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Une répudiation annoncée
Par: Houssa Yakobi
Les premières années de
mariage de Yamna et de Mimoun s’écoulèrent sans problèmes entre deux espaces de
transhumance: l’adrar et l’azaghar; autrement dit entre les hauts plateaux et la
plaine.
En transhumant pendant quelques années, Yamna et Mimoun eurent le temps de
connaître tous les habitants de la vallée d’Ibbouha (la vallée des glands).
Cette dernière était jalonnée de plusieurs habitations des nomades sédentarisés.
Enjouée et dévouée à son métier de bergère, Yamna était appréciée des habitants
d’Ibbouha. Chaque fois que le troupeau de Yamna et Mimoun paissait près d’une
habitation, le couple était invité à prendre le thé. Yamna lia amitié avec les
femmes de chaque tiguemmi (foyers regroupés).
Mimoun, quant à lui, ne manquait aucune occasion pour confier son troupeau à un
autre berger pour descendre chez les habitants de la vallée et entretenir ses
amis sédentarisés sur ce qui se passait dans les hauts plateaux.
Il aimait surtout vanter le savoir- faire des Ayt Myill et des Ayt Abdi quant à
la sélection des béliers reproducteurs:
-ur illi am ulli n Ayt âebdi d tin ayt mgill (les ovins des Ayt Âebdi et des Ayt
Mgill n’ont guère d’égal), insistait-il.
Il savait qu’il était écouté par les hommes de la vallée mais il ignorait que sa
femme était indifférente à ses «théories» sur la sélection des ovins. Pendant
que Mimoun discourait, l’attention de Yamna était captée par des objets qu’elle
ne possédait pas: une théière neuve, un soufflet incrusté de clous dorés, un
service de verres à thé couvert d’un mouchoir brodé…
Chaque fois que le couple était invité chez un habitant de la vallée, le regard
de Yamna était prisonnier des signes de confort que les ménages nouvellement
sédentarisés ne manquaient pas d’exhiber!
Tel un collectionneur en quête de pièces rares, Yamna examinait chaque objet
comme si elle désirait en prendre possession.
En quittant leurs hôtes, le couple était parfois muré dans un lourd silence
ponctué par les bêlements des moutons. Cependant, ces moments de silences
étaient vécus comme quelque chose de naturel car ils faisaient partie de la vie
de berger. En effet, la nature impose son silence aux hommes de la montagne
chaque fois que l’épais brouillard s’installe, chaque fois que la clarté est
occultée par l’opacité des hivers rigoureux.
Alors que Yamna brûlait du désir de mettre un terme aux transhumances et de
goûter au confort de la sédentarisation, Mimoun était toujours préoccupé par
l’amélioration du cheptel (un savoir qu’il ne partageait qu’avec des hommes !)
L’emprise du silence et de l’incompréhension régna sur la relation conjugale
pendant tout un hiver, passé dans l’Azaghar avec leurs amis sédentarisés. Il
fallut attendre la fonte des neiges et l’ouverture de l’Agdal pour que Yamna et
Mimoun se retrouvent seuls.
Un soir, ils campèrent près de Taghbalut n laz (source réputée pour exciter
l’appétit).
Yamna s’empressa d’allumer le feu et de stabiliser une bouilloire noircie de
suie sur trois pierres disposées en triangle. Mimoun s’assura que toutes ses
bêtes étaient entrées dans l’enclos et vint s’asseoir près de son épouse pour
préparer le thé. Le thé fit passer le pain, et le dîner fut vite consommé!
L’intimité de l’instant et la chaleur aidant, Mimoun tira brusquement Yamna vers
lui pour se donner à un acte probablement plus réparateur que le frugal «dîner»…
Le corps de Yamna, au lieu de céder à l’étreinte du mâle se figea dans une
rigide posture et Mimoun lui demanda en râlant:
-mayd am ikkan attayen? Ma cem yaghen allig teqqurt? (qu’as-tu? d’où vient cette
raideur?)
-rmigh (je suis épuisée), répondit-elle d’une voix résignée,
-ma kem issermin is tumezt agatu? (qui t’as épuisée: la corde pour accoucher?)
N’ayant jamais éprouvé les douleurs de l’accouchement, Yamna fut blessée par les
propos ironiques de son époux et éclata en sanglots. Aveuglé par le désir,
Mimoun ne la consola guère. Au contraire. Il s’acharna davantage en traitant
Yamna de: ddaw n tutmin!
Dans le souvenir de Yamna, l’insulte «ddaw n tutmin» n’avait jamais été adressée
à une femme. Que voulait dire «sous-femmes»? Yamna ne connaissait que
l’expression «ddaw midden» (vaurien) qui s’appliquait de façon générale à
n’importe quel individu. Harassée par la méchanceté du mari et le souffle du
mâle, Yamna vida son sac:
-yyih a mimoun, ddaw n tutmin ayd yigh llig ur ligh taxamt am tutmin (oh oui,
Mimoun, je ne suis rien puisque je ne possède pas un foyer digne de ceux des
autres épouses).
Depuis cette dispute à Taghbalut n laz, Mimoun décida de punir Yamna en la
trompant avec toutes les femmes qui cédaient à ses désirs. Au bout de quelques
années, Mimoun était devenu un coureur de jupons notoire: il trompait sa femme
au vu et au su non seulement des gens de sa tribu mais à chaque ahidous (danse)
intertribal, il s’affichait à côté d’une femme non mariée…
Face à l’insultant exhibitionnisme de son époux, Yamna ne disait rien
quoiqu’elle semblait lire dans le regard des siens cette terrible interrogation:
«pourquoi ne réagis-tu pas?». Armée d’une patience insoupçonnée chez les jeunes
femmes de son âge, Yamna refusa les avances qui lui étaient faites des hommes
prêts à laver sa honte. Elle répétait à chaque homme qui essayait de la
courtiser: «ur ak d usigh waxxa ur ligh argaz ula gigh tin ighfinu» (je ne te
conviens pas: même si je n’ai plus de mari, je ne suis pas libre». La communauté
des igziwen (jeunes hommes) et des mâles dragueurs finit par ignorer Yamna. On
la déserta du regard lors des fêtes. La silhouette de Yamna n’était plus qu’un
épouvantail même aux yeux «innocents» des enfants! On évita de suivre ses traces
telle une source asséchée. L’image de Yamna s’était progressivement estompée de
la mémoire collective et les mauvaises langues disaient qu’elle était «habitée».
Paradoxalement, Yamna continuait à chanter et à soigner son apparence dans une
indifférence qui ne semblait guère l’affecter. Elle aimait scander toute seule
les mêmes vers qu’elle avait appris du temps de sa virginité:
-ar ac ttinigh han isemdal-nc ad acckin a wnna issaran
-ar as ttinin winna iga rebbi d ihyad is ttagh tmara?
(ne t’ai-je point prévenu ô errant que tu risques de perdre ta tombe
et ceux qui manquent de raison diront que c’est la misère qui t’a égaré?)
-adday smuliwen waqqiwen taru-d id
-gin-d imurag s wulinw hemzgur
(Quand le jour décline et les vallées s’assombrissent
Mon cœur succombe à l’emprise de mes désirs)
Ces fragments de chants de l’enfance, Yamna les clamait à tue tête derrière son
troupeau sans se soucier de leur portée: elle avait oublié que les falaises
rocheuses renvoyaient, en écho, son chant au point d’atteindre les bûcherons et
les autres bergers. Mais chaque fois que l’on s’approchait d’elle, elle se
taisait telle une cigale rompue aux techniques de camouflage animalier.
En l’An de Disgrâce- 2907- (l’année où les sauterelles ravagèrent les cultures),
et exactement lors du Mouloud, Yamna décida de descendre au village. En arrivant
à Ighrem n Wasif, elle se rendit chez une patronne abîmée par le passage des
légionnaires pour emprunter une robe voyante.
Le troisième et dernier jour du Moussem, Yamna se maquilla à outrance et se
rendit en début d’après-midi sur la place réservée à la fantasia: au cœur de la
fête. Là, elle poussa un hurlement de détresse:
-bibibibibi-www!
Les cris de Yamna immobilisèrent les cavaliers sur leurs montures. Les gens
accoururent de partout pensant à une agression. Une foule d’une extrême densité
se forma autour de la silhouette de la jeune femme. A l’instant où son regard
croisa celui des gens qu’elle connaissait, Yamna s’adressa aux hommes en ces
termes:
-Ô hommes ici présents, je vous annonce que mon sexe vous appartient. Il est à
quiconque désire en jouir!
Devant l’ahurissement que suscita sa déclaration, Yamna insista:
-hat ghas wenna urit ittern!
(autrement dit Yamna déclara que son sexe était un «objet public»)
Au milieu d’une avalanche de commentaires, Yamna se dégagea de la foule avec une
assurance nourrie par de longues années de patience et d’abstinence, demeurant
sourde aux propos des autres…
-Elle a raison!, disaient ceux qui étaient au courant de sa détresse
-Quelle effrontée!, s’exclamaient ceux qui ne la connaissaient pas.
Le lendemain matin, Mimoun quitta la tente conjugale pour une destination
inconnue. Et depuis ce jour là, les habitants d’Ighrem n Wasif attribuèrent à
Yamna le surnom d «tenna illfen i urgaz ns» (celle qui a répudié son mari).
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