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VII.- LE RIFAIN, D’ETRE CULTUREL A PORTRAIT POETIQUE Depuis les premiers textes grecs, la suprématie de l’homme blanc est incontestable: il est le surhomme qui surgit dans des espaces sauvages, emmenant les autochtones à la civilisation «idéale». Les stéréotypes qui servent, de ce fait, à réconforter cette domination, apparaissent abondamment dans les récits de voyage. L’Empire colonial, en plus d’incarner le paradis terrestre, devient alors invincible. Ce mythe du blanc demi-dieu est quand même ébranlé s’il y a résistance des indigènes. Aucun récit ne prévoit une pénétration pacifique de ce bout du Maroc. Sous forme de tradition, la résistance y est millénaire. Par ailleurs, Willoughby, un mercenaire-pilote américain de l’Armée française, écrivait lors de la résistance rifaine entre 1921 et 1926: «Seule une guerre agressive, conduite jusqu’au cœur de leur pays par des expéditions punitives incendiant les villages, détruisant les réserves de blé et dispersant les troupeaux, pourrait accomplir la subordination des tribus rebelles.»(1) Cette proposition sera l’une des tactiques appliquées par les étrangers qui vont conquérir le pays, bien avant 1912, et durant des siècles depuis les premiers conquérants. A travers la littérature occidentale, le Rifain est présenté comme un Barbare: difficile à déchiffrer et à comprendre en tant qu’être culturellement existant. Il vit dans des tribus fratricides et anarchiques. Une telle réception de l’Amazigh est analogue à celles des premiers Arabes qui inventent l’Occident musulman: il y a alors raison à réorganiser un tel «Chaos», à l’investir d’une «appropriée» identité nouvelle. Par conséquent, les préjugés culturels vont naître de l’ignorance culturelle et linguistique: de cet espace rifain clos et géré par ses coutumes et règles, l’imagination occidentale va en faire un lieu fantastique, unissant parfaitement les contradictions. MI n’y apporte aucun dénouement à cette impossibilité de précision, et il revient à l’auteur de se déplacer intellectuellement entre ces extrémités au moment de discerner la nature du pays.Tout en se plaisant à traduire les phrases et les mots amazighs, l’auteur note judicieusement comment l’arabisation (ou la désamazighisation) du Rif se fait lentement tout au long du voyage. Le récit va ainsi non seulement transmettre une vision totale de ce peuple méditerranéen, mais aussi déterminer les écrits exotiques d’autres écrivains. Précisons tout d’abord la contradiction insoluble notée par l’auteur au moment de parler du Maroc quand les ethnographes et les géographes transcrivent les mots locaux. (2) Conscient de la précipitation à juger le «méconnu», il critique les autres écrivains occidentaux, néophytes, qui se précipitent à expliquer des faits complexes relatifs à la nature du pays visité: «Un autre Européen, notre compatriote Didier, encore moins instruit que Hay, est totalement désopilant quand il affirme (page 227 de sa Promenade au Maroc) que la lettre B manque dans la langue nationale des Rifains. Comment peut-on écrire de pareilles absurdités quand on sait qu’on ne sait rien?» (MI, 2, p.546) Langue nationale des Rifains? L’on s’amuse à qualifier les fondements d’une culture sans en connaître rien. S’agit-il pour Mouliéras alors d’une autocritique pour prendre le contre-pied des préjugés culturels dominants? Cette critique dit, en fait, beaucoup de ce qui a été écrit sur l’Afrique en général: il y a un retour constant à l’héritage gréco-romain, voire aux Byzantins du fait que l’écrivain prétend voir en les Français les continuateurs.Dans sa reconnaissance du Rif, Mouliéras adopte une exploration globale de chaque tribu. Nonobstant, il parle d’un pays qu’il n’a jamais traversé, autrement dit conquis/découvert par le Savoir. D’ailleurs, il ne visite Fès que quelques années après la publication de son texte, en 1900. Comment peut-il alors porter des jugements, ‘expliquer’ sa position et sa confection d’images dites objectives? L’imagerie exposée ne va nullement représenter la réalité, elle occulte tant de réalités qui, dans leur ensemble, dévaluent le nord du Maroc. Ce regard dénigrant envers l’autochtone va changer encore de formes, en partant d’une série d’oppositions continues: «terre siba / terre makhzen», «langue amazighe / langue arabe», (3) «musulmans / païens», «obscurantistes / illuminés»... Imbu d’idées de la République, Mouliéras imagine l’importance d’un Etat pour les marocains sur le modèle français où le siba n’a pas lieu d’exister... Et si le Makhzen ne peut s’en charger, le Système colonial (jacobin) pourra assurer l’unité. Ce doit expliquer pourquoi, à chaque phénomène de dégradation générale, il va citer l’opposition ‘siba’ / ‘makhzen’ comme étant le responsable de ce chaos généralisé. Les fondements de la Révolution-République – comme étant l’unique modèle – peuvent remédier à cette anarchie, et concrétise l’Etat dans sa pérennité institutionnelle… 1.- LE PAYS DES MILLE TRIBUS ACCUEILLANTES Selon Mouliéras, le Rif est un nom énigmatique pour ses habitants: «Les Rifains appliquent ce nom à leur pays sans en comprendre le sens.» (MI, 1, p.35) Cette ignorance soi-même est donc extrême pour les trente tribus baignées par la Méditerranée (cf. MI, 1, p.47), et pour les autres tribus du Maroc. Le pays, en plus d’être très peuplé, est fait de tribus insoumises. «Fortifiée de tous côtés par la nature, aussi bien par ses côtes dangereuses que par ses ravins et ses montagnes, elle nourrit une des races les plus vigoureuses du globe, une race qui n’a jamais plié sous le joug étranger, la seule race peut-être de la terre dont l’Histoire n’ait rien à dire. Ce petit peuple a joui, à toutes les époques, de son indépendance. Aussi le Rifain aime-t-il sa patrie à l’adoration.» (MI, 1, p.39) En outre, les étrangers ne peuvent pas se flatter d’avoir traversé tout le Rif. (MI, 1, p.39). Cependant, l’hospitalité est un thème fort débattu dans la tradition nord-africaine. Cette réception de l’autre est toujours un sujet à discussion: comment réagir vis-à-vis de l’étranger? Et comment réussir à le satisfaire (lui inculquer une bonne image de nous)? Mouliéras précise que ce sont les mosquées qui servent aux étrangers d’hôtellerie où ils reçoivent «une hospitalité aussi gratuite qu’agréable.» (MI, 1, p.56). L’on lit également: «Le derviche fut témoin un jour d’une bataille rangée, occasionnée par un voyageur étranger que se disputaient deux familles. Trois hommes restèrent finalement sur le carreau, et les vainqueurs emmenèrent triomphalement l’étranger dans la chapelle de leur âzoua.» (MI, 1, p.66) L’espace de l’«âzoua» est-il aussi récepteur qu’on le prétend? (4) Des textes parlent d’hospitalité, d’autres d’inhospitalité… Qu’entend-on par hospitalité? Loge-t-on confortablement le visiteur? Le nourrit-on bien? Enfin répond-on bien aux désirs de cet étranger? Est-ce là la coutume préservée depuis toujours?Le déplacement à travers le Rif est non seulement impossible pour les étrangers, mais également pour les autochtones. L’auteur écrit: «A Mthioua, et dans tout le Rif au reste, quand un chef de famille veut entreprendre un voyage, il se garde bien de l’annoncer. Il part furtivement pendant la nuit en se faufilant le long des murailles. Dès qu’il est hors du village, il se lance à toute vitesse dans la campagne, sous bois, si c’est possible. (…) Il faut être poussé par une impérieuse nécessité pour quitter son hameau, sa ville, ou son douar. Des trêves interviennent de temps à autre entre âzoua et villages voisins, mais, en général, elles durent peu.» (MI, 1, p.67) Tout au long de l’énumération des tribus et des foyers rifains, l’auteur distingue la «rifanité» comme un ensemble de caractères spécifiques qui le différencie des autres «berbères», notamment les kabyles (distinctions endogènes), et des ethnies arabes et françaises (distinctions exogènes). Les Rifains possèdent des traits que les autres n’ont pas ! Les connaître permettrait à l’Occupant de conquérir le pays. A force de multiplier des comparaisons construites sur l’opposition, la définition se fait progressivement, tantôt allant vers le fictif, tantôt versant dans le caricatural. En définitive, l’auteur opte pour un discours alliant le général basé sur les déterminations définitives, et l’illustratif quand il développe des anecdotes et des histoires sur la tribu en question. Les rencontres et les conversations avec les indigènes disent trop de la vie rifaine: l’Occidental peut tout expliquer de ce qu’il vient de découvrir, d’approcher, de voir ou de toucher… Ce pays est, selon Mouliéras, une contrée non seulement habitée de mille et une tribus, mais également submergée par le siba. Il nomme, identifie, classifie et fixe toutes les tribus du Rif depuis l’Atlantique jusqu’aux rives de Moulouya, où l’anecdotique tient un grand espace, et ce qui reste est basé sur des livres «à corriger» sur l’histoire du Maghreb… Mais que dit-il alors du système régnant? Il a recours d’une part au vécu de Ben Tayyeb pour en parler, et de l’autre aux récits occidentaux qui notent abondamment les batailles entre autochtones et palais. Les tribus représentent un risque constant pour le gouvernement central: «Les tribus à moitié soumises, placées dans la sphère d’action des troupes du Makhzen, habitent généralement les plaines accidentées ou les derniers contreforts des hautes montagnes. En se retranchant sur les hauteurs, en s’appuyant sur les tribus voisines franchement indépendantes, elles réussissent à échapper partiellement à la rapacité du fisc.» (MI, 2, p.71) Le palais recueille le fisc que les misérables tribus ne peuvent payer. Cette résistance à payer les impôts va se métamorphoser en résistance militaire autant pour le palais qui s’organise pour des campagnes de «punition», autant pour l’Occupant occidental qui, au nom de la modernité humaniste, voit en elles la survie d’une société archaïque et barbare face au Progrès. L’auteur français parlera de trois catégories de tribus rifaines: celles qui reconnaissent entièrement le système politique central, celles qui ne le reconnaissent point. Et une troisième classe: «Dans ces tribus si peu soumises, et sujettes à caution, le sultanat de Fas constitue, en apparence, une autorité centrale. Son pouvoir, reconnu en principe, est extrêmement limité en fait. En théorie, la plénitude du pouvoir exécutif lui appartient ; en réalité, il ne peut l’exercer que très imparfaitement.» (MI, 2, p.70) Ce statu quo rend périlleux le déplacement de Ben Tayyeb, ne l’empêchant guère, quand même, de décrire minutieusement ces peuplades. Il est autant bien accueilli chez quelques-unes autant maltraité chez d’autres… Ces deux conditions vont être à l’origine des préjugés endogènes que le personnage-voyageur nourrit envers les autres confrères – et curieusement ce sont les mêmes que ceux développés par l’auteur français (préjugés exogènes).2.- FEMMES DU PAYS ET DEPRAVATION (Suite dans le prochain numéro)
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