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III.- SAINT CYPRIEN, HOMME DE LETTRES DEDOUBLE Que reste-t-il du Cyprien rhéteur dont le poète latin Prudence (348-415) célèbre le style grandiloquent? Que reste-t-il de cette courte œuvre africaine béatifiée par l’univers catholique? Est-elle oubliée de nos jours juste pour véhiculer continûment des dogmes chrétiens? Peu de lecteurs osent lire ces textes de peur d’être contaminés par les idées du texte. Mais, au fond, ce n’est qu’un texte qu’il faut «dé-lire» ou délier, autrement dit relire pour y analyser la description de la réalité de l’époque. En effet, nous y découvrons, en plus de ses convictions religieuses, un auteur muni de plusieurs facettes d’historien, de philosophe, de sociologue, de moraliste… qui tente d’expliquer l’univers «environnant». Arrive-t-il alors l’auteur à «reproduire» dans ses écrits la vie africaine dans ses différentes manifestations? Voilà justement la question qui nous intrigue le plus, et d’ailleurs il y a une autre question qui s’impose: peuvent-ils ces écrits traduire objectivement une partie de la réalité ou bien faut-il la déconstruire et la reconstruire pour en créer une image «logique et cohérente» du moment que ses dogmes prédéterminent une telle exposition purement idéologique? En fait, c’est grâce à Cyprien, évidemment de son vécu, qu’on peut reconstituer les étapes et les lieux de la christianisation africaine; les provinces africaines connaissent la première vague de cette propagation aux environs de 180 J.C., et Cyprien assiste ainsi à l’apparition des premières générations de chrétiens africains où Tertullien tenait la place de grand mentor. Par exemple, ses incessantes métaphores militaires montrent l’état de guerre par lequel passe l’Afrique de l’époque, et il tient place d’un témoin privilégié et avisé. Et son œuvre se résume à cette réaction de fidèle aux dogmes étrangers qui va refaire sa vie à force d’avancer des critiques acerbes contre l’identitaire propre –vu comme lieu de péchés et de vices. Loin de cette effervescence qui caractérise la Numidie où le Siècle se traduit en dictature de Rome, résistance locale, famine, fléaux, luttes fratricides, etc., cette œuvre se veut rencontre de le l’humain, de l’universel, du catholique, de l’idéal, du purement romain, du divin… En tant qu’écrivain officiellement chrétien, Cyprien n’a écrit que ce que l’Eglise voulait accepter comme écrits. Ses œuvres, qui étayent des thèses antichrétiennes, n’existent pas, non plus ses écrits d’alchimie ou de sorcellerie où il est dit un grand maître… 1) Ecrivain intuitif et passionné de l’altérité: A l’instar des autres apologistes amazighs, Cyprien vient tard au christianisme et il participe amplement à la constitution de l’Eglise africaine. Non seulement s’est-il converti à la foi chrétienne, mais il a aussi imité la vie de Jésus-Christ et reproduit ses attitudes et positions. Il s’apitoie même sur le sort de ses oppresseurs. Ce n’est pas l’autre joue qu’il leur offre, mais tout l’amour du cœur. Cette attitude se manifeste comme une sorte d’altruisme, d’abnégation et de «patience». En général, la correspondance met en relief un émetteur sensible, plein d’amour. Précisément, dans une de ses premières lettres, l’auteur développe un passage particulier, dépassant le fraternel pour s’approcher plus d’un contact «intimiste»: «Je vous envoie mon salut, frères très chers, souhaitant d'ailleurs de jouir personnellement de votre présence, si les circonstances me permettaient d'aller vous rejoindre. Que pourrait-il, en effet, m'arriver de plus souhaitable et le plus agréable que d'être parmi vous et entre vos bras, entouré de ces mains pures et innocentes, qui ont gardé leur fidélité au Seigneur, en repoussant avec mépris un culte sacrilège? Quelle joie plus haute que de baiser ces lèvres qui ont glorieusement confessé le Seigneur, que d'être regardé de ces yeux qui, en se détournant avec mépris du siècle, ont mérité de voir Dieu?» (Lettre 6) Ce passage rappelle une lettre d’amour annonçant un rendez-vous ou une rencontre, et le contact physique est dit «pur»: bras, mains, baisers de lèvres «innocentes»… Par ailleurs, faut-il interroger la société nord-africaine sur la manière dont s’organisent les rapports au sein des nouveaux croyants? Cette énergie passionnelle est-elle nouvelle? Les critiques chrétiens voient dans cet auteur africain quelqu’un qui s’approche, par excellence, dans son expression davantage de la romanité et de l’univers métropolitain: «In these letters the authority of the Bishop of Carthage is invoked or exercised beyond his own diocese, and wears already something of a metropolitic aspect.» (12) Non seulement il vit comme un romain, fréquente les romains et s’inspire des romains, mais il défend également cet héritage sur le sol carthaginois. L’étranger, dans ses formes successives, ravive sa passion. Carthage, en tant que cité étrange et étrangère, lui ouvre ses portes, cette cité qui s’avère être le paradis sur terre pour l’Africain. Son amour du pays ne s’explique pas par un sentiment nationaliste mais par la volonté divine qui en a décidé ainsi. Mais, qu’en est-il donc de la vision des siens? Elle est, en général, négative, cruelle et dépréciative: elle est propre d’un acculturé. Il regrette sa vie de non baptisé, et en se débarrassant de sa fortune et vergers il annonce son détachement solennel à tout ce qui est propre, notamment vis-à-vis de sa famille. 2) Lecteur de Tertullien Rappelons que l’éducation de l’époque demande aux jeunes d’être non seulement éloquents mais aussi dotés d’un esprit philosophe et politique. Les jeunes africains se montrent avides de la littérature, de la philosophie et de la politique, et tant d’avocats et de rhéteurs sont offerts à l’Empire. La réception romaine, en fait, détermine cette formation. Dans ce groupe d’intellectuels de numides apparaît l’influence systématique des aînés sur les jeunes. Cyprien, à ce propos, voit dans Tertullien le modèle à suivre. Bien que l’auteur de L’Apologétique demeure une exception dans la littérature chrétienne, le mal-aimé à la fin de ses jours, l’écrivain chrétien voit d’un bon œil son aîné hérétique. Il l’admire probablement pour être un Africain lu et étudié partout, même dans les écoles de la grande Rome, imité par les penseurs et les écrivains catholiques de l’Occident et de l’Orient. L’imitation se fait alors naturelle, dans les idées à développer et dans le style à imiter, bien qu’il choisisse le Tertullien catholique, s’écartant du dernier Tertullien qui remet en question l’héritage chrétien. A l’instar de Tertullien dont il lit avec intérêt le chef-d’œuvre, Cyprien traite l’idée de Dieu comme une quête infinie de l’homme de soi-même. Ses écrits montrent cette évolution dans l’art de penser Dieu. Il le voit comme son «maître», en inaugurant une Eglise africaine à la fois autoritaire et protestataire – les Chrétiens africains sont généralement célèbres pour être agressifs et violents dans leur conversion de leur concitoyens et tribus. Le texte de Cyprien s’inspire de la composition de Tertullien, de son argumentation et de ses tournures stylistiques, notamment dans les constructions analogiques où il compare le christianisme à des réalités immédiates, d’ici et sensibles... C’est bien dans ses écrits L’Oraison dominicale et Avantages de la Patience que Cyprien reconnaît sa grande dette envers ce maître africain. Imitateur de Tertullien, il écrit dans un latin théologique: «Cyprien a les défauts de son modèle, Tertullien ; et que comme celui-ci, il manque de simplicité.» (13) Cette «tare» stylistique est due à l’origine de ces auteurs: ils écrivent dans un latin «africain» en reproduisant des phrases «étrangères» à celles de la Métropole «puriste». Dans une visée comparatiste, Edward Benson précise ce comparatisme: “The Essay of Tertullian on Prayer has been the model after which Cyprian worked, although in the freest manner. (…) Its method and interpretations have been followed by Cyprian into a mysticism unusual to him. And indeed, where Tertullian had only taught that we should, besides the Morning and Eveninig Prayers, pray thrice daily as debtors of THE THREE, Cyprian has a mystical expansion upon the perfect trinity of the Three ‘HOURS’ with their three-hour intervals” (14) Certes, ces propos mettent en évidence le rapport d’influence philosophique entre les deux penseurs africains. Mais, à l’encontre de Tertullien, il demeure tolérant vis-à-vis des apostasiés: ces fidèles qui évitent la mort, méritent bien le pardon et la patience. La miséricorde divine est infinie, ainsi l’auteur chrétien participe activement à la christianisation des Africains. 3) Cyprien le chrétien pragmatique L’avènement du christianisme sur le sol africain renforce la rébellion contre les Romains. Il signifie, dès le début, l’éclatement d’une guerre contre le pouvoir en place, plus précisément contre le gouvernement impérial de nature païenne. Ensuite, ce sera la guerre à tout ce qui relève du paganisme, même le propre. Que sera-t-il de Cyprien devant une telle ambiguïté? Ce qu’il faut retenir de la philosophie de cet auteur est bien sa conception pragmatique des affaires chrétiennes sur ce sol lointain et étranger. Il accorde la première place à l’action chrétienne, à la pratique des fidèles dans l’acceptation de la foi et de sa propagation. Donc, tout ce qui ne relève pas de cet espace est à bannir… Selon ses thèses, l’avenir du christianisme demeure inconnu, et il revient au croyant de s’occuper particulièrement du présent par l’action: «C’est donc avec raison que le disciple du Christ demande sa nourriture au jour le jour, puisqu’il lui est défendu de s’occuper du lendemain. Une conduite opposée serait absurde. Comment chercherions nous à vivre longtemps dans ce monde, nous qui désirons la prompte arrivée du royaume de Dieu?» (De l’oraison dominicale, 3) A chaque jour, dit-on, suffit sa peine, son mal... Penser au lendemain s’avère un acte absurde. Cette volonté à vivre le présent, propre de Jésus-Christ, est une sorte d’acceptation de la mort offerte par le Créateur. L’auteur en fait une raison d’être pour la foi, et pour les possesseurs d’une telle foi. Que serait-il de la signification politique d’une telle vision dans cette Numidie exsangue par les coups forts de l’impérialisme romain? La correspondance de Cyprien montre clairement un philosophe pragmatique: «C'est peu d'avoir su acquérir quelque chose: il est plus important de savoir conserver ce qu'on a acquis; ce n'est pas un résultat obtenu qui sauve aussitôt l'homme, mais le succès final.» (Lettre 13) La fin est tout, il est de savoir conserver les acquis est une question importante de tactique pour le christianisme naissant. Cependant, toute personne peut renforcer le christianisme, l’auteur envisage une politique d’ouverture sur tout le monde, sans aucune discrimination. Il s’agit, en effet, d’une réflexion qui tend à donner le «droit d’être» chrétien à tout le monde, et c’est ce mouvement qui permettra de maintenir cette foi en activité, en progression active. L’auteur chrétien décrit le phénomène «catholique» qui débarque en Afrique de manière à y voir une «ouverture» vers la civilisation, comme le sera le cas pour les autres «conquêtes forcées de foi». Renaissance, rachat et civilité sont Cyprien l’analyse dans toutes ses manifestations: «j'entends dire que quelques-uns parmi vous font tache dans la masse et rabaissent l'honneur de la majorité par leur mauvaise conduite. Vous qui avez à cœur de conserver votre bon renom, vous devez les exhorter, les retenir et les corriger. Quelle honte pour votre nom s'attache aux fautes commises lorsque l'un se montre, au pays, en état d'ivresse et faisant des folies, tandis qu'un autre banni de sa patrie y revient pour s'y faire prendre et y périr, non comme chrétien, mais comme violateur des lois. » Tout chrétien représente la foi, il doit offrir une bonne impression aux autres. Le fidèle soigne l’idée que les autres autochtones ont du nouveau phénomène «importé». S’adressant au pape, l’auteur apparaît pragmatique afin de quérir la victoire pour le christianisme dans ce monde lointain et «détruit»: «Considérez que le monde presque entier a été ravagé et que l'on voit partout à terre des débris et des ruines, et qu'ainsi la situation réclame pour le jugement des assises aussi considérables que la propagation même du délit. Que le remède ne soit pas moindre que la blessure, ni les moyens de salut moindre que les morts. Ceux qui sont tombés sont tombés parce qu'une aveugle témérité les avait rendus imprudents; que de même ceux qui s'occupent de régler cette affaire usent de toute la prudence et de toute la sagesse possibles, de peur qu'une décision, prise autrement qu'il ne faut, ne soit jugée sans valeur par tout le monde.» (Lettre 30) Prudence et sagesse, traits fondamentalement pragmatiques, peuvent assurer la continuité de cette nouvelle foi sur le sol africain. Néanmoins, dans une lettre adressée aux confrères de Rome, l’auteur africain fera l’éloge du devoir et de la discipline, qui sont opposés à ces deux qualités: «Vous avez agi, conformément au devoir et à la discipline (…) en décidant, sur l'avis de ceux de mes collègues qui étaient présents, qu'il fallait refuser la communion au prêtre Gaius de Dida et de son diacre. (…) Ils ont persévéré obstinément dans leur présomption et leur audace. Ils trompaient certains de nos frères laïcs, aux intérêts desquels nous désirons aviser le plus utilement possible, tâchant de procurer leur salut, non par des complaisances perverses, mais par un dévouement fidèle et sincère, et cherchant à leur faire pratiquer une vraie pénitence et apaiser Dieu par les gémissements d'une douleur profonde. » (Lettre 34) Une telle position, variable selon les situations, pourrait s’expliquer par une ouverture « intelligente » sur les fidèles qui puissent servir, et non pas ceux qui vont nuire… En somme, ce positionnement peut révéler l’autre Cyprien, premier, effacé et surpassé, celui qui nouait les rapports du propre, du païen et de l’africain sur un autre mode, contraire à celui que nous connaissons. Autrement dit, il y a deux Cyprien: l’un que nous découvrons dans son christianisme, et l’autre antérieur: effacé à la fois par l’Eglise et l’auteur lui-même. Ce dédoublement, pragmatique, qui sonne faux pour tout critique, est justement propre aux écrivains confrontés à l’aliénation «réconfortante». IV.- CYPRIEN ET SON DOUBLE NEGATIF: VISIONNAIRE ET CONTRE-ARTISTE (A suivre)
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