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L'uniformisation engendre la dégradation Par: Aïcha Aït-Hammou «Il nous faut apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots.» Martin Luther King «Une société se définit en partie par ses origines, son histoire, son évolution, certains événements marquants ainsi que le font les individus »(1) et c'est ce que l'on appelle «la mémoire collective.»(2). Les origines, l'histoire et l'évolution de la société dont il est question ci-dessus sont souvent déformés, falsifiés, pour justifier, manigancer, comploter, une réalité qu'il ne s'agit plus d'aborder d'un point de vue rationnel lucide qui ne manque pas de secouer les esprits des idéologues de la société qui sont généralement des démagogues à qui incombe la fonction de légitimer les prises de position, les lignes de conduite et les orientations de l'action sociale adoptées ou imposées. En effet, «la mémoire collective n'est pas nécessairement l'histoire des historiens, bien qu'elle s'en inspire. Mais elle doit simplifier, résumer, élaguer, déformer, mythifier le passé; à cette fin elle recourt abondamment au symbolisme »(3) et ce «symbolisme qui confère à l'homme son pouvoir sur le monde n'est cependant pas le résultat d'une évolution biologique, mais aussi d'une évolution sociale. Ce n'est que par l'interaction sociale que l'homme a pu développer son aptitude à manier le symbole, tandis que la société se faisait comme le dépositaire des symboles accumulés.»(4). Une fois un symbolisme social rôdé, enraciné, ancré, bien consommé, au sein de la société, il est difficile de l'en déloger sous peine d'orage et de terrorisme intellectuel. Le symbolisme qui a consisté, pendant des décennies, à marginaliser la culture et la langue amazighes en les rangeant parmi les restes de l'histoire au nom d'un idéal que l'on a sorti magiquement de sa poche et qui ne repose pas sur des faits réels et solides, qu'ils soient sociaux ou historiques, n'est que des croyances et des dogmes courants chez certains individus de la société qui ne se donnent même plus la peine de leur trouver des bases rationnelles qu'ils jugent inutiles. Afin de démystifier, secouer et déloger ces idées négatives envers le tamazight, notre langue nationale, il n'y a qu'à agir dans le sens inverse car comme le dit le proverbe amazigh «unna ifestan hat ira», «Quiconque se tait, fait vœux de consentement. » Le tamazight est avant tout une langue, une culture, qui est «un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d'agir plus ou moins formalisées, qui étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d'une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte.»(5). Une fois un individu passé par le moule d'une culture durant ses années d'enfance, il ne peut plus être attaché qu'à la culture qui l'a produit sous peine d'aliénation et de conditionnement artificiel, sans que cela l'empêche cependant d'être ouvert à d'autres cultures et même s'y intéresser. Dans un univers qui a toujours été pluriel de tout point de vue, ethnique, linguistique, culturel, à l'image de notre société, il est primordial de cultiver la tolérance car «la question du pluralisme semble en effet devenir une partie des tâches et des énigmes de la civilisation elle-même.»(6). C'est donc une chance pour nous de nous retrouver avec une pluralité de langues dont le tamazight est la plus ancienne et la plus apte à nous raconter notre histoire. Sa vivacité, son dynamisme et le fait de la voir encore vivante parmi nous après tant d'épreuves, est une preuve éclatante qu'elle n'a rien perdu de sa vitalité à défier le temps et les civilisations. Les cultures se sont confrontées, se sont mêlées, se sont fécondées, à un degré jamais atteint jusqu'ici. Ce fait est une nécessité car, comme le dit si bien le célèbre généticien Albert Jacquard, «il en est de même des cultures comme des organismes vivants; isolées, renfermées sur elles-mêmes, elles s'atrophient, perdent tout dynamisme créateur, se contente de répéter inlassablement les mêmes recettes et s'effondrent dans l'autosatisfaction et l'intolérance. Confrontées à d'autres, elles peuvent se transformer, s'engager dans de nouvelles aventures, explorer d'autres possibilités.»(7). Par conséquent, l'uniformisation d'une société dans une culture et une langue uniques en marginalisant les autres, l'élimination programmée d'une dimension culturelle et linguistique nationale, ne peut que conduire à l'appauvrissement de notre société à un degré tel qu'elle ne pourra plus se revitaliser pour affronter les réalités plurielles du monde. Il est donc trompeur de déclarer comme le fait, dans un élan mystique qui ne repose sur aucun fait réel, l'auteur des lignes ci-dessous en affirmant que «les dédoublements conflictuels sur les terrains culturels, allument assez rapidement un incendie politique dans la bâtisse.»(8). C'est le contraire qui est vrai. C'est plutôt l'uniformisation forcée, qui aliène les individus de la société en les contraignant à être ce qu'ils ne sont pas, l'appel à la haine entre les citoyens(9), qui risquent de provoquer des embrasements politiques sanglants. En effet, l'appel à l'uniformisation et à la supposée unification prêchée dans un univers intrinsèquement pluriel depuis des millénaires, suppose l'aliénation, l'éclatement puis la disparition de dimensions culturelles et linguistiques nationales qui ne manqueront pas de provoquer la réaction de ceux qui se sentent atteints et menacés dans leurs êtres profonds. La situation récente de la Yougoslavie, de l'Algérie, l'atteste. En Yougoslavie, l'épuration ethnique et culturelle voulue par certains pour imposer leur culture et leur langue à d'autres, a fait une tragédie en provoquant des déchirements sanglants sans régler d'aucune façon le problème qu'il avait supposé vouloir régler, à savoir l'unification dans une langue et une culture serbes uniques, et cela doit nous servir de leçons. Par conséquent, le "dédoublement conflictuel" dont il est question ci-dessus, n'existe que dans le cas où certains voudraient imposer à d'autres ce qui les définit eux-mêmes et exclure le reste en usant de tous les moyens à leur disposition. Le pluralisme culturel et linguistique est une réalité quotidienne dans de nombreux pays, telles que la Suisse et la Belgique, où la tolérance, la liberté et la justice l'emportent sur la ferveur idéologique creuse et qui pourtant ne vivent pas autant de déchirements que certains pays où l'appel à l'unification culturelle, linguistique ou religieuse, est des plus ardents car, dans les faits, chaque citoyen sent sa dignité et son identité respectée et protégée par la constitution dans cette diversité qui ne nuit d'aucune façon à l'unité mythique et imaginaire que l'on voudrait nous imposer en éliminant certaines des dimensions culturelles et linguistiques nationales. Souvent de tels personnages charismatiques, tel que celui ci-dessus, font appel à la religion, au sacré, afin d'imposer leurs opinions aux autres. C'est un mécanisme idéologique très efficace car dès lors que l'on parle à une personne de religion et de Dieu, elle a tendance à s'incliner et à accepter les opinions émises sans trop discuter. Un exemple est l'appel à l'unification culturelle et linguistique au nom de la religion musulmane. Une religion qui s'adresse à l'ensemble de l'humanité, quelles que soient leurs races, leurs cultures et leurs langues, une religion qui prêche la tolérance et l'entraide entre les êtres humains en général, devient un moyen de domination politique, culturelle et économique, au nom de Dieu, qui profite à certains au détriment des autres. Quant aux nationalistes panarabistes qui posent comme théorème à démontrer le fait que les Imazighen sont des Arabes puisque «ce livre a pour objectif d'établir l'arabité des Berbères. Le chercheur a fourni un effort énorme pour montrer grâce à une argumentation ferme "l'enracinement des Berbères dans l'arabité"»(12), il n'y a qu'à les lire ou les écouter pour s'apercevoir que leurs argumentations sont aussi fragiles que leur appel à l'uniformisation totale du pluralisme culturel et linguistique national, notre richesse collective. En effet, «la défense de cette thèse avait nécessité de lui [l'auteur] d'aborder divers domaines de la connaissance»(13). Ainsi, il s'agit d'une thèse posée a priori, et non pas un résultat d'une démarche de recherche académique objective à laquelle un chercheur honnête et neutre a abouti grâce à des efforts, mais au contraire comme une conclusion idéologique et politique déjà prête et supposée véridique d'avance et qui nécessite de l'auteur de lui chercher des justifications historiques, linguistiques, culturelles, etc. Ce qui avait nécessité de l'auteur des efforts surhumains, comme la présentation de son livre le dit clairement, afin de donner des assises à une conclusion posée d'avance comme un théorème qu'il s'agissait de prouver. Chacun des arguments avancés par l'auteur comme justification de sa thèse recèle une part de malhonnêteté scientifique. Chaque fois que la citation est en faveur de sa thèse, il le dit avec insistance et dans le cas contraire, il déforme, falsifie, afin d'aboutir à la conclusion voulue. En effet, pour contrer «les ennemis de l'arabité»(14). tous les moyens, même les plus malhonnêtes scientifiquement, sont bons car les Burghwata qui avaient pu fonder un ةtat amazigh indépendant de toute domination pendant quatre siècles au Maroc à l'encontre des idées arabes courantes de l'époque, n'avait pas existé parce que «la région au cours de sa longue histoire qui regorge d'événements majeurs n'avait jamais connu un leader qui aurait appelé à l'unité nationale des Berbères.»(15). Comment pouvait-on vérifier la véracité de ce "constat" si chaque fois qu'un «ennemi de l'amazighité» écrit l'histoire dans un but idéologique et avec un style digne des "colonialistes", nous ne fournit que les informations qui l'arrangent, celles qui vont dans le sens de sa thèse? Un autre, fait des efforts pour nous démontrer que les Imazighen ne sont que des cananéens, «de sorte qu'il [un autre auteur] insiste que les Arabes amazighs de l'Afrique du nord sont d'origines cananéennes.»(16). Quelle est la preuve? Une comparaison linguistique (philologie) simpliste empruntée au soi-disant docteur Ali Fahmî Khashîm, un arabiste libyen, qui a utilisé une méthode digne d'un enfant pour prouver une thèse aussi monumentale. Pour couronner le tout, il ajoute: «Quant à la fierté des Arabes de l'arabité d'Ibn Khaldoun, de Tarik Ibn Zyad, de 'Abbas Ibn Farnâs et d'Ibn Battûta c'est une chose très naturelle.»(16). Donc la fierté des chrétiens de l'origine gauloise, anglo-saxonne ou gothique de saint Augustin, de Juba II ou de Massinissa est une chose très naturelle, mais également très bizarre. La démarche idéologique qui consiste à prouver que les Imazighen sont des Arabes est une recette colonialiste que les Français avaient déjà essayée, après les Romains et tant d'autres, pour réduire la dimension culturelle et linguistique spécifique aux Maghrébins à la dimension culturelle dominante militairement et politiquement. Chacun dans ses efforts pour arracher les faveurs des Imazighen à son camp n'hésite pas à réécrire l'histoire selon ses objectifs idéologiques établis d'avance en mettant en évidence ce qui l'arrange et en dissimulant le reste. Soyons donc vigilants car de telles tentatives ne font que dépouiller les Maghrébins de leur spécificité culturelle qui n'est ni orientale ni occidentale mais une amazighité authentique enracinée dans sur cette terre à jamais. Je n'ai trouvé qu'un seul proverbe amazigh qui convient aux «ennemis de l'amazighité» qui ont écrit à ce sujet et qui est «ur as ili imi timdelt», «sa bouche fait défaut de fermeture». Puisqu'elle fait défaut de fermeture, ils vocifèrent en disant tout et n'importe quoi afin de nous convaincre, au nom d'un idéal creux et inventé de surplus, de l'inutilité de poursuivre le combat qui consiste à éviter notre ethnocide, ce qui est hors de question. La spécificité de l'identité maghrébine, matérialisée dans l'amazighité qui est enracinée dans l'histoire de l'Afrique du Nord et dans la réalité quotidienne de millions de gens sur des milliers de kilomètres et depuis des milliers d'années, ne pourra pas disparaître d'un coup de baguette magique sans laisser de trace et sans remuer la société à tous les niveaux. Aïcha Aït-Hammou, 14 juillet 2001.
Notes:
1 - Guy Rocher. Introduction à la sociologie générale - L'action sociale. Montréal, Hurtubise HMH, 1969. p.77. 2 - Guy Rocher. Ibid. p.78. 3 - Guy Rocher. Ibid. p.78. 4 - Guy Rocher. Ibid. p.70. 5 - Guy Rocher. Ibid. p.88. 6 - William E. Paden. Religious Worlds. Boston, Beacon, 1994. p. vii. 7 - Albert Jacquard. Cinq milliards d'hommes sur un vaisseau. Paris, éditions du Seuil, 1987. p. 104. 8 - Abdeslam Yassine. Hiwâruh m'a Sadîqih Amâzîghî. 1997. p.135 . حوار مع صديق أمازيغي، 1997 عبد السلام ياسين، 9 - «Un monde qui sera fait avec ou sans toi, mon frère amazigh», Abdeslam Yassine, Ibid. p. 262. 10 - Mohamed Al-Mukhtâr Al-'Arbawi. Al-Barbar 'Arabuh Qudâdâ, Publications d'Al-Majlis Al-Qawmi li th-thaqâfa Al-'Arabiya, 1993. p.4. محمد المختار العرباوي. البربر عرب قدامى 11 - Mohamed Al-Mukhtâr Al-'Arbawi. Ibid. p.4. 12 - Mohamed Al-Mukhtâr Al-'Arbawi. Ibid. p.75. “Les ennemis de l'arabité” que l'auteur voudrait combattre à tout prix, même celui de la malhonnêteté scientifique, est une expression couramment utilisée dans son ouvrage. 13 - Mohamed Al-Mukhtâr Al-'Arbawi. Ibid. p.80. 14 - 'Az d-Din Al-Munâsara. Al-Maala Al-Amâzighiya fî Al-Jazâir wa Al-Maghrib, 1999. p.7. 15 - عز الدين المناصرة، المسألة الأمازغية في الجزائر و المغرب 16 - 'Az d-Din Al-Munâsara. Ibid. p.109.
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