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Térence et l’héritage amazigh (2ème partie) Par: Hassan Banhakeia (Université d’Oujda)
Rappelons hâtivement quelques éléments de cette morale ‘particulière’ dans la première pièce de Térence, ce ne sont pas forcément les valeurs de l’auteur: a) le respect du père : Dans L’Adrienne, tout comme dans les autres textes, les jeunes sont pleins de vie et courent derrière le plaisir et le désir. Là, ils recherchent précisément l’amour sans se soucier de ce que dira la morale. Mais, ils gardent de l’affection et du respect envers l’autorité paternelle qui est en soi une censure. Ils ne remettent pas en question la «parole» ou la «décision» du père. Cela est manifeste dans les scènes d’acquiescement «involontaire» de Pamphile. Il accepte le mariage avec une femme qu’il n’aime pas, et se brûle d’amour pour une autre femme «sans vergogne». Le dramaturge retrace l’apogée de l’obéissance aux parents. Seulement, ce respect du père que l’auteur nord-africain développe n’est pas le même de celui du dramaturge romain Plaute. Chez ce dernier, le père et le fils sont unis par un rapport «bizarre» ou peu respectueux: «Démiphon (le père): Tu me réponds avant que je ne t’aie posé la question. Charinus (le fils) : Et toi, mon père, tu achètes avant que je ne sois vendeur. J’ignore, te dis-je, s’il veut ou non qu’elle cesse d’être sa propriété. (…) Charinus : Veux-tu que je vienne avec toi? Démiphon : Non. Charinus: Tu ne me fais pas plaisir.» (Le Marchand, Acte II, scène III, p.501) Cette relation traduit la nature des rapports entre le père et le fils au sein d’une pièce dramatique, mais peut-être proche des mœurs de l’époque. Certes, dans l’univers romain, c’est l’institution qui est mise en valeur aux dépens de valeurs ancestrales. Néanmoins, le respect des ancêtres est un sentiment vivace chez les Romains. De la tradition aussi. Chez les Africains, il est aussi fort car inspiré de la structuration socio-politique même où l’ «amghar» tient les rênes du pouvoir au sein d’une grande famille ou d’une tribu ou d’une confédération de tribus. Comment se manifeste-t-il cela chez Térence? Dans le rapport Simon et Pamphile (père / fils), il y a obéissance totale: ce respect est plus fort que l’amour. En fait, quel a été le mal du fils rebelle? Se marier avec une fille malfamée. Là, il s’agit de l’affranchissement du fils qui a une autre nature: sauver et affranchir une femme désespérée et peu respectée dans la société. Mais l’esclave, Sosie, rappelle sagement cela à son maître: «si l’on blâme celui qui a secouru quelqu’un en danger de mort, que ferait-on à celui qui aurait causé quelque dommage ou fait mal à quelqu’un?» (Acte I, scène 1, p.1053) Ainsi, le respect des parents est mis en dérision… b) le travail et le plaisir: L’intrigue de L’Adrienne explique la prostitution, voire l’excuse. Cette grande question de la morale est précisément débattue par les personnages. L’on entend Simon dire à Sosie, en parlant de Chrysis (personnage cité, sans droit à la parole dans le texte): «Au début, elle menait une existence honnête, d’économie et de travail, gagnant sa vie en filant et en tissant la laine; mais, une fois que se fut présenté un amoureux, promettant de l’argent, puis un second, étant donné par la nature tous les êtres humains sont éloignés du travail et enclins au plaisir, elle accepta une liaison durable, puis elle se mit à en faire un métier.» (Acte I, scène 1, p.1051) Retenons, l’occupation des femmes était de filer et de tisser la laine, cette fonction est très présente dans les contes de l’Afrique du nord. Puis, le plaisir est condamné dans ce passage car il risque de devenir un métier. Enfin, cette tirade peut à elle seule expliquer historiquement l’origine de la prostitution. Qu’en pense Pamphile? Il dira: «se croyant seul: (…) j’estime que la vie des dieux est éternelle parce qu’ils possèdent en propre le plaisir; car j’ai obtenu l’immortalité, si aucun chagrin ne vient interrompre ma joie.» (Acte V, scène 5, p.1093) Cette parole intime, propre d’un épicurien, remet en question l’établi et la morale. C’est précisément de là que commence le renouement de l’histoire. L’opposition des valeurs est conforme au conflit de générations véhiculé par le texte dramatique. Et les jeunes hommes, à quoi s’occupaient-ils? Simon dira également à Sosie: «A la différence de la plupart des petits jeunes gens, qui se passionnent pour quelque chose, élever des chevaux, ou des chiens pour chasser, ou fréquenter les philosophes, il ne témoignait pour tout cela d’aucune passion particulière, il s’en occupait, certes, mais modérément. Et je me réjouissais.» (Acte I, scène 1, p.1051) La passion des jeunes était d’élever les chevaux ou les chiens de chasse, thème récurrent dans les contes amazighs. Pour meubler le discours de ses personnages de détails, le dramaturge a recours à sa culture maternelle. c) l’affranchissement et la gratitude: Dans le cas d’un affranchissement de l’esclavage, l’affranchi doit demeurer reconnaissant toute sa vie, là il s’agit d’une autre manière, peut-être «atténuée», de rester dans l’esclavage symbolique. L’auteur y fait référence dans ses textes car il s’agit pour lui d’une expérience subjective. Le dramaturge en souffre: il écrit des pièces et on l’accuse de plagiat. Cette situation est réitérée dans ses écrits, plus explicitement dans ses prologues. Dans L’Adrienne, il y a l’exemple du maître Simon qui a affranchi Sosie, l’esclave. Bien qu’ils soient unis par un rapport de complicité, ils vont connaître des moments de tension. Le maître dira à son esclave: «Depuis que je t’ai acheté, depuis ta petite enfance, tu as toujours trouvé chez moi un service juste et doux, tu le sais; d’esclave que tu étais, j’ai fait de toi mon affranchi, parce que tu me servais avec les sentiments d’un homme libre; la plus haute récompense dont je disposais, je te l’ai accordée. » (Acte I, scène 1, p.1050) Sosie, chez les romains, est juste un nom. Il n’a pas cette signification de personne qui a une parfaite ressemblance avec une autre. Et l’homme libre, n’est-il pas une construction périphrastique de l’amazigh? Le ton n’est-il pas une réminiscence du subjectif, du personnel et de l’intime (relatif à Térence l’affranchi et à Terentius son maître)? Que répond Sosie? Il ajoutera: «Mais une chose m’ennuie: ce rappel ressemble à un reproche adressé à un ingrat.» (Acte I, scène 1, p.1050) Là, l’esclave ne se revalorise pas en tant que personne loin de toute ingratitude. Là, il est de noter la subjectivité de l’auteur dans ce drame, ne faut-il pas alors rapprocher ces scènes de moments vécus par l’écrivain devant son maître? N’est-il pas question de ces instants où le sénateur Terentius rappelait au jeune Afer ses origines de barbare pour dire combien il était ingrat? La punition encourue par l’esclave ingrat est précisée par Simon qui le rappelle à l’imprévisible Dave: «je te ferai fouetter et envoyer au moulin, Dave, jusqu’à ce que tu y meures, en spécifiant et en jurant bien que, si jamais je t’en retire, ce sera moi qui tournerai la meule à ta place.» (Acte I, scène 2, pp.1055-1056) Ces menaces sont graves, soulignées longuement par le sage Térence qui connaît bien le monde de l’esclave. Une telle insistance est à expliquer comme un fait courant durant l’apogée des Romains. 3) De l’émotion particulière: L’émotion est délicate dans le texte de Térence. Selon les critiques, elle est absente et vide dans ses textes latins. Ne peut-on pas expliquer cela? A chaque culture correspond sa manière de s’émouvoir… Kidnappé, éduqué dans une culture étrangère et imbu de textes encore étrangers, l’écrivain investira d’autres valeurs dans ses textes. Epris du monde livresque, il fréquentera peu le monde romain. Néanmoins, l’on raconte que Térence était très sensible. Cet amour du drame forge sa vision. Précisément, Dave dira à Mysis: «Tu ne crois pas qu’il y a une grande différence, quand on fait tout sincèrement, comme la nature vous l’inspire, et quand on fait la comédie? » (Acte IV, scène 4, p.1084) C’est au tour du flux des sentiments de venir à la rescousse du comique déficient. Avec lui, l’amour est authentique et pensant. Le pathétique rejoint tout simplement le raisonné. La sentimentalité est mise en relief, aux dépens de la joie. «Dave: Voilà bien la condition humaine: elle a voulu que tu saches le mal qui m’est arrivé avant que moi j’apprenne ce qui t’est arrivé de bon.» (Acte V, scène 6, p.1094) Le système du mal et du bien détermine sa vision des choses. 4) De l’exil nourricier Commençons par son vers célèbre «Homo sum: humani nihil a me alienum puto.», les historiens disent que c’est une traduction (sans préciser la source) comme si l’esclave était incapable de produire, juste d’imiter et de traduire… Térence, faut-il retenir justement cela, était content de s’exiler dans le savoir des autres nations. En plus de cet exil intellectuel (d’aliénation), rappelons un autre exil de nature physique. Térence a été kidnappé pour être jeté dans le règne de l’exil. Le rapt d’enfants, cité à maintes reprises dans les textes de Térence, qui est l’expérience traumatisante pour l’auteur. Cette situation doit faire référence directement à son enfance, pas lointaine (l’auteur n’a que la vingtaine). Vrai, l’histoire des rapts d’enfants est un vieux thème de la littérature, citons L’Odyssée de Homère. Cette blessure, qui est un chapitre biographique présent dans ses créations, se manifeste surtout comme un bouleversement intérieur pour le personnage. L’esclave ne peut pas avoir un style dominateur, car il est au fond de soi exilé, déraciné de son expression émotionnelle qui a des portées tordues. De par son exil, il quête des insinuations, pas des discours explicites. Pourtant, la part de l’auteur l’emporte sur celle des personnages: esclave affranchi, appelé à être plein de gratitude envers son maître, et l’auteur de construire un discours propre où les reflets de sa propre image sont à reconstruire. IV.- Prologues d’un esthète ou la défense du statut de l’écrivain Dans la tradition antique, le prologue est vu comme un personnage divin. Sage, il est aussi omniscient; il peut «dire ou narrer» l’avenir. Le dramaturge amazigh le présentera-t-il selon cette tradition? L’écrivain compose un prologue à chacune de ses six pièces; ce qui y attire le plus le lecteur, ce sont bien ses prologues qui préparent le lecteur ou le spectateur à recevoir la pièce. Le prologue, entendu comme parabase liminaire, signifie l’interruption - début du spectacle. L’instance y apparaît comme un choreute qui s’explique, se défend et théorise. Térence a restructuré cette définition du personnage, surtout en lui supprimant le trait «divin». Le prologue s’investit alors d’une voix humaine. Il n’offre au lecteur non plus l’«argumentum» (résumé) qui pourrait l’aider à se retrouver dans l’intrigue. En outre, si d’habitude, ces prologues sont récités par le prologus, personnage portant un rameau d’olivier, de laurier ou de palmier, et ayant un caractère sympathique, dans le cas de Térence, c’est bien le directeur de la troupe L. Ambivius Turpio qui tient ce rôle. Si le prologue est, en général, composé de: - l’argumentaire ; - la captatio bevenvolantiae ; - la polémique littéraire, Pour Térence, le premier point est totalement effacé. Il n’offre pas au lecteur le résumé de la comédie. De même, le deuxième point est brièvement présenté. Toute l’importance, et chose nouvelle, est donnée à la polémique. Le prologue ne tend pas à expliquer l’univers, mais une tendance combative (tout à fait opposée au corps de ses textes qui est doux et mélancolique). Défendre la liberté de l’artiste était la raison d’être de Térence, c’est pourquoi son prologue s’avère une réaction «réfléchie» contre les critiques des ennemis. A propos de la jeune fille d’Andros, «Le poète, lorsque, pour la première fois, il conçut le projet d’écrire, crut qu’il avait pour seule tâche de faire que les pièces qu’il écrirait, plaisent au public; mais il comprend qu’il en va bien autrement. Car il dépense sa peine à écrire des prologues, non pour exposer, mais pour répondre aux attaques d’un vieux poète malveillant.» (p.1049) Ce poète malveillant est Luscius de Lanuvium. Une question se pose d’emblée: Peut-on écrire pour les autres suivant leur demande? Les prologues désignent Luscus Lanuvinus comme un «vieux poète malveillant». «Le vieux poète, voyant qu’il ne peut empêcher notre poète de poursuivre son œuvre et lui imposer de ne rien faire, s’efforce, par ses mauvais propos, de le détourner d’écrire; il répète partout que les pièces que notre poète a composées jusqu’ici sont faibles dans le dialogue et écrites pauvrement» (p.1217) Térence s’explique: le poète romain veut non seulement lui défendre l’exercice de l’écriture, mais l’accuse de faiblesse créatrice. Cette dernière accusation «écrire pauvrement», faut-il la rapprocher des préjugés de l’époque? L’écriture, en tant que pouvoir, posait question… et Térence en était conscient. «On lui adressait beaucoup de critiques: l’emploi de la contamination, le plagiat, la collaboration de Scipion et Laelius, sa faiblesse de pensée et de style lui étaient tour à tour reprochés.» (12) Ne faut-il pas rapprocher cette malveillance aux origines «barbares» du jeune dramaturge, tant envié par les romains? Quelle serait sa réaction? Celle d’un penseur: «Ainsi, j’ai remis à sa vraie place le poète que l’injustice de ses ennemis avait déjà presque expulsé, chassé de son œuvre, de son travail et de l’art des Muses. Si j’avais déprécié, sur le moment, ce qu’il avait écrit, et si j’avais voulu mettre mes efforts à le décourager, pour qu’il vécût dans l’oisiveté et non dans le travail, je l’aurais aisément détourné d’écrire d’autres pièces.» (p.1276) Térence, par la voix de son prologue, ne recherche pas à faire taire le dramaturge méchant, bien qu’il soit médiocre… Le dramaturge se définit surtout comme poète, plus précisément comme porteur d’un message: «Je viens à vous en messager, sous le costume d’un Prologue; permettez que je sois un messager écouté» (p.1275) Il veut tendre un lien d’union fort avec la réception. Esclave affranchi, Térence nourrit là une demande exagérée. De même, avoir un rapport «amical»: «S’il est quelqu’un qui cherche à plaire au plus grand nombre possible de gens de bien, et d’en choquer le moins possible, notre poète s’inscrit sur la liste.» (p.1105) En général, l’écrivain est appelé à être un grand orateur; il connaît comment parler à ses auditeurs et comment humilier poliment ses détracteurs pour avoir la réception de son côté. Il dira également: «Le poète a voulu que je sois son porte-parole, et non pas un prologue; il vous a donné le soin de juger, à moi celui de plaider. Mais l’avocat que je suis n’obtiendra quelque résultat par son éloquence que dans la mesure où se révélera juste la pensée de celui qui a composé le plaidoyer que je vais prononcer.» (p.1161) Qui est au fait ce poète très éloquent? Ainsi, l’écrivain, tout en essayant de répondre aux attentes du public, quête l’amour du public: «je veux vous prier tous de faire en sorte que les propos des méchants ne l’emportent pas sur ceux des gens équitables; équitables, soyez-le vous-mêmes; laissez la possibilité de se faire un nom à ceux qui vous donnent celle d’assister à des spectacles nouveaux, sans défauts. Qu’il n’aille pas s’imaginer que cela le concerne, celui qui naguère a représenté le peuple cédant le pas, dans la rue, à un esclave courant. Pourquoi se montrerait-il complaisant pour un insensé?» (p.1162) Peut-il alors le public romain aimer un créateur esclave? Térence souffrira longtemps de l’indifférence du public, ce ne sera que la postérité qui garderait son œuvre à sa juste valeur. Térence veut enfin que l’art soit public, se révélant ainsi un écrivain engagé: «ne permettez pas que l’art des Muses soit réservé à un petit nombre; faites que votre autorité soit pour la mienne un appui et une aide.» (p.1276) L’inspiration devait être aussi un droit pour un grand nombre, tout comme la réception devait être dernier juge de l’art: «Le poète, comprenant que tout ce qu’il écrit est guetté par des gens qui lui veulent du mal et que ses adversaires vont présenter sous un jour défavorable la pièce que nous allons jouer maintenant, se fera son propre dénonciateur ; et vous, vous serez juges, pour décider s’il convient de le louer de son œuvre ou de l’en blâmer.» (p.1321) Selon Térence, le statut de l’écrivain dépend solidement de la réception. Ces prologues sont une suite, un enchaînement logique chapitres de critique où la réception apparaît d’une importance capitale. V. L’Art dramatique de Térence La Comédie grecque, en général, développe au début des intrigues où les légendes divines tiennent le centre, ensuite viennent apparaître des types sociaux et la comédie de mœurs. Avec Ménandre, il y aura la naissance de la «comédie nouvelle» où parasite, courtisans, soldats et vagabonds sont des acteurs à part entière. Ces caractères traduisent le statu quo d’Athènes en décadence. La littérature latine est une imitation réfléchie et créatrice de la grecque. Les écrivains grecs représentaient des modèles pour les latins. Térence a-t-il imité les Grecs? Oui, Ménandre était le modèle. A-t-il également imité la tragédie dont l’intrigue est cohérente? Si Térence a puisé dans la culture gréco-romaine, il a sans doute exploité davantage sa culture première dans la composition de ses pièces. Autrement dit, l’hellénique disparaît progressivement de ses pièces, il est remplacé par ses réminiscences lointaines et par sa vision propre des choses. Curieusement, Térence est le seul à satisfaire l’aristocratie romane dans son rêve de dépasser esthétiquement le raffinement de la culture grecque. 1) Structure finie La structure qui gère les textes de Térence est étrangère aux moules de la pièce latine. Elle est innovatrice dans la mesure où la presque absence de mouvement (statariae) interpelle chez l’auditoire l’attention et le silence pour comprendre l’intrigue. (13) Le public romain était fort réputé pour sa turbulence, et habitué du théâtre de Plaute connu pour ses comédies pleines de mouvement (motoriae). Les personnages de Térence sont tous utiles pour la progression de l’intrigue. Aucun personnage n’a la place de quelqu’un de plus, ni de surplus. Ils ont un rôle précis, nécessaire pour le développement de l’intrigue. Les événements se compliquent dans ses textes. Le dénouement est logiquement amené à sa fin avec du suspens. Les personnages, issus de diverses classes, décrivent la société dans toutes ses aspects: «Jeunes poètes, feuilletez alternativement Molière et Térence. Apprenez de l’un à dessiner, et de l’autre à peindre.» (14) Le souci du vraisemblable y est très présent. Bien que le style du théâtre de Térence soit fort connu comme de nature hellénistique, la part de la culture maternelle y a également son influence. Par conséquent, l’esprit du dramaturge est plus innovateur : « Mais le poète latin se réservait de broder sur le texte, de le développer, parfois longuement, et, surtout, de le ployer à des rythmes divers, qui n’existent pas dans la comédie nouvelle attique.» (15) La comédie de Térence se présente comme une anecdote où les histoires du quotidien sont exposées dans des tissages fins, là l’apport de son enfance devait être capital. Justement, les critiques latins reprochent à Térence : le dramaturge africain coupe la comédie latine de son milieu populaire. Cela est vrai car l’écrivain demeure de culture africaine… 2) Analyste des caractères: Les personnages de Térence n’apparaissent pas comme des caricatures, mais comme des êtres « en chair et en os », dotés de pensées et d’idées. L’auteur peint leurs gestes et paroles de manière minutieuse. Cette analyse psychologique des caractères étonne le spectateur. Pourtant, ils demeurent des portraits nuancés. En tant que dramaturge, Térence insiste à dresser, à travers le quotidien, le portrait de chaque personnage. Ce dernier est esquissé dans ses rapports sociaux. Dans cette description, n’y a-t-il pas un retour des siens, là-bas, en Afrique? Etant amazigh, l’écrivain était-il conscient de ses origines? Que garde-t-il des siens? Quelles sont les réminiscences et les allusions? Il serait imprudent de dire que l’auteur a brodé sur le texte de la «comédie nouvelle» des allusions nettes (ou explicites) à la réalité nord-africaine. Mais, il serait juste d’essayer d’expliquer la non reconnaissance du public vis-à-vis de ses pièces reçues comme «trop froids». Les personnages de la pièce sont répartis en trois groupes: -les vieillards; -les jeunes; -les esclaves. Nous allons nous satisfaire de la troisième classe, à approcher succinctement l’esclave, la courtisane et le leno. (16) Ce groupe est intéressant à analyser vu son importance dans l’imaginaire du dramaturge nord-africain. Dans La jeune fille d’Andros, Dave, un esclave très intelligent. Il est appelé à donner de bons conseils à son maître (un rapprochement à faire avec Don Quichotte de la Manche de Cervantès ou Jacques le fataliste de Diderot) qui va le traiter, à son tour, bien. Il le récompense même. Dave est clair: « e vois son erreur, et je sais ce que je vais faire.» (Acte III, scène 2, p.1070) Il a un œil perspicace, et la vision claire des choses. C’est bien lui qui va déterminer le dénouement de la pièce. Mais, le maître Pamphile est parfois sévère: «Pamphile à Dave : Comment puis-je te croire, vaurien ? Tu rétablirais une situation si embrouillée, si désespérée?» (Acte III, scène 5, p.1075) Ingratitude même. Conscient d’une telle récompense, l’esclave dira «mon rôle auprès de toi est de faire tous mes efforts, des pieds et des mains, et la nuit et le jour, de risquer ma tête, pour te rendre service. Et le tien, s’il se produit quelque chose que tu ne souhaitais pas, c’est de me pardonner.» (Acte IV, scène 1, p.1078) Une telle définition de l’esclave est à lire également dans la vision du dramaturge lui-même, nord-africain, exilé sur d’autres terres. Son intelligence peut seule le sauver de la méchanceté des maîtres romains. Le temps joue contre lui: «Dave à Pamphile et Charinus: Je crains que ce jour-ci ne me suffise pas pour agir, et ne t’imagine pas que j’aie du temps maintenant pour te raconter toute la chose. Aussi, disparaissez, tous les deux, vous me gênez assez comme cela.» (Acte IV, scène 2, p.1079) Les maîtres gênent l’esclave de penser aux manières de résoudre le problème : l’image du seigneur pensant et de l’esclave exécutant disparaît totalement dans cette scène, ou mieux encore se trouve inversée. Quant à la courtisane dans La jeune fille d’Andros, elle est vertueuse et généreuse (inversement à celle esquissée dans les textes de Plaute). Chrysis incarne ce rôle. Lisons: «Criton et se croyant seul : On m’a dit que dans cette rue habitait Chrysis, qui a préféré ici de l’argent d’une manière honteuse plutôt que de vivre pauvre, mais honnêtement, dans sa patrie. Pas sa mort, ses biens me reviennent, en vertu de la loi.» (Acte IV, scène 5, p.1084) Cette courtisane a un héritier légitime Criton, un vieillard, qui la considère «honteuse». La honte de demander l’héritage est incarnée par ce personnage: «on crierait que je suis un sycophante, que je cours après un héritage, que je suis un traîne-la-misère ; et d’ailleurs, je n’ai pas envie de la dépouiller.» (Acte IV, scène 5, pp.184-185) Qu’entend-on par «sycophante»? Un parasite! Mais, l’histoire narre d’autres faits : la courtisane était généreuse et aimable. C’est pourquoi elle aura droit à des funérailles publiques et émouvantes: «Simon à Sosie: Les funérailles, cependant, se poursuivent; nous suivons; nous arrivons au tombeau ; on pose le cadavre sur le bûcher; on fait les lamentations et pendant ce temps la sœur dont je t’ai parlé s’approcha imprudemment de la flamme, et courut un réel danger.» (Acte I, scène 1, p.1053) Ce même trait de la générosité de la courtisane est présent dans son œuvre, rappelons comme exemple l’Hécyre où la courtisane Bacchis oblige un mari volage et infidèle à retourner aux côtés de son épouse. 3) Térence, défenseur du latin A l’époque, à Rome, il y avait une très nette différence entre la langue littéraire et la langue du peuple. Térence ne connaîtra parfaitement que la première. Élevé avec les fils de sénateurs et dans le sein du groupe Cercle des Scipions, et en tant qu’étranger africain, il n’a jamais appris que le latin haut et pur, dénué de vulgarismes, d’archaïsmes et d’obscénités, cette langue de la bonne société. Il fréquentait l’aristocratie. Les critiques seraient unanimes: «C’est une tâche bien hardie que la traduction de Térence : tout ce que la langue latine a de délicatesse est dans ce poète. C’est Cicéron, c’est Quintilien, qui le disent. » (17) Comment le traduire? La traduction, en général, ne peut pas rendre entièrement compte des aspects rythmiques du texte original. Cela est bien le cas dans la traduction française de Pierre Grimal. En outre, Térence use, à l’instar de Plaute, de la technique de la contamination. (18) Cette technique rendait la traduction une tâche difficile. Une autre question se pose: Comment Térence peut-il alors prétendre toucher de près le public? Il est contre le langage grossier, il défend plus le latin que Plaute lui-même: «il craint trop les saillies impétueuses, les incorrections de termes et de langage» (19) Il fuit la «mediocritas », cette place entre l’élévation et la bassesse, un style moyen. Ses personnages ont le même langage, éduqué et recherché. Ainsi, il s’agit d’un point négatif pour le public « courant », mais les lettrés peuvent seuls déguster son art dramatique. En conclusion… L’œuvre de Térence demeure nuancée. Il est à relire, tant de scènes, de phrases et de mots sont utilisés par l’auteur afin de faire resurgir son identité première. Il écrira à juste titre ce qui suit: «C’est là une idée chère à la société athénienne au temps d’Aristote : il existe des âmes portées vers le bien et les plus nobles activités, ce sont celles des êtres nés libres, de parents libres ; d’autres, celles des esclaves, sont naturellement vicieuses, ne sauraient relever que de la contrainte.» (20) Qu’est-il alors de Térence l’amazigh: un maître ou un esclave? NOTES (1) Plaute et Térence, Editions Gallimard, col. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1971. Sulpice Apollinaire présente ainsi le résumé: «Prise, mais à tort, pour la sœur d’une courtisane, une fille originaire d’Andros, Glycère, est violée par Pamphile qui, la jeune fille étant enceinte, lui donne sa parole de l’épouser; mais son père l’avait fiancé à une autre, la fille de Chrémès. Ce père, apprenant les amours de son fils, fait semblant que les noces doivent avoir lieu, désirant savoir quelles sont les intentions réelles de son fils. Sur le conseil de Dave, Pamphile ne résiste pas, mais, lorsqu’il a vu l’enfant né de Glycère, Chrémès refuse de célébrer les noces et repousse le gendre. Bientôt, Glycère étant, contre toute attente, reconnue pour sa fille, il la donne à Pamphile, et son autre fille à Charinus.» (p.1048) Durant sept ans, Térence écrit L’Adrienne (ou La Jeune Fille d’Andros) (166 av JC), L’Eunuque (-165), Héautontimoroumenos (ou Le Bourreau de soi-même) (-162), Phormion (-161), L’Hycère (ou La Belle-Mère) (-160) et Les Adelphes (ou Les frères) (-160). (2) Diderot, Réflexions sur Térence, 1762. Citons l’auteur de Jacques le fataliste qui explique les circonstances de la publication de l’Adrienne: «Térence, lorsqu’il alla présenter son Adrienne à l’édile Acilius. Le poète modeste arrive, mesquinement vêtu, son rouleau sous le bras. On l’annonce à l’inspecteur des théâtres; celui-ci était à table. On introduit le poète; on lui donne un petit tabouret. Le voilà assis au pied du lit de l’édile. On lui fait signe de lire; il lit. Mais à peine Acilius a-t-il entendu quelques vers, qu’il dit à Térence: Prenez place ici, dînons, et nous verrons le reste après. Si l’inspecteur des théâtres était un impertinent, comme cela peut arriver, c’était du moins un homme de goût, ce qui est plus rare.» Nous avons une autre version, citée dans Histoire de la littérature latine, livre 1 de Paul Robert: «Térence se présenta chez le vieux poète Caecilius pour lui lire sa pièce. Timide, embarrassé, ne sachant quelle contenance garder, on le fait asseoir sur un escabeau ; le maître de la maison était étendu sur un lit de table et soupait. La lecture commence: Caecilius s’étonne, il est touché, il admire, il force Térence à quitter son escabeau, à venir s’asseoir auprès de lui, à partager son souper. Les derniers vers lus, il comble d’éloges le jeune poète, et lui fait acheter sa pièce par les édiles.» Ces deux versions sont citées dans Vie de Térence de Suétone. (3) Ménandre (Athènes -342/-292) Poète comique grec. Ami d’Epicure, il fut contemporain à la décadence d’Athènes. Auteur de plus de cent huit comédies, il est le dramaturge le plus influent du théâtre grec. Mais, juste quelques pièces survivent à son auteur: L’Arbitrage, La Belle aux cheveux coupés et La Samienne. Ménandre n’est, en effet, découvert qu’à travers le miroir «déformant et poétique» des pièces de son élève «lointain et anonyme», Térence. (4) Cercle d’hommes d’esprit et de politiques se regroupant autour de Scipion Emilien au IIe siècle avant J.-C., est l’expression de l’influence helléniste. Il défend que les plaisirs de l’esprit et la vie raffinée puissent avoir lieu dans les vertus romaines. Il est «non pas un faible ruisseau, mais un large fleuve d’idées et de connaissances». (Cicéron, De rep., II, 19). (5) Précisément, à cette époque, les Romains étaient les vainqueurs face à la royauté macédonienne. Et Térence ne fait aucune allusion politique à cette victoire. Il ne parlait pas du politique car le statu quo était dégradé: la corruption était générale. Curieusement, le premier texte (celui de Ménandre) est d’une portée politique bien nette. Cette absence de l’idéologique peut expliquer l’émergence du psychologique au sein du théâtre. Là, il faut dire: non seulement Térence récrit le premier texte, mais l’élague subjectivement de tout ancrage historique. A propos, Scipion l’Emilien (-185 / -129) dit le Second Africain ou le Numantin a mené la troisième guerre punique (-149/-146), saisissant le prétexte d’une guerre de Carthage contre Masinissa. Ce fut bien lui qui occupa Carthage et la détruisit complètement. Que dit Térence à propos des deux autres guerres puniques (1ère guerre : (-246/-241), 2nde guerre: (-218/-201))? Que dit Térence de Masinissa (-240/-148)? (6) Afer, le nom d’origine pose problème. Les historiens et les biographes l’expliquent en faisant référence à «Africain» comme synonyme ou diminutif. Regardons ce que ce patronyme veut dire dans sa langue maternelle, tamazight: Selon Foucauld, «afer» veut dire «pan (d’un vêtement qui a deux extrémités pendantes). (…) Ce vêtement est porté par les hommes et les femmes par-dessus leurs autres vêtements; ils s’en couvrent la tête et s’en entourent le haut du corps; les hommes le portent habituellement court et étroit, les femmes long et large.» (Dictionnaire Touareg-Français, tome 1, p.337) Et une autre dérivation par variation phonologique: afel (r), «yufer». Ce mot paraît plus intéressant: «au sens figuré, avoir la peau tannée (de coup, être roué de coups» (ibid., p.318) Cette définition est à relier à l’état physique de l’esclave nord-africain: il avait le teint basané. (cf. H. Berthaut et Ch. Georgin, Histoire illustrée de la littérature latine, Hatier, Paris, 1947, p.88). De là, nous avons plusieurs hypothèses: les mots «amazighs» circulaient librement dans l’univers latin. (7) Paul Robert, Histoire de la littérature latine, livre 1. (8) Selon H. Berthaut et Ch. Georgin, Histoire illustrée de la littérature latine, op.cit, p.90, nous avons: «Adaptation française du comédien Baron (1703): le père jésuite de La Rue serait, dit-on, le véritable auteur de cette adaptation qui obtint dix représentations de suite et resta longtemps au répertoire.» (9) ibid., p.94. (10) Ludi Megalenses sont des représentations en l’honneur de Cybèle, grande déesse, qui ont lieu du 4 au 10 avril. (11) Le parasite est un citoyen qui a perdu sa fortune à cause de ses prodigalités et vices, il est au service d’un seigneur ou d’un roi-soldat. Ce caractère est fort célèbre dans la comédie grecque, c’est Alexis le premier dramaturge à le mettre sur scène. (12) H. Berthaut et Ch. Georgin, Histoire illustrée de la littérature latine, Hatier, Paris, 1947, p.90. (13) Nous avons une exception L’heautontémorénonus qui est une motoriae. (14) Diderot, Réflexions sur Térence, 1762. (15) Plaute, Térence, Editions Gallimard, col. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1971, p. XXIV. (16) Le leno est un entremetteur, un marchand de femmes esclaves, et de caractère avide, cynique et corrompu. (17) Diderot, Réflexions sur Térence, 1762. (18) Par contamination, l’on entend cette technique qui consiste à mêler et à fondre harmonieusement dans un texte des éléments hétérogènes et d’origine diverse. Elle est présente soit dans les œuvres, soit dans les genres. (19) Paul Robert, Histoire de la littérature latine, livre 1. (20) Plaute, Térence, Editions Gallimard, col. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1971, p. XXXI.
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