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LE
COMPLEXE D’AUGUSTIN DANS LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN(2/5)
Par:
Hassan Banhakeia (université d’Oujda) |
2.-
CONTRE LES MANICHEENS
Le manichéisme est une religion du Perse Mani (216-274) qui allie christianisme,
bouddhisme et parsisme. Le bien et le mal sont deux principes fondamentaux,
égaux et antagonistes. Cette hérésie s’étend vite dans les terres numides qui
voient dans le christianisme non pas une foi, mais un moyen d’exploitation
sauvage et de colonisation «totale».
C’est également en Afrique du nord que la persécution des manichéistes est
fortement entamée par l’empereur païen Dioclétien (dont le règne va de 284 à
305), précisément il rédige l’édit du 31 mars 302, envoyé au proconsul de
Carthage: les chefs manichéistes seront brûlés vifs et les fidèles décapités.
Cette persécution va devenir encore plus violente sous Théodore le chrétien (en
382). Rappelons en l’occurrence qu’Augustin va embrasser cette «hérésie» entre
372 et 382. Ne serait-elle pas la peur d’être décapité ou brûlé vif une possible
explication d’un tel renoncement à un tel parti?
Contre les manichéens, Augustin va écrire Contre Fauste le manichéen (398-404)
et La Vraie Religion et Commentaire anti-manichéen de la Genèse (389) sous forme
de réfutation des thèses de Félice et de Faust. Dans les Confessions, il profite
pour présenter son repentir en filant cette longue métaphore: «Mais comme je ne
savais point alors ces vérités, je me moquais de ces grands Prophètes et de ces
hommes divins qui vous ont servi avec tant de pureté. Et que faisais-je, mon
Dieu, en me moquant d’eux, sinon de me rendre digne d’être moqué de vous,
m’étant laissé jusqu’à m’imaginer que lorsqu’on cueille une figue, elle pleure
avec des larmes de lait aussi bien que le figuier qui l’a produite: et que
néanmoins si l’un de ceux que les Manichéens appellent Saints et Elus eût mangé
cette même figue, non après l’avoir cueillie lui-même, ce qui selon leurs
maximes l’eût rendu coupable, mais l’ayant trouvée cueillie par le crime d’un
autre, il poussait dehors en ouvrant la bouche, ou en soupirant dans la prière,
de petits Anges, ou plutôt de petites parties de Dieu même, du Dieu souverain et
véritable, qui fussent toujours demeurées unies et comme liées à ce fruit, si
elles n’en eussent été détachées par les dents de cet Elu et par la chaleur de
son estomac. Et mon aveuglement était crû jusqu’à tel point, que je me figurais
qu’il valait mieux avoir compassion des fruits de la terre, que des hommes mêmes
pour lesquels ils ont été créés. Car si quelqu’un qui n’eût été Manichéen m’en
eût demandé, j’eusse cru que ce fruit que je lui aurais donné, aurait été comme
condamné à un supplice capital.» (III, X, pp.109-110). Son passé de manichéiste
se trouve totalement dépassée par l’émergence de la foi en Jésus.
Nous avons un autre passage qui témoigne de l’époque, du dialogue existant entre
chrétiens et manichéens: «J’ai discuté, deux jours durant, dans l’église, en
présence du peuple, contre un certain Félix, manichéen. Il était venu à Hippone,
pour y répandre son erreur; car il était un docteur de la secte, quoique fort
ignorant dans les lettres, mais beaucoup plus habile et rusé que Fortunat. (…)
Toutefois, nous n’avons en aucune nécessité, ayant à traiter avec un tel
contradicteur, de discuter plus soigneusement la question de la grâce par
laquelle deviennent vraiment libres les hommes» («Contre Félix, manichéen» –
deux livres, Chapitre VIII in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin) Aux
siècles IV et V règne le dialogue entre religions nord-africaines. Le
manichéiste est vu comme un «contradicteur» qui maîtrise peu l’art de discuter.
Devant un rhéteur comme Augustin, Félix n’a pas de chance, et cela devant le
peuple amazigh. En outre, le prêtre catholique ne fait pas référence à sa
question de prédilection qu’est la «grâce», cette faveur de Dieu pour affranchir
l’homme.
Les critiques augustiniennes au mouvement hérétique sont nombreuses. Dans la
«lettre LXXIX» écrite en 404, il fustige un prêtre manichéen numide: «Vous
cherchez en vain des détours; on vous reconnaît au loin. Mes frères m'ont
rapporté leurs entretiens avec vous. C'est bien si vous ne craignez pas la mort;
mais vous devez craindre cette mort que vous vous faites à vous-même en
blasphémant de la sorte sur Dieu. Que vous considériez cette mort visible,
connue de tous les hommes, comme la séparation de l'âme et du corps, ce n'est
pas chose difficile à comprendre; ce qui l'est, c'est ce que vous y ajoutez du
vôtre en disant qu'elle est la séparation du bien et du mal. Mais si l'âme est
un bien et le corps un mal, Celui qui les a unis l'un à l'autre n'est pas bon;
or, vous dites que le Dieu bon les a unis; donc ou il est mauvais, ou il
craignait le mal. Et vous vous vantez de ne pas craindre l'homme, quand vous
vous forgez un dieu qui, par peur des ténèbres, a mêlé le bien et le mal ! Ne
soyez pas fier, comme vous le dites, que nous fassions de vous quelque chose de
grand, en arrêtant vos poisons au passage, et en empêchant que la pestilence ne
se répande au milieu des hommes» Les idées manichéistes à propos de la mort,
l’âme, le corps, Dieu… sont du poison pour le peuple numide. Pas de l’opium!
Augustin se propose alors de redéfinir les concepts et de les offrir au peuple
numide…
3.- CONTRE LES DONATISTES AMAZIGHS
Pourquoi dans les Confessions Augustin ne s’attaque-t-il pas aux donatistes?(8).
Est-ce tout simplement parce qu’il s’agit d’un parti fondamentalement amazigh?
En d’autres termes, d’un parti qui unit le local (l’amazighité) à l’étranger
(chrétienté)? En l’an 399, il va écrire plusieurs lettres aux évêques du parti
de Donat pour débattre la question du donatisme, en prétendant les ramener sur
la juste voie divine. La fameuse «lettre XLIX» de sa correspondance, adressée à
l’évêque donatiste Honoré, montre relativement le rapport fraternel qui l’unit à
ces gens «séparatistes»: «nous vous demandons de ne pas craindre de nous
répondre comment il a pu se fait que le Christ ait perdu son héritage répandu
sur la terre entière, et qu’il ait été tout à coup réduit aux seuls Africains,
et encore pas à tous, car l’Eglise catholique est aussi en Afrique, parce que
Dieu a voulu qu’elle s’étendit dans tout le monde entier, et l’a ainsi prédit.
Votre parti, qui porte le nom de Donat, n’est pas dans tous les lieux où ont
retenti les écrits, les discours et les actions des apôtres.» («Lettre XLIX»,
Augustin à l’évêque donatiste Honoré, Lettres d’Augustin in
www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin). Du propre aveu du numide Augustin,
le donatisme peut être lu comme cette revendication «africaine» dans l’autonomie
à répandre la parole de Dieu. Augustin précisera: «Telle est l’Eglise
catholique, on l’appelle en grec Katholike, parce qu’elle est répandue dans tout
l’univers.» («Lettre LII», an 399 ou 400, Augustin à son cousin donatiste
Séverin, Lettres d’Augustin, in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin). Il
interpelle alors ses compatriotes à se joindre dans ce projet «universaliste».
Notre philosophe accepte l’universalisme (cette mondialisation monothéiste), à
l’encontre des siens qui revendiquent leur identité «spécifiquement» africaine.
La parenté, de nature temporelle, qui ne vaut rien est à remettre en question:
«Que servent les saluts qu’on échange et la parenté temporelle, si nous
méprisons dans notre parenté l’héritage éternel du Christ et le salut de la vie
à venir?» («Lettre LII», an 399 ou 400, Augustin à son cousin donatiste Séverin,
Lettres d’Augustin in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin). La parenté ne
sera pas familiale, ni clanique, ni tribale, mais dorénavant construite à partir
de la croyance en une seule divinité.
Le donatisme, qui revendique une «Eglise des purs», a beaucoup d’influence: ses
revendications émergent d’une indépendance nationale des Numides.(9). Les
disciples de Donat, la plupart des numides cultivateurs, sont nombreux au moment
de combattre les colons romains qui se montrent arrogants et pleins de mépris
envers les barbares.(10) Cette insurrection s’explique par le fait que l’Eglise
officielle (Rome, et à un second plan Carthage) nomme directement les évêques de
l’Afrique, et les donatistes vont s’y opposer, notamment au moment de désigner
Caecilius comme évêque, lui qui est réputé pour des agissements négatifs contre
la population autochtone. Les donatistes se disent fidèles de l’Eglise
africaine. Pour eux, intégristes qu’ils sont, le chrétien qui se convertit au
donatisme, est appelé à être rebaptisé. Leur action politique va dans le sens
d’interpeller l’Etat romain (colonisateur) à ne pas s’immiscer dans les affaires
de l’Eglise africaine. Quelle serait la position «religieuse», pour ne pas dire
politique, d’Augustin? Très au courant de leurs principes et de la situation de
l’Afrique, il va collaborer avec l’Eglise officielle, et même le système
militaire, pour mater les donatistes qui commençaient à être un groupe chrétien
majoritaire. Il écrit contre le donatisme: «De la doctrine chrétienne» et «Sur
la Trinité». «Pendant que j’étais prêtre; j’écrivis encore un livre contre une
lettre de Donat, qui fut à Carthage le second évêque du parti donatiste après
Majorinus.» («Contre la lettre de l’hérétique Donat. –un livre», chapitre XXI,
in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin).
En outre de la hiérarchie ecclésiastique des donatistes, nous avons, ici, le
témoignage de l’ancienne inimitié ressentie par Augustin envers ses confrères.
Le philosophe chrétien va se montrer comme un fin historien du christianisme et
comme un étymologiste invétéré. (11) En fait, ce n’est qu’à partir de l’an 400
qu’il va déclarer la guerre à ses frères donatistes. A l’arrivée d’Augustin
comme évêque d’Hippone (actuellement Bône «Annaba»), en succédant à Valère en
396, l’Eglise se trouve divisée en Afrique du nord. Devant une telle situation
«sur le plan religieux», Augustin hésite à accepter l’ordination: «au temps de
mon ordination, quelques-uns de mes frères me virent, dans la ville, verser des
larmes; ne sachant pas la cause de ma douleur, ils me consolaient, comme ils
pouvaient et dans de bonnes intentions, par des discours qui n'allaient pas à
mon mal.» (…) Voulez-vous que je dise à Dieu: «Le vieillard Valère, me croyant
versé dans toutes ces choses, m'a d'autant moins (540) permis de m'en instruire
qu'il m'aimait davantage?» («Lettre XXI», année 391, Augustin à l’évêque Valère,
in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin). Les larmes, signe de piété et de
peur, préparent le prêtre chrétien à une lutte continue contre les païens
attirés par le donatisme. Ces résistances, tant mûries dans sa tête, l’incitent
à se préparer au ministère.
Se revendiquant purs et seuls héritiers de Jésus, les donatistes, selon la
vision d’Augustin, prêtent à tous les scandales. Augustin écrit en 396 dans la
«lettre XXXIV» adressée à Eusèbe: «Quoi de plus exécrable, je vous prie (pour ne
pas parler d'autres choses), que ce qui vient d'arriver? Un jeune homme est
repris par son évêque; le furieux avait souvent frappé sa mère et avait porté
des mains impies sur le sein qui l'a nourri, même dans ces jours où la sévérité
des lois épargne les plus scélérats. Il la menace de passer au parti des
donatistes, et comme s'il ne lui suffisait pas de la frapper souvent avec une
incroyable fureur, il annonce qu'il va la tuer. Le voilà dans le parti de Donat;
en proie à la fureur il est rebaptisé, et pendant qu'il rugit contre sa mère
dont il veut répandre le sang, on lui met les vêtements blancs; on le place au
dedans de la balustrade de manière à être vu de tous; ce fils indigne médite un
parricide, et on ose le montrer comme un homme régénéré à la foule qui gémit !»
(Lettre XXXIV, in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin). Mauvaise
publicité à propos des donatistes: comment peut-on baptiser un maudit enfant,
sans foi ni grâce? Comment peut-on laver du péché originel quelqu’un qui en
commet toujours et consciemment? Ces lettres, à l’unisson avec ses sermons, vont
répandre des nouvelles et des anecdotes qui dénigrent le mouvement donatiste. La
«rebaptisation», qui veut surtout dire changer d’identité et de nom pour mieux
expier le péché «païen», est chose courante chez les catholiques, mais que
signifie-t-elle pour les donatistes? Est-elle précisément une certaine
récupération de ce qui a été effacé de l’identitaire africain? Tant de questions
à ce propos sont à poser.
De même, dans la «lettre LXVI», écrite en 398, Augustin dira à l’évêque
donatiste de Calame (Ghelma) Crispinus: «Quoi de plus? si c'est de leur propre
mouvement que les gens de Mappale ont passé dans votre communion, qu'ils nous
entendent tous les deux; on écrira ce que nous dirons, nous le signerons, on le
traduira en langue punique, et les Mappaliens, délivrés de toute contrainte,
feront librement leur choix.» (Lettre LXVI, in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin).
L’évêque rebaptise les numides du village; cela indigne l’officiel de Rome:
saint Augustin.
Néanmoins, dans sa querelle avec les donatistes, il se définit comme amazigh. Il
écrira, dans la «lettre LI» en 399 ou 400, à l’évêque de Calame, Crispinus:
«Aujourd'hui, Dieu aidant, il n'y a plus d'excuse, si je ne me trompe; nous
sommes tous les deux en Numidie, et les lieux que nous habitons nous rapprochent
l'un de l'autre» (Lettre LI, in www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin).
Cette définition identitaire se fait par l’espace: ils sont numides. Pas par la
langue. Non plus par la culture. Ce partage de l’espace est un mobile pour qu’il
y ait invitation à une discussion «écrite» pour débattre la question de la foi
chrétienne.
Augustin se range non seulement aux côtés des catholiques romains, mais
nullement en tant que philosophe de la «tolérance chrétienne» ne condamne point
le massacre (pour ne pas dire génocide) et la persécution cruelle des paysans
«hérétiques» (Edit impérial de l’an 405). Pour plus d’éclairage, nous avons la
«lettre LXXXVI», écrite en 405, adressée à Cécilien gouverneur de Numidie (sorte
d’Uqba ibn Nafiaa), où Augustin parle des différentes manifestations sociales
d’Hippone derrière lesquelles se trouvent les donatistes. Il va encore lui
exposer à la fois sa fidélité «officielle» en un ton laudatif: «L'éclat de votre
administration et la renommée de vos vertus, la sincérité de votre piété
chrétienne et la confiance sincère qui vous porte à vous réjouir des dons divins
en Celui qui vous les fait, qui vous en promet et de qui vous en espérez de plus
considérables encore; tous ces motifs m'ont excité à partager avec votre
Excellence, dans cette lettre, le poids de mes soucis. Autant nous nous
félicitons de ce que vous avez fait d'admirable en d'autres pays d'Afrique, au
profit de l'unité catholique, autant nous nous affligeons que la contrée
d'Hippone et les lieux voisins qui confinent à la Numidie, n'aient point encore
mérité d'être secourus par la vigueur de votre édit présidial, ô seigneur
illustre, bien honorable et vraiment admirable fils dans la charité du Christ !
Chargé à Hippone du fardeau épiscopal, j'ai cru devoir en avertir votre
Grandeur, de peur que mon silence ne me fit accuser de négliger mes devoirs.
Vous saurez aussi à quels excès d'audace en sont venus les hérétiques dans le
pays où je suis, si vous daignez entendre ceux de nos frères et collègues qui
pourront en informer votre Eminence, ou si vous voulez bien écouter le prêtre
que je vous envoie avec cette lettre; et, le Seigneur notre Dieu aidant, vous
ferez en sorte, sans doute, que l'enflure d'un orgueil sacrilège soit guérie par
la crainte plutôt que coupée au vif par la punition.» (Lettre LXXXVI, in
www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin) Ce passage explicite la
collaboration d’Augustin avec les autorités romaines.
(La suite dans le numéro prochain)
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