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«les yeux secs» ou la
reconnaissance impossible pour l’âme morte des femmes
Par: Hassan Banhakeia (Université
d’Oujda)
«La femme est un existant à qui on demande
de se faire objet» (S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, Gallimard, 1949, p.
484)
Cet article vient tard, peut-être trop tard, mais cela tombe bien. Car l’émotion
s’est éclatée dans tous les sens avant de sombrer comme un bruit éteint dans un
silence aux profondeurs de sagesse. Des accusations, après tant de
multiplications, se sont également éteintes; et le parti pris est laissé de
côté. Maintenant l’on peut en parler et tenter d’apprécier et d’évaluer les
aspects, les sens et les oppositions véhiculés par le film «Les yeux secs» de
Narjiss Nejjar produit en 2003, présenté au festival de Cannes 2004.
Juste est de noter que, pour la première fois, l’Institution (cinématographique
du Maroc) brise la muraille pour sonder la réalité paysanne (je ne dirais pas
réalité des prostituées). Cela est un acte courageux et positif.
Au fait, je ne vais pas parler de l’esthétique du film à laquelle je ne connais
rien.
I.- Un film aux multiples plis…
Au début, j’ai vu le film à travers les critiques souvent négatives lancées
contre une scénariste féministe (venue de là-bas) et amazighophobe (d’ici),
contre une fiction qui méprise l’être marocain et j’ai aussi compris le film à
travers une pétition des mêmes acteurs (au nombre de 42) (1) qui dénonce avec
raison la directrice pour ses préméditations et le journal «l’Humanité» qui
parle de «communauté de prostituées», de «tragédie pittoresque» et va commenter:
«au lieu de traiter ce sujet en collant à la réalité, la cinéaste opte pour la
fable décorative, accumulant les images symboliques (la colline d’herbe verte où
se détachent les rouges étendards de la virginité perdue). Quand l’esthétisme
exploite la souffrance.» (2) Le vert et le rouge dénotent-ils le drapeau
national? Ensuite j’ai entrevu le long métrage dans une salle de cinéma où la
foule se plaît à dire de tout, notamment à parler à la place des acteurs et à
refaire l’histoire tout au long de l’histoire. Le spectateur attend, avec
anxiété, de voir l’aboutissement de la fiction qui se présente comme un tunnel
obscur. Enfin, j’ai «vu» le film chez moi, essayant de le lire et d’y apporter
un regard plus ou moins critique. J’y ai retrouvé le style de Moha Behri dans la
mesure où l’Atlas est mis à découvert dans ses blessures «humaines», et les
tentatives de construire une œuvre «intello» à l’instar d’un Luis Buńuel
mi-tragique mi-surréaliste ou d’un Emir Kusturica qui immisce le magique et le
réel. Certes, tant de tons et de teints, parfois difficiles à marier, aèrent
cette réalité profondément marocaine, macabre et désolante, celle des femmes,
celle de ce que nous sommes, et notamment de l’identité qui commence toujours
là...
Selon les critiques, l’idée initiale était un documentaire sur la prostitution,
mais au refus de «timazighin» à jouer un tel rôle, l’auteure a opté pour la
fiction. Ainsi, notre analyse se rapproche tantôt de la fiction, tantôt des
intentions de la cinéaste. Heureusement, ce film ne peut point être un
documentaire, mais plutôt une œuvre expérimentale (naturaliste) basée sur le
vécu et l’analytique. Car s’il était question d’un reportage sur la
prostitution, la réalisatrice opterait plutôt pour une autre zone marocaine: la
ville de Casablanca (lieu du «regard étranger» incarné par un casablancais
(Fahd) ahuri par un tel phénomène) est plus riche en expériences (locale,
nationale et internationale) dans la matière. Pourtant, parler de la
prostitution, c’est fonder une conscience humaine, et remettre en question cette
présence inéluctable et systématique du dominant et du dominé. Cela mène le
spectateur à condamner le dominant dans ce qu’il a de corrupteur, mais également
à revoir le système de la corruption généralisée.
Tout en suivant cette logique qui déconstruit le réel misérable des montagnes,
l’œuvre aurait pu avoir un autre titre: « Zaïnba, la dernière pubère de l’Atlas»
car les souillures, se proliférant partout, sont simultanément multiples et
absentes, et la force du tragique atteint plus le collectif que l’individuel. Il
est clair que ni la directrice «dite féministe» ni le Spectateur ne peuvent
refaire la «tranche du réel» qui s’impose pesamment de tout son poids, défiant
toute mesure et pesanteur, et à l’artiste d’en exposer les détails et d’en
retisser les toiles. Est-elle alors une œuvre d’avant-garde qui défend la cause
amazighe à partir d’un réquisitoire contre la force des choses et le statu quo
«putréfiant»? De tout cela, de la vraie cause, on en dit peu. Presque rien.
Mais, à nous de veiller pour l’exploiter positivement.
II.- Et la femme créée prostituée…
Dans le film, la condition féminine (amazighe) est crue, voire cruelle, à
découvrir dans tous ses bouts. Ce n’est plus du folklorique, c’est-à-dire du
scintillant et du profitable, mais plutôt de l’identitaire en pleine déchéance.
Tant de remous explosent dans la tête du spectateur, dès le premier instant
obnubilé par les airs du chanteur kabyle Idir. Or une interrogation s’impose:
est-ce la suite d’éléments descriptifs et narratifs dont chacun correspond aux
divers détails de la femme «sans âme» qu’ils prétendent exprimer? Et de là, se
concrétise l’identité amazighe en un chapelet d’allégories. L’œuvre, afin de
réussir ce choc, mélange les styles naturaliste et surréaliste, et expose les
temps des Imazighen à rebours, et de là notre lecture doit se faire dans le même
sens: revoir le film, et le refaire dans sa construction parabolique (sans une
vision sentimentaliste) afin d’en extraire les enseignements.
Le protagoniste, faut-il le dire, est dans sa diversité tout simplement une
Prostituée sans corps, changeant de prénom: allant de la mère (Mina) rongée par
le sentiment de culpabilité envers sa fille nihiliste jusqu’à la petite pubère (Zaïnba),
en passant par le présent «incarné par Hala». Mina serait le passé atrophié,
Hala le présent blessé, et la jeune fille l’avenir sacrifié… Trois générations
sans espoir, peut-être tout un peuple.
Certes, «Les yeux secs» développe l’histoire d’une ancienne prostituée, devenue
ensuite prisonnière «politique» et à la fin femme sage (honorant son statut de
tamghart (amghar «chef, grand, notable, sage…», au féminin) car elle interpelle
les autres femmes à reprendre le métier millénaire du tissage), qui revient à
son village natal (Tizi). Elle a comme compagnon de route un chauffeur de bus
aliéné (sans patrie ni volonté d’être, fumant cigarette après cigarette, et
voleur d’un bus) et romantique (depuis les premiers mots de sa narration qui
décrivait cette prisonnière bizarre et «gitane» qui allait obnubiler sa pensée
(comme s’il recherchait une fin à son aliénation «imprécise», et par ce voyage
initiatique il le réussira à la fin). Il est le plus doux des hommes, le plus
humain, en opposition aux paysans «sans voix ni pensée»! Fahd est bien de
Casablanca, et c’est quelqu’un qui ignore tout de l’univers de la prostitution!
En fait, il incarne le citadin sans mémoire: il est né, et a vécu à Casablanca,
mais il n’est pas, tout au long du long métrage, un personnage citadin!
A Tizi, l’autre protagoniste Hala, jeune montagnarde, dure et belle, allait
faire de Fahd (3) un malade amoureux. Le citadin tombe en quenouille: en premier
lieu sous l’influence «inexplicable» de Mina, ensuite de celle qui lui l’envoûte
sous un charme «maléfique» (Hala), et à la fin sous l’amour idéal d’une Zaïnba
innocente. Il s’agit, au fait, d’un Amour difficile à expliquer: Comment peut-il
suivre le premier amour? Est-ce la charge symbolique qui est importante du fait
qu’il s’agit d’une réconciliation avec le passé? Comment peut-il aimer celle
avec qui il ne partage aucun idéal? Et de par la langue, comment
s’entendent-ils? Comment peut-il désirer celle qui voit l’homme comme quelqu’un
qui «prend» la femme sans la désirer? Le citadin se définira: «Je ne suis pas de
ceux qui paient.» Et il refusera l’amour charnel. Hala serait ainsi le corps
«putréfiant», et Fahd l’âme «montante» comme un oiseau sans ailes… Cela sera
manifeste avec le troisième amour.
A travers ses entretiens et le film, Narjiss Nejjar se voit un maître dans l’art
de rendre compte de la vérité des choses. Mais, que fait-elle alors de la
conception de la femme chez les Imazighen, cette société d’organisation
matriarcale? Est-ce Hala la représentation? Là, le film serait porteur de
l’universel (synonyme de dominateur, et porteur de clichés) et par la même,
effaceur du local (de la réalité autochtone).
III.- Analyse du film…
Rapprochons-nous davantage du film. Le début dit tout de la privation: un
personnage féminin privé de liberté, privé de maternité, privé de famille, privé
de moyens de subsistance, et à la fin privé d’idées. Si le film développe
l’humiliation de la femme, serait-il question par là de la seule condition des
paysannes? Elle erre longuement avant de se décider à quérir des changements
dans son passé. Car les calculs se font autrement: l’on «compte» en tamazight «Yan,
sin, krad…», ne serait-il là l’annonce solennelle de «conter» l’amazighité dans
toutes ses velléités? L’amazighité ou la femme tatouée (Mina), qui est la vraie
captive? Ou toutes les deux? Si l’intrigue est l’impossibilité de garder la
virginité (innocence, pureté), ne serait-ce là une allégorie de l’amazighité de
ce grand pays? L’incipit et la clôture se rejoignent en Casablanca (utilisé
comme lieu contradictoire: prison et quête de l’affranchissement), et entre les
deux bouts se trouvent les montagnes métamorphosées. Dans ces hauteurs,
captivité, exil et exploitation qui sont éternels, se collent étroitement à la
peau des Imazighen.
Précisément, la voix-off, sous forme de chœur, prédit l’histoire et la retrace
dans un itinéraire profond à lire et le discours auctoriel possible de
déchiffrer, partagée entre l’arabe (Fahd) et tamazight (Mina). Il déclame un
discours intermittent entre les deux langues, en précisant les temps de
l’histoire: «C’était l’époque où le pays nous apprenait à tourner des pages et à
sauter des lignes» Quelles lignes? Quelles pages? Quelle serait cette main qui
s’empresserait consciemment à tourner les feuilles?
L’héroïne Mina, une vieille femme, après une captivité de trente ans, accepte de
fréquenter les fous «enfermés» dans les rues de la métropole. Fahd, naguère
gardien de prison, revoit la prisonnière, alors qu’il conduisait un bus. Et les
vrombissement du véhicule nous font découvrir la montagne, sur une route mince
et déserte. A son bord, Mina et Fahd. Pourquoi a-t-il suivi la vieille dans ces
montagnes oubliées? A la quête du plaisir «des mille et une nuits»! L’on ne
saura jamais pourquoi ils décident d’atterrir ensemble sur les montagnes de Tizi
n Isli. Si Mina recherchait sa fille, que quêtait donc Fahd là-bas? L’on voit
des chiffons rouges suspendus à des cannes caressées par le vent, la vieille
femme caresse longuement un chiffon. Peut-être le sien. Devant la curiosité de
Fahd, («-Qu’est-ce que c’est?), la vieille femme conclut, peut-être à soi même,
sous forme de sentence: («-Rien n’a changé.») A ce sujet, Marine Landrot écrit
«les voiles rouges des vierges sacrifiés au plaisir masculin s’étendent à perte
de vue, comme un gigantesque cimetière de martyrs» (4)
En fait, l’arrivée d’un «forastero» (étranger) peut seul apporter des
changements au système des montagnes. Il serait une conscience «illuminée»:
contradictoire avec sa première fonction de geôlier. Ou bien est-ce par la force
de l’amour? La vieille lui dira: « -Aucune femme de Tizi ne va t’aimer» Cela
sera le défi à relever dans le film.
Zaïnba, une jeune fille, prévient Hala de l’arrivée de deux étrangers. Hala se
pare longuement devant un miroir brisé. La porte est difficile à ouvrir; et à
l’intérieur des toiles d’araignée témoignent du passage du temps. Hala les
reçoit chez elle, et Fahd de demander du repos pour la mère qui est malade.
L’hospitalité est sous une condition: ils n’ont que deux jours de séjour, avant
cette «nuit-là». Ainsi, le temps de l’histoire est déterminé et précisé: 48
heures, comme dans une œuvre classique.
Le regard de Mina est triste: elle y reconnaît sa maison en ruines. Elle a des
difficultés à se rappeler sa fille (Hala): « -Le jour de la rafle, elle avait 8
mois.» De quelle rafle est-il justement question? Une rafle en pleine montagne,
en quelle année? Après la colonisation, il y eut des rafles importantes dans les
régions d’Aghbala. Cela est de l’histoire contemporaine, celle du vingtième
siècle. Cette imprécision historique ne peut qu’expliquer la récurrence d’une
telle arrestation massive opérée par les forces militaires dans les montagnes de
Khenifra / Beni Mellal. Le film ne récupère-t-il pas alors cette «tranche
effacée» de la mémoire? Cependant, pourquoi ne rattache-t-il pas cette rafle à
la naissance de la prostitution? Où est alors le trait véridique du film? Ou
bien s’agit-il tout simplement d’un aspect provocateur, frôlant le mythologique…
Selon Marine Landrot, le personnage Mina «fait son trou dans ce gynécée maudit,
où croupit sa propre fille». (5) Gynécée!? Ce terme veut dire appartement
réservé aux femmes dans les maisons grecques et romaines. Malédiction!? Il n’y a
pas de malédiction: la destinée n’y est pour rien. Ce sont bien les hommes, ceux
qui ont le pouvoir et la décision, qui maudissent ce village laissé sans ponts
ni routes, et noyé dans la misère.
S’ensuit la scène de l’accouchement de Rhimou qui allait rejeter le nouveau-né,
à l’instar des autres prostituées. Elles refusent la vie, le commencement et la
naissance. Elles adorent Thanatos (fils de la Nuit), et ne vivent que pour
mourir. Une même réflexion les unit dans un tel acte abominable: (« -On ne veut
pas que nos enfants vivent sur cette terre maudite.») Qui a fait de cette terre
verdoyante et riche un lieu maudit? Le film n’en dit rien, et l’auteure de ne
rien expliquer. Ce chapitre est d’essence biblique, notamment quand Hala
sacrifiera le nouveau-né et jettera dans la rivière le tissu entaché de sang
comme si elle quêtait une purification. Elle chantait une chanson triste, de
paroles liturgiques. Ce sacrifice entamera le processus de la récupération de la
dignité (l’idée du tissage resurgira alors dans le récit). Le tissu emporté par
les eaux est blanc, en opposition au tissu rouge qui célèbre la fin de la
virginité tendu aux vents.
Par ailleurs, rappelons une contradiction «notoire» qui se manifeste dans le
film: la rivière est abondante, mais à la fin du film Hala dira méchamment à la
vieille d’aller puiser à cinq kilomètres de marche…
La terreur et le désespoir hantent le village de Tizi. Si les enfants sont tués,
sacrifiés et jetés à la rivière (qui elle seule symbolise la vie, «l’Eros»), les
vieilles femmes sont expatriées et mises en marge, habitant les cimes des
montagnes –là nous avons un rappel évident de l’histoire des invasions
millénaires qu’a connue l’Afrique du Nord. Sur la plaine, le plaisir s’immisce à
la violence, une fois par mois, avec l’arrivée d’une part de la pleine lune dans
une nuit infinie et d’un jour où les «voiles rouges», symboles de la virginité
perdue ou de la pureté impossible (dimension historique et symbolique), et de
l’autre celle des paysans munis d’argent et assoiffés de sexe (dimension
socio-économique). La première dimension fait alors penser à la malédiction, ce
sera l’obsession de toutes ces femmes. L’auteure oublie, également, de remettre
en relief la seconde dimension pour des raisons précises (la censure). Pour le
spectateur qui tend à reconstruire la fiction, ce n’est point une malédiction,
mais un engrenage de problèmes socio-économiques, et surtout politiques (car il
y est question du génocide collectif) de par l’absence des «ponts» selon la
vision du personnage éveillé (la vieille Mina). Celle-ci tentera de revoir cette
tranche du réel, de la refaire et de la retisser.
La rencontre de Sfia (Claire) avec Mina est capitale, elle va déterminer
auparavant l’écoulement du film. Sfia reconnaît vite son amie d’antan, et lui
narre les déboires du village. Les femmes, une fois peu attrayantes et
voluptueuses, sont parties vivre sur les cimes (marges de la marge). Les
falaises troglodytiques, qui sont montrés longuement, sont le refuge historique.
L’histoire même. Sfia dira dans une phrase très significative: «Ixes anegh a
nehda taysart.» (Il faut que nous fassions attention à la falaise!) La chute est
bien là, tout près, et les personnages (faibles et craintifs) d’y faire très
attention. S’ensuit la rencontre d’autres femmes. Elles se parlent longuement:
elles veulent substituer la prostitution de leurs filles par le tissage. Elles
offrent le peu qu’elles possèdent à Mina pour se procurer des appareils de
tissage.
Munie d’idées révolutionnaires, et encouragée par les autres vieilles femmes,
elle rentre au village essoufflée. Elle se repose sur le toit en regardant
l’horizon, et à ses côtés se couche Fahd! Un tel geste n’existe ni dans la
société musulmane, ni dans la société amazighe. Puis éclatent les coups du
tambour, annonçant un fait important. La tambourinade de Mina et son discours
vont ensemble: il y a recherche d’action contre un méfait social, celui qui
pourrait ronger toute l’ethnie. Le patron casablancais, qui l’y envoie, veut des
tapis avec des motifs nouveaux. Le pronom personnel (« -Nous?) est mis en cause,
et exprime en conséquence l’hésitation à se définir. La réponse est évidente:
(« -Imazighen.) La cause apparaît imperceptible: (« -Pourquoi nous?) La réponse
est également éclatante: (« -Vos motifs sont rares.») La réalité se présente
maintenant différemment: (« -Nos mères sont vieilles pour tisser, et nous, nous
ne savons pas. ») Et la décision devient irrévocable: « -On ne veut pas changer
de métier.» Le personnage est donc content de sa «dite» malédiction!
Afin d’acheter les outils de tissage, Mina décide de ne pas partir seule au
marché. Elle a peur d’être reconnue par les siens: «Je ne veux pas qu’ils me
rappellent qui je suis.» Cela lui évoquera son passé «entaché»? Est-ce le même
problème de reconnaissance (et d’identification) dont souffrent les Imazighen?
Ainsi elle attendra Fahd dans le bus... Cette visite sera passée sous silence.
A-t-il Fahd réussi à acheter le matériel de tissage? Oui, il y aura la scène où
les femmes vont tisser… Par ailleurs, le conflit linguistique est gommé,
l’incommunication est effacée des scènes d’un film qui insiste sur
l’incommunicabilité entre les êtres. L’opacité du film devient encore plus
épaisse. La scène suivante: la recherche du bois par Hala, et ensuite rejointe
par Fahd sera longue et vide. Elle n’est pas bien mise en contexte, elle devient
alors futile et insignifiante. Jeu d’amour banal, de deux adultes mis dans la
peau «d’adolescents». Egalement, une dispute d’adolescents pour dire
l’impossibilité de l’amour.
Le but tant recherché est réalisé par anticipation: les femmes acceptent de
tisser, elles sont contentes et bavardes. Mais, cela n’éradique point la
prostitution comme l’entendaient les «vieilles».
Apparaît alors le jouet de la jeune fille, une poupée de chiffon. Il représente
un symbole (plutôt symbolus «signe de reconnaissance») entre les trois
générations: Mina, Hala et Zaïnba. Seulement, il s’agit d’un objet que partagent
les trois personnes, mais que seule la vieille femme connaît au fond. Au fait,
un secret / mystère. Est-ce là un objet naturellement évocateur et signifiant
dans la culture amazighe? Est-ce là la représentation de la femme-objet?
Depuis le premier instant, Zaïnba est tombée sous le charme du citadin. Elle
suit les pas de l’étranger. Elle réveillera Fahd qui ne cherche qu’à se reposer.
Ce sera, à chaque moment, Hala qui va interrompre ce rapport d’amitié naissante.
Il sera à l’aise en compagnie de Zaïnba. Et le film prend un flux de tons et
d’images surréalistes. L’incommunicabilité est posée; les gestes ne peuvent
aider à vaincre les mots dans leur opacité «culturelle». (« -Parle.» dira-t-il à
la jeune fille et « -Ton dialecte est une musique. ») Dialecte? Derrière ce
préjugé se fixe l’idéologie qui marginalise… Cette absence de communication est
vue comme un ingrédient qui rend agréable la compagnie. La charrette rouge, la
poupée… Comme si c’était un cortège nuptial, jeu et sourires, course et
tendresse. Ensuite, le mythe fait son apparition, le mythe de l’oiseau: sans
ailes pour Zaïnba, et voleur dans l’esprit de Fahd.
─ Fahd: «Et l’oiseau s’envole… Il veut atteindre le huitième ciel… Il demande
son chemin… On lui dit que ce ciel-là n’existe pas… » L’oiseau est projection de
soi: dominant, fort, aventurier, rêveur…
─ Zaïnba, «C’est un oiseau sans ailes… Et sa maison, elle est où?...» Cet oiseau
est perdu: sans refuge ni pouvoir pour survivre.
A la fin de leur périple vers la zone interdite, la jeune fille apeurée fuit les
cannes aux voiles rouges, laissant derrière la poupée.
La nuit arrive, et il y a la scène de la danse collective. Cette cérémonie est
présentée comme un rituel pour le plaisir à vendre! Cette fête, qui révèle le
joie de l’être, y est totalement désacralisée…Le feu, qui fait partie de cette
pratique symbolique, y est également inséré non pas comme une quête incessante
de la purification, mais en tant que blessure qui va naître... De fait, ces
rites amazighs sont «rabaissés». En outre, il y a des critiques qui parlent de
«saturnales»! (6) Qui sont les seigneurs et qui sont les esclaves? Où est le
désordre si Hala est certes l’incarnation de l’ordre matriarcal? Où est la
débauche si le film ne révèle rien du genre? Où sont les significations du vice
si le système moral est absent? Justement, ce rituel est à opposer au pantomime
de Fahd, qui s’est déguisé en Charlot, étant celui qui rapporte le sourire à ces
collines «en larmes». Le propre fait pleurer, et l’étranger fait rire… De là,
naît une autre opposition (collectif versus individuel) qui conduit vers une
troisième opposition (authentique versus aliéné). D’ailleurs, où cachait-il Fahd
ce vêtement? Et la moto par la suite? Ces éléments, de manière hâtive, sont
greffés sur la partie «documentaire».
Au bout de cette nuit «fatidique», Fahd refuse l’amour charnel avec Hala. Et
arrivent les méchants, ces paysans en rut. Ils arrivent en procession pour
«prendre le corps» des femmes! Prostitution collective. Curieusement, les hommes
sont loin, des êtres absents. Ils ne déterminent point le destin des femmes:
elles se savent condamnées par quelque chose «d’absent, de non-présent» mais qui
est là à les étouffer. Cette malédiction est mal définie. La fin s’avère
tragique: Zaïnba est déflorée. Et elle en veut à Fahd…
Le matin, Hala découvre des portraits d’elle (en papier) suspendus: scène
surréaliste, et Fahd est déjà parti, fou de rage et d’amour.
En même temps, la vieille Mina va au marché, disposée à fréquenter l’univers des
hommes: elle interpelle les hommes pour chasser les prostituées car l’une
d’elles est malade. Les paysans arrivent à dos d’ânes, et brûlent les maisons.
Ils ressemblent fort bien à des indiens. Il y a là encore une autre
contradiction: brûler un lieu de jouissance! Comment peuvent-ils être si naïfs,
manipulés par un simple cri de femme (méprisée)? Comment ces paysans peuvent-ils
simultanément s’adonner joyeusement au «vice» et s’insurger pour brûler les
maisons du «vice»?
Devenu fou, Fahd court sur une moto d’une manière téméraire. Il monte sur une
montagne enneigée (scène surréaliste) comme s’il se plaignait à l’Atlas. Il est
nu sur la cime enneigée, (neige, étant synonyme de pureté), recherchant la
pureté de l’âme. L’œuvre prend alors une dimension païenne: se plaindre aux
dieux qui hantent les monts. Atlas pourrait lui répondre, et c’est probablement
bien lui qui va arranger l’histoire dans un autre sens, nettement euphorique.
Hala l’y rejoint, l’embrasse, lui frotte le corps nu avec de la neige. Fahd
s’enfuit encore, et arrive la vieille pour consoler sa fille retrouvée.
Et bizarrement commence une autre fin, totalement différente où la voix off
disait: «Tu as rajouté un trait pour qu’on ne te reconnaisse pas.» Et apparaît «Temsamane…
notre tribu.» Il s’agit d’une tribu du Rif! Ou bien est-ce un nom de lieu
(signifiant «rive de l’eau»)? A l’auteure d’y répondre.
A la fin, encore un autre bout de fin. Le spectateur découvre Fahd en train de
réparer le bus, et les femmes arrivent en foule. Mina se décide: «Je reste.» Et
ajoute: «Tu dis à ton patron que nous sommes prêtes pour tisser.», «dis-leur de
reconstruire le pont… Même si on ne voyage, on saura que la route n’est pas
barrée.» afin d’opérer la réconciliation entre les deux espaces: la marge dominé
et le centre dominant. Cette révolte de Mina est d’ordre «spirituel»: «Ils
sauront qu’on existe.» Et là, c’est aussi la finalité du film: faire connaître
ces femmes démunies… Sur une moto, Fahd s’en va en ville en compagnie de Hala et
de Zaïnba. Fin hésitante, un échec total.
IV.- Itinéraires d’oppositions des «Yeux secs»:
Ce que j’avance peut paraître, à bien des égards, confondant et imprécis.
Confondant, évidemment, et ce que je développe là c’est surtout un commentaire
qui s’accole au corps du récit. Afin que ce soit moins imprécis, voire précisé,
j’avancerais cependant quelques itinéraires – au sens de chemins de lectures
«itinérantes». Tout d’abord, les itinéraires qui tissent le film, sont
fondamentalement contradictoires.
─ En général, le film n’est pas violent. La minorité «atlasienne» devient, pour
une fois, visible. Vue à travers le miroir brisé en morceaux «collés». Les gros
plans font clore l’univers intime de cet Atlas qui défiait les dieux et les
conquérants. Cette œuvre révèle hautement cet univers si peu connu, mais sans le
dévoiler. Tant d’aspects de cette vie «féminine» sont passés sous silence. De
peur de la censure?
─ L’incipit est confondant: «un peuple est grand quand il sait dire l’amour sans
honte». Au lieu de l’amour, c’est tout simplement l’être dans ses diverses
significations qui fait défaut. Ne pas se connaître, ne pas se reconnaître, fuir
son être, ce sont là la grandeur d’un peuple…
─ L’opposition ville / montagne est riche à étudier. Satisfaisons-nous de
quelques notes. Hala, aliénée, dira: «Là, tu peux rêver, ici tout est sec.» Là,
c’est la ville, ici c’est la montagne. Ce message est destiné à expliquer
l’histoire du film. Elle serait, alors, une inversion catégorique de la
conception romantique: la ville sauve la montagne…
─ Les personnages sont tous de descendance amazighe, donc il s’agit d’une
création qui traite d’un problème socio-culturel, non pas économique. Ils
souffrent, sans exception, d’un mal indéfini. Leur évolution psychologique va de
pair avec le développement du film. C’est pourquoi il y a un conflit de visions
entre générations qui se trouve mis en exergue dans l’histoire. Les incessantes
remontrances de Hala peuvent être lues comme une critique acerbe à l’histoire en
général. C’est pourquoi, le film ne condamne point l’oppression des ancêtres,
mais celle des responsables qui ne construisent pas de ponts.
Les personnages sont identiques et interchangeables. Ils ont une seule fonction:
se prostituer. Un village de femmes «à vendre» leurs corps aux réjouissances
absentes. Il n’y a pas de différence ni de spécificité entre elles, elles sont
communes et confondantes. Leur unique espoir est celui de tisser, qui s’avère
une solution sans avenir. Les fils de Mina (analogues à ceux d’Ariane), faut-il
préciser, ne sont pas de soie ou de coton, ils constituent un filet qui pourrait
sauver la communauté des femmes.
─ Le film pose avec acuité le problème linguistique. Le seul arabophone du film,
Fahd, dira curieusement: «Ur te-snegh tachelhit!» (Je ne connais pas
tamazight !) Comment fonctionne le medium dans le film? La langue est riche à
étudier: elle peut révéler le soubassement idéologique de l’auteure du scénario.
Tamazight occupe un grand espace comme objet, point comme sujet. Elle est un
corps. Les trois personnages principaux (Mina, Hala et Fahd) s’expriment en
arabe, une langue exogène à l’espace d’Aghbala et de Tizi n Isli. Entre Mina et
Hala, elles ne se parlent pas en tamazight. Si la mère, fréquentant les lupanars
des métropoles et les prisons, a appris l’arabe, et comment fut l’arabisation de
la fille qui n’a jamais voyagé hors de Tizi?
Quand le citadin (Fahd) parle de tamazight il la qualifie de «dialecte» et de
«musique»… Un seul arabophone arrive (Fahd) et le moyen de communication change
totalement, de tamazight à l’arabe. Il s’agit d’un fait sociolinguistique très
récurrent en Afrique du nord, et au Maroc depuis la nuit des temps.
Les indigènes parlent en tamazight, femmes et paysans. Cela a lieu à des moments
précis: entre les vieilles, entre les prostituées, entre les paysans…
De l’aveu de Narjiss Nejjar même, la langue est une barrière totale «les femmes
prostituées parlaient le berbère, moi l’arabe». (7) Cela rendait difficile le
travail, c’est-à-dire la communication. La scénariste, possiblement, a rencontré
des spécificités de cette «femme berbère» qu’elle ne peut nullement expliquer.
En outre, la paysannerie est implicitement récusée… Par extension, un
documentaire ou une simple description sincère de la situation sociale de ces
femmes deviennent presque une tâche irréalisable pour quelqu’un qui ignore le
medium.
─ Le film ne présente pas la prostitution comme un métier, ni comme une
vocation, mais plutôt comme une vision nécessaire. Dans un sens, il ne s’agit
point de quelque chose à identifier avec l’espace: les paysages offrent la vie,
à l’encontre de l’homme décrit (représenté) qui est victime du Thanatos. Tizi n
Isli est un lieu paradisiaque, et Aghbala un endroit pur.
─ La gestuelle des femmes n’est pas celle de prostituées, mais de femmes
misérables. Pas domptées. Ni les scènes ni le verbe ne sont érotiques, non plus
pornographiques. Le plaisir est absence dans l’œuvre. Probablement, seul le
paysage (ensemble de vues) demeure érotique dans le film. Il n’y a pas de
psychologie de la prostituée à travers les scènes du film. Qui consent au
plaisir? La prostitution n’est pas une coutume archaïque car le désespoir n’est
pas à démontrer en tant que vice. Il y est plutôt question de l’exploitation
sexuelle, et à un certain degré de l’esclavage sexuel. Mieux dire: l’œuvre tend
à actualiser la marginalisation par la prostitution. De fait, elle développe le
juste-et-le-vrai pour les autres.
─ La structuration des idées, à dessein, tient du simpliste et du vulgaire, sans
aucune profondeur. L’idéologie du film est non seulement creuse mais effarante;
elle fait de la prostituée un être qui souffre dans le rire infini. De là, en
tant que féministe à l’occidentale, l’auteure ne s’implique pas authentiquement:
elle ne peut outrepasser la réification de l’amazighe
Seulement, cette œuvre a permis, sinon de critiquer positivement, du moins de
revoir la condition économique des paysannes condamnées à la prostitution
«généralisée»…
Ce choix moral n’a pas de profondeur politique. Que faire alors de la prise de
conscience que prétend offrir le film? Que va faire la scénariste des abus
politiques et économiques dans la pratique? Ces abus passent sous silence, sous
la pression de la censure, dans la fiction. De la vie «concrète», n’en parlons
pas…
En conclusion…
La prise de conscience offerte par le film n’est pas précise, mais immédiate. La
cinéaste parle d’une chose, mais elle efface mille choses, des millions de
choses. Elle a une obsession indéfinie, qui ne se situe qu’autour de cette
chose. C’est pourquoi le film est très lent, et le discours s’avère hésitant,
point net. Monotone car les scènes sont uniformément noires. Le rire hystérique
s’oppose au paysage millénaire, demeuré authentique. Situé à l’encontre des
hommes de tout le Maghreb, non pas seulement de l’Atlas. Car la prostitution est
multiple: physique, métaphysique, symbolique, en un mot identitaire.
Force est de noter que l’effacement de tamazight dans la conscience des autres
est bénéfique, alors que sa présence «indirecte» comme objet est amuïssement.
Dans cette fiction, elle ne se découvre pas (comme l’est le corps de la
prostituée), mais on la fait découvrir (sous tant de voiles et de plis). Ainsi,
la beauté de l’œuvre est tributaire de la représentation de l’ignoble, de
l’absurde et du quotidiennement sordide. «Les Yeux secs» pèche par ses jeux de
couleurs et de lumières qui éveillent l’esprit, et par sa lenteur, comme si
c’était le corps d’un moribond décrit dans ses derniers mouvements. D’un corps
vidé de plaisir, et d’envie de vivre. Le film ne décrit point de scène
«érotique» ni «pornographique» bien qu’il soit question d’une production sur
l’univers des prostituées. Si le personnage de Hala demeure un objet de
convoitise, et Fahd un sujet disloqué dans sa vision.
Enfin, la cinéaste ne juge pas la femme de l’Atlas, mais la condamne à partir
des oppositions «cité libre vs montagne captive». Le film entend, alors, faire
de la prostitution un rituel sous forme de clichés vides, voilà son
insurmontable danger.
notes:
(1) Voilà la pétition des figurants:
«Nous, soussignés, certifions sur l’honneur avoir été exploités abusivement par
la cinéaste Narjiss Nejjar lors du tournage de son film «Les Yeux secs«.
En effet nous n’avions pas pris connaissance du scénario réel de son film au
préalable, qui nous avait-elle dit, porterait sur les coutumes amazighes de la
région.
Ce film a touché à notre dignité et à celle de notre village et l’honneur de
plusieurs femmes amazighes a été sali.
Aussi, dénonçons-nous cette manipulation, et nous nous réservons le droit de
nous défendre par tous les moyens que nous procurent les lois en vigueur.
«S’ensuivent 42 signatures.»
D’autre part, la scénariste Narjiss Nejjar affirme dans «Interview» de Amale
Samie, Tel Quel, n°125, 1-7 mai 2004: «je ne vais pas m’amuser à expliquer à
tout le monde ce que je fais.»
----à Un comportement nettement autoritaire, pas celui d’une minoriste!
«J’ai le droit de créer, comme je l’entends, c’est mon langage à moi, peut-être
ma souffrance, peu m’importe ce qu’elles en pensent. Pour le reste, je suis
blindée, j’ai des documents signés, des preuves. Les jeunes femmes d’Aghbala et
Tizi n Isly ont signé des papiers selon lesquels «elles s’engagent à ce qu’on
utilise leur image sur tout support»
----à Des contrats pour 60 dh/ journée de travail: exploitation matérielle!
«Oui, certainement, elles ont peut-être estimé qu’elles avaient été trahies… Ou
mal payées, mais je comptais retourner dans la région pour offrir un bonus aux
figurantes. «On» ne m’en a pas laissé le temps. (…) Je fais ce que je veux,
j’écris ce que je veux comme je veux.»
----à Engagement douteux d’une artiste engagée ou d’une féministe!
(2) Vincent Ostria, L’Humanité, 05/05/04.
(3) Ce prénom au ton «arabe» signifiant «tigre» étonne les paysannes au rire
infini et dérangeant! Et Hala y verra «Fad» (signifiant en tamazight «soif»).
(4) Marine Landrot, Télérama n° 2834, 8 mai 2004
(5) Marine Landrot, ibid.
(6) Antiq. Fêtes célébrées dans l’antiquité romaine en l’honneur de Saturne, au
cours desquelles les esclaves prenaient la place des maîtres et qui étaient
l’occasion de diverses festivités et réjouissances.
Par extension, «saturnales» veut dire: temps de licence, de débauche et de
désordre.
(7) Libération-France du 5-05-04.
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