris par le narrateur lors de cette
entreprise? Il n’en dit rien, comme ce l’est le cas des motivations de son
voyage. Ce silence est éclatant. Mais, le récit en soi est le truchement de ses
pensées, étant donné que la narration des chapitres du voyage sont une
contamination de toutes ces lectures de l’époque. L’Afrique est sauvage dans son
espace «siba», dit Loti avec force précisions, et il revient à l’Occident la
tâche de la dompter, de la domestiquer et de la faire évoluer… Autrement dit, si
les Romantiques parlent du bon sauvage, et les Surréalistes de l’artiste
sauvage, Loti parle de l’Africain, ce «sauvage à recréer», et dans le cas du
Maroc du «berbère à renommer».
I.- Pierre Loti et le Premier Maroc Arabe
Pierre Loti, dans cette fiction sans une précise définition générique, dédie son
AM (1890) au ministre plénipotentiaire de France à Tanger, Jules Patenôtre
(1845-1925). Ami des plus hauts personnages de l’Etat, il est invité par ce même
politique pour faire partie de l’expédition officielle franco-marocaine: le
ministre présente ses lettres de créance au Sultan du Maroc (p.138). Le célèbre
romancier d’aventures lui tient compagnie dans cette pérégrination africaine. La
lettre de l’amphitryon est datée du 20 février 1889:
«J’ai pensé que l’idée de visiter, dans des conditions exceptionnellement
favorables, un des rares pays qui ne soient pas encore entamés par la
civilisation occidentale aurait peut-être quelque attrait pour vous et que vous
pourriez y puiser la matière d’un livre original.» (AM, p.266)
Force est de noter que le ministre-amphitryon est pratiquement effacé durant le
récit, sauf quelques situations où nous avons sa grande déférence pour les
traditions arabes. (p.44) Une année après, ce récit va être, en fin de compte,
un couronnement inédit pour l’auteur: son admission remarquée à l’Académie de
Richelieu.(5)
L’auteur débarque à Tanger le 26 mars 1889 où il dévoile une cité anarchique,
abandonnée aux étrangers: le sultan la considère infidèle. Ses portraits
s’approchent des quarante-neuf tableaux marocains d’Eugène Delacroix. A la fin
du récit, Loti la verra autrement: «le comble de la civilisation, du raffinement
moderne.» (p.260) et cité «ouverte et sûre» (p.260). La chaux des ruelles et des
culs-de-sac lui fait voir l’éloignement et l’étrangeté réels de l’Europe… Il y
reste huit jours à cause des préparatifs pour le voyage à l’intérieur du pays.
Le convoi français, déjà d’une influence grandissante, (6) est escorté par la
troupe d’un caïd, traversant ponts antiques (p.101) et tribus accueillantes et
menaçantes. Sous le drapeau de soie rouge du sultan, l’auteur découvrira un pays
sauvage, inondé de lumière, enfermé dans un silence total.
Cette position ambiguë de l’Afrique explique peu ou prou pourquoi le surréaliste
André Breton, grand amateur de l’Afrique dans sa première nature et opposant à
l’Impérialisme, crache le premier sur la tombe de Loti, il l’intègre dès 1924
aux deux autres écrivains détestés: Maurice Barrès et Anatole France. Vu leur
idéologie réactionnaire, Breton les surnomme respectivement «l’idiot», «le
traître» et «le policier». (cf. Manifeste du Surréalisme, 1924) Que dire au
juste de cet idiot qui demeure quand même un modèle pour Henry James, Marcel
Proust, Raymond Roussel et Julien Gracq? Cette question est difficile à résoudre
vu qu’elle traite du goût, du style et de la vision du monde. Notre souci
constant est plutôt: Que dit ce voyageur universel de la marocanité dans ses
premières significations?
A travers son œuvre, l’auteur intègre à la culture française des empreintes
«d’ailleurs», plus explicitement ottomanes, arabes, persanes, égyptiennes,
japonaises, chinoises et indiennes. (7) Le voyageur perce des espaces vierges,
et les transforme en fiction. Ses récits de voyage sont, en fait, nombreux:
chaque roman correspond à un pays déterminé, à sa culture. Cette quête est celle
d’un pilleur intellectuel: il vole des monuments, des reliques de partout; ou
bien en bon courtisan il réalise ses rêves matériels:
«je lui sais gré d’être beau; de ne vouloir ni parlement ni presse, ni chemin de
fer ni routes; de monter des chevaux superbes; de m’avoir donné un long fusil
garni d’argent et un grand sabre damasquiné.» (AM, p.18)
Quand il est question de cadeaux royaux, l’auteur perd son aigreur, et devient
agréable dans sa narration. L’auteur adore les vieux bijoux. (8) Quel dessein
ont-ils ces éloges qui sont présentés dans une série de négations? Faut-il à ce
moment les corréler au superbe présent? En général, comment perçoit-il l’autre,
l’altérité et le différent? En méconnaissant l’arabe dialectal et tamazight,
comment peut-il représenter le pays? Il dit deviner ce que disent les gens:
«des vieillards qui sourient avec bonhomie et me donnent, sur ces oiseaux, des
explications arabes que je ne comprends pas.» (p.202)
Il se fie alors aux sensations et impressions, notamment des moments
d’exaltation sur des terres lointaines. Il quête sa propre enfance «sacralisée»
dans son imaginaire. (9) Cela doit expliquer cette teinte nostalgique qui
traverse le récit, et le lecteur se trouve incapable de saisir de quelle
nostalgie il s’agit au fait. La couleur sombre prédomine, et si la blancheur est
citée c’est par contraste ou pour renforcer les effets du noir ubiquitaire sur
le paysage.
En général, un air d’angoisse tisse totalement AM, ce voyage sans naufrage ni
périls à affronter! Comment expliquer ses inquiétudes et ses sensations
douloureuses? Ce récit est composé avant la présence effective du colonialisme
français. Selon Roland Lebel, ce récit fait partie des chroniques d’ambassades
qui connaissent le jour «au moment des compétitions européennes au Maroc.» (10)
Il ajoute qu’avec une telle pérégrination romancée le Maroc aura effectivement
droit d’entrée dans la littérature française.
1.-La Première Visite: le Figement du Maroc
Avec les écrivains français du XVIIIe et du XIXe siècles, l’Afrique est recréée
dans sa matière première et sa manière d’être, selon une vision étroitement
subjective –pour ne pas dire fantasmagorique. Dans le cas de l’Afrique du nord,
il apparaît comme si le Maroc n’existait pas, et il fallait le créer. Les
Occidentaux le découvrent, et il revient justement aux Français de le fabriquer,
pièce par pièce, idée après idée… C’est bien cela la naissance ou l’origine des
préjugés occidentaux. Pourtant, annulant les préjugés fort répandus en France
contre les Turcs, Loti en crée autour de l’identité marocaine, notamment contre
les tribus et leurs coutumes millénaires.
A sa première visite au Maroc, Loti découvre un peuple qui déteste l’Européen
(ou le Chrétien).(11) Il risque, à son tour, d’avancer des opinions et des
informations erronées, en se basant sur le mythe de l’autre sauvage, laid et
menaçant, inhumain et cruel, désorganisé et misérable... Cela fait partie du
système des prétextes coloniaux. Il y a bien d’une part cette répulsion même,
mais de l’autre il y a l’inévitable attrait des rêves et des satisfactions à
réaliser. Cette étonnante et pragmatique attraction de l’Afrique est à expliquer
par le fait que l’auteur est un marin, et qu’un parent, qui a habité ces
lointaines contrées, exerce sur lui une certaine influence:
«Un bon vieux grand oncle, parent éloigné, mais qui m’aimait bien, encourageait
ces amusements. Il était médecin et ayant, dans sa jeunesse, longtemps habité la
côte d’Afrique, il possédait un cabinet d’histoire naturelle plus remarquable
que bien des musées de ville.» (PJ, p.134)
Ce personnage est l’explorateur type de l’Afrique: il est à la fois médecin et
historien (ethnographe). L’Afrique, au regard de l’Occidental souffrant du Mal
de siècle, est le rêve possible pour le désespéré européen en quête de son être.
C’est un continent que l’auteur connaît bien: Son «Roman d’un spahi» rédigé au
Sénégal, fournit d’importantes informations sur l’Afrique coloniale, instaurant
d’autres préjugés autour du «Noir».
Le voyage marocain est un itinéraire dans le royaume de préjugés. Notre récit
paraît neuf mois après le périple nord africain, fort probablement après
consultation de tant de textes ethnographiques français, à tradition
colonialiste, à la chasse de l’inspiration et de stéréotypes de l’époque autour
de l’arabe, du berbère et de l’africain. En fait, ces préjugés sont nécessaires
au lecteur occidental; ils excitent son imagination. C’est pourquoi en entamant
les carnets de son voyage, l’auteur craint de décevoir les attentes de la
réception, et certes il déçoit amplement le lecteur: il redit le fort connu. Le
récit manque de tout: il n’y a pas d’intrigue, ni de suspense, mais des faits de
préjugés au niveau de l’identification de l’histoire marocaine.
Le propos de la préface est de rattraper le coup, autrement dit d’expliquer ce
système ou cette vision particulière, afin de plaire aux pouvoirs occidental et
oriental. Il se dit à moitié français, et à moitié arabe. Il partage avec le
sultan les mêmes pensées: tout est voué à la mort, le destin fait les hommes, la
jouissance est permise…
D’où vient alors cette monotonie ressentie par l’auteur? Peut-être est-il
possible le dépaysement total pour un marin qui a visité l’Extrême-Orient,
l’Orient, l’Afrique noire, pour pouvoir nommer ces marocains continûment des
arabes. De son vivant, il se plaît à se déguiser en sarrazin. Il arrime content
sur les côtes de la Turquie, le Sénégal, le Japon, l’Inde, Tahiti, l’Egypte et
d’autres points de la terre… Mais, c’est bien le Maroc qui réserve au marin une
surprise:
«Jamais n’a été plus brusque ou plus complète l’impression de dépaysement, de
changement de moi-même en un autre personnage d’un monde différent et d’une
époque antérieure.» (AM)
Confesse-t-il justement dans son immersion marocaine. Comment expliquer alors:
«Je n’ai plus envie de rien écrire, trouvant de plus en plus ordinaires les
choses qui m’entourent.» (p.181)?
Sa quête n’est, en fait, qu’une quête de soi-même. Perdu, il voit la «millénaire
Mauritanie» perdue également, vide et sans nom propre, mais il «se sent si
pleinement vivre.» (p.253) au contact d’une nature accueillante:
«De tout ce qui nous entoure, rien d’africain, rien d’étranger, il nous semble
être dans quelque recoin d’une France sauvage, d’une France d’autrefois» (p.254)
Romantique, l’auteur se sent effectivement chez lui, dans un temps heureux, en
harmonie parfaite avec ses rêves…
Son amour infini de la Turquie et sa retraite dans sa propre mosquée montrent un
auteur spécifiquement orientaliste dans la mesure où les symboles et les
significations du Maroc ne peuvent être qu’une partie de cet Orient, et investis
d’orientalité. (12) Cherche-t-il un pays mythique en foulant la terre du Maroc
comme il l’a fait en Turquie? (13) L’Islam, l’arabité et l’Orient sont sa
«seconde patrie», et cette altérité se réalise dans l’ailleurs africain! Il
s’agit d’un voyage physique sur la terre de l’Atlas, mais avec un esprit quêtant
les palais et les dunes des Mille et une nuits. Il créera alors, en vue de
satisfaire ses appétences de domination calculée, le mythe de l’arabité du
Maroc.
Comment peut-il concilier cette arabité de bénédiction pour les marocains avec
son «être français»? A cette qualité exogène en plein Maroc il va lui greffer
une autre propriété, la sienne évidemment: le sentiment nationaliste en pleine
colonie à venir. Afin d’élucider un tel point, le narrateur nous raconte
l’histoire de trois juments. En tant que français imbu de patriotisme, il voit
la francité «fortement collée» à la peau de ces bêtes offertes à Mouley-Hassan:
«Enfin, nous les reconnaissons, ces trois normandes, groupées bien près les unes
des autres, à l’écart de leurs semblables et faisant visiblement bande à part.
Chacune d’elles a son petit poulain, fils d’étranger; - et cela nous étonne de
voir ces bêtes, au bout de quatre années, se rappeler encore leur origine
commune, vivre ainsi ensemble, avec airs de comprendre leur exil…» (p.229)
Bien que le temps de communauté soit long, les équidés français ne peuvent pas
s’entendre avec les marocains. Cette allégorie montre explicitement la
possibilité de la fusion physique entre l’Occident et l’Orient. Elle développe
implicitement non seulement l’impossibilité de la fusion «caractérielle» entre
l’occidentalité et l’orientalité, mais surtout la supériorité de l’occidental
qui préfère souffrir d’exil que de fréquenter l’oriental.
Le Maroc est alors figé, incapable de changer. L’auteur aux moustaches
entretenues, bien avant l’autre moustachu le maréchal Lyautey, crée son propre
Maroc, gai dans son invariabilité. Il l’évacue de l’Histoire, en disant que le
Maroc est immuable: «où la vie demeure la même aujourd’hui qu’il y a mille ans.»
Peut-être Lyautey s’inspire-t-il du voyageur d’Oléron. Fin lecteur des voyageurs
français, notamment de Gabriel Charmes, l’auteur confectionne ce royaume selon
ses propres lubies. Il verra dans les paysages physiques marocains, qui
apparaissent «positifs» des analogies à la Métropole… (14) Le pays est également
antinomique, unissant le vide et la plénitude: «Ce pays désert où l’on se sent
si pleinement vivre.» Le marin rôde, cette fois, sur la terre ferme des hommes
basanés et des moustaches viriles.
En fait, Loti rêve d’arrêter le temps. Si Marcel Proust recherche son Temps
créateur, Loti entend le figer:
«Avec une obstination puérile et désolée, depuis ma prime jeunesse, je me suis
épuisé à vouloir fixer tout ce qui passe, et ce vain effort de chaque jour aura
contribué à l’usure de ma vie. J’ai voulu arrêter le temps...» (PJ)
Arrêter la fuite du temps, pour lui, signifie demeurer dans l’éternelle enfance.
Le monotone et le confus qui signifient la pause, l’emmènent au rêve.
2.- La Métamorphose du Maroc
Connaître l’œuvre est en partie découvrir la personne «pensante», et tout mot
dérive d’une pensée. Loti, que la critique française décrit comme un grand
voyageur, en plus de figer les temps, confond les lieux et les appellations. Ce
voyageur français, par un hasard conçu, se retrouve dans la «Berbérie» - qu’il
se plaît à voir Arabie. (15) Il dénue ainsi l’Afrique du nord de son histoire
millénaire. Il ente, en fin de compte, sur cette altération une tentative de
définition précise.
Comment un voyageur, qui quête la vérité historique, expliquer un tel
déplacement de dénomination? Est-il permis d’appeler la France «pays de Slaves»?
Ce glissement d’arabophone à arabe, qui pourrait aller pourquoi pas à travers
les jours de francophone à français!, est depuis Jean Mocquet dans ses Voyages
en Afrique qui s’efforce à décrire un mariage amazigh dont la description fine
est d’un grand intérêt ethnographique et historique, mais qu’il nomme pour je ne
sais quelle raison mariage arabe. Le mythe du marocain arabe est alors inventé
par les voyageurs et les ambassadeurs français.
A travers sa chronique, nous découvrons le «vraiment arabe» (p.211). Le
narrateur, partial dans ses jugements et son récit historique, avance:
«moi, qui par je ne sais quel phénomène d’atavisme lointain ou de préexistence,
me suis toujours senti l’âme à moitié arabe» (AM, pp.17-18)
Cet alter ego détermine sa création et son mode d’être. Dans un tel périple de
traversée du Maroc, de Tanger vers Fès, le voyageur quête l’arabité! Nul doute
il ne peut ignorer l’histoire, mais pourquoi une telle altération? Découvrir
l’Arabie en visitant le Maroc! voilà une mésaventure intellectuelle digne de Don
Quichotte qu’entreprend Pierre Loti à la recherche d’une Arabité loin de son
espace, inexistante en Afrique! C’est à Tahiti, en 1872, que la reine Pomaré lui
donne le surnom de Loti. Il portera ce surnom désignant une fleur tropicale
ressemblant au laurier-rose, pseudonyme qu’il porte à partir de 1876.
Cet atavisme peut expliquer sa fascination pour le goût arabe (p.238), notamment
pour les habits «arabes»: il quête une sorte d’identification par le biais du
vestimentaire:
«ce détail qui m’identifie un instant à l’existence d’un vrai Arabe pauvre en
préparatifs de voyage.» (AM, p.207)
Il parle longuement de vêtements «arabes», et il se plaît à s’habiller en
burnous, en faradjias… bien avant Lawrence d’Arabie. L’auteur est partagé dans
sa narration entre la répulsion et l’attraction de l’arabité. Il désire paraître
un arabe, mais sans l’être.
A ce portrait vestimentaire s’ajoute la nudité du corps «arabe» qu’il connaît...
Pour l’auteur arabophile, la blancheur de la peau est signe de dignité:
«Parmi ces grands Arabes drapés de blanc qui sont là, un petit être
extraordinaire, que l’on adule beaucoup, est vêtu avec une grande recherche de
couleurs. – c’est un enfant de sept à huit ans, le fils favori du vizir, né
d’une de ses esclaves noires. (Au Maroc, ces enfants-là ont même rang dans la
famille que ceux des épouses blanches; et c’est une des causes d’abâtardissement
de la race arabe, de plus en plus mêlée de sang nubien.)» (AM, p.168)
Le narrateur, fin ethnographe, tente de préciser le genre humain. Il parle
d’abâtardissement comme si des qualités de cette «race» allaient être altérées…
Les portraits présentés, en plus de n’exécuter que des rôles stéréotypés, sont
dans leur nature burlesques; l’auteur se plaît à retracer des petites gens
ridicules et non «civilisées» qui entourent la caravane caïdale. A propos des
cavaliers «arabes», il dira:
«des cavaliers arabes passaient comme le vent. Sur ces tapis de plantes, sur ces
sables, on entendait à peine le galop de leurs chevaux; tout le bruit qu’ils
faisaient en fendant l’air était un léger cliquetis de cuivre et un flottement
échevelé de burnous (…) ils poussaient un cri rauque, puis tiraient à poudre un
coup de leur long fusil, nous couvrant de fumée.» (AM, pp.40-41)
A l’obscurité dominant l’espace adhère des éléments bruyants qui demeurent
indéfinis dans cet univers chaotique.
Les personnages du voyage, autochtones, n’expriment pas des idées, mais oui des
cris et des hurlements. L’auteur, imbu de soi, va jusqu’à réprimer ces cris
dérangeants:
«Vers minuit, leur musique tourne à un charivari tout à fait irrévérencieux. De
garder des «nazaréens», cela les a mis en gaieté moqueuse; ils ne chantent plus,
ils imitent toutes les bêtes du Maroc (…) Alors je me lève très furieux. A
tâtons je m’en vais réveiller sous sa tente de vieux caïd responsable, et,
ensemble, lui portant un fanal, moi une cravache, nous faisons le tour des
gardes, avec force menaces de corrections immédiates, de plaintes au pacha, de
bastonnade, de prison même. Le silence se fait, docilement…» (AM, p.220)
Le voyageur Loti apparaît alors une personne austère, d’un tempérament défiant.
En réalité, il se sent totalement dépaysé: il se défoule sur l’humain et
curieusement s’apitoie sur le sort des bêtes «africaines».
Un peu plus loin, le sonore, qui provient de son inaccessibilité à déchiffrer
les dialectes locaux, devient ethniquement signifiant:
«et alors il y a des cris, des burnous flottants, s’entassent comme une nuée
d’oiseaux de proie sur chaque bête tombée, pour la relever, la recharger, la
battre.» (AM, p.50)
Une telle description impressionniste renforce la cruauté des burnous – qu’il se
plaît à mettre dans ses escapades fassies. Découvrir le Maroc par le son s’avère
une expérience occidentale qui refuse une sorte d’ouverture bizarre sur le local
à déchiffrer.
Toutefois, cette obscurité mêlée au bruyant diminue d’intensité quand il a un
rapport avec l’administration et la gestion des affaires socio-politiques. Une
telle vision est mise en relief dans la clôture du récit où il interpelle le «Moghreb
sombre». (16) L’antiphrastique ne serait-il alors le procédé inhérent à un tel
passage? Que dire alors du ton laudatif? Le moderne, ou autrement dit
l’occidental, fait-il vraiment peur à l’auteur? Pourquoi une telle crainte
excessive pour des objets et des systèmes africains?
La réponse est apportée par des questions émises par l’auteur lors de la
rencontre du sultan:
«A quoi bon une ambassade à un tel souverain, qui reste, comme son peuple,
immobilisé dans les vieux rêves humains presque disparus de la terre? (…)
Qu’est-ce que nous lui voulons, et pourquoi l’avons-nous fait sortir de son
impénétrable palais?...» (AM, p.137)
L’idée de la rupture politique entre Occident et Orient est explicitement
annoncée bien que les relations diplomatiques soient établies…
3.- De l’Histoire à Arabiser
(Suite dans le prochain numéro)
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