|
|
Mots et choses amazighs: La poésie et la rhétorique Par: Ali Amaniss La poésie en pays de tamazgha est une activité qui se pratique au quotidien. Il y avait toujours eu certes des spécialistes de l'art oratoire, cependant les improvisations ne manquent pas pendant les fêtes et les cérémonies religieuses ou profanes. Par exemple chez les Ayt-Merghad, au cours et à la fin de chaque récolte de l'année, une cérémonie est célébrée au cours de laquelle la danse et le chant sont mis au premier rang. La joie de vivre a toujours caractérisé le monde fascinant des Imazighen. Je me propose ici de citer quelques vers de poésie que je connaissais depuis longtemps et dans lesquels j'ai lu quelque chose d'exceptionnel d'un point de vue linguistique (syntaxe et sémantique). J'en propose une traduction en français afin d'aider le lecteur non initié à la langue amazighe. Ces poèmes ont été tirés du trésor amazigh caché de la région des Ayt-Merghad qui mérite une étude par des spécialistes. Nous proposons ensuite une analyse risquée de leur syntaxe et de leur sémantique qui devrait théoriquement montrer leur richesse, du moins nous le souhaitons. Les vers sont les suivants: Deghi g awen yumez tigit wafar, Quand sur vos champs, le gazon à sa prise, Qenna da sen ittar i tuga nek ammas. En plein milieu de vos herbes, il se mettra. Neka i ighumedan imi g yat tehanut, Aux tenailles, j'ai livré ma bouche dans une boutique, Awa tighumest i tergigen kkesni t. La dent atteinte, ils m'ont arrachée. Nezra ushen ittaramu g win ulli, Au sein du troupeau, j'avais aperçu le chacal, Afad ad yasiy tenna g il muhul. La brebis frêle, il voulait emporter. Syntaxe Dans un premier temps et d'un point de vue purement syntaxique, nous constatons que la langue des vers ci-dessus est elliptique. Les mots de la phrase ne sont pas présentés dans l'ordre habituel dans lequel une phrase du discours quotidien est construite et cela dans le but de donner au poème la force requise en vue de frapper l'auditoire. Nous commençons par un exemple en langue française. Albert Camus dit: «Je sentais montrer en moi un vaste sentiment de puissance.» J'ai souligné l'adjectif vaste pour montrer que cette phrase peut aussi bien s'écrire comme suit: «Je sentais monter en moi un sentiment vaste de puissance.» Le fait que l'adjectif vaste précède le mot sentiment qu'il qualifie, change beaucoup dans la phrase. La phrase originale est elliptique tandis que la seconde tend à donner un ton ordinaire même si le sens des deux phrases reste identique. Nous donnons un autre exemple du même auteur, Albert Camus: «Ah ! Laissez-moi, je vous pris, rendre un hommage particulier aux femmes inconnues.» Nous aurions pu écrire cette phrase, en jouant sur l'emplacement de la sous-phrase «Je vous pris» dans la phrase principale, comme suit: «Ah ! Je vous pris, laissez-moi rendre un hommage particulier aux femmes inconnues.» «Ah ! Laissez-moi rendre un hommage particulier aux femmes inconnues, je vous pris.» La première formulation a quelque chose qui la caractérise par rapport aux autres lorsqu'il introduit la sous-phrase en question au milieu de la phrase principale. Ce processus rentre dans le cadre de l'éloquence verbale ou écrite. En tamazight, la même opération est utilisée afin de donner un ton elliptique à la langue et ainsi frapper avec plus de force l'auditoire. Prenons le vers suivant: Deghi g awen yumez tigit w-afar. La même phrase est dite habituellement sous l'une des formes suivantes: Deghi g awen yumez wafar tigit. Yumez awen wafar tigit, deghi. Deghi, yumez awen wafar tigit. Nous voyons ici que le sujet de la phrase qui est afar (une herbe parasite qui ressemble au gazon) est mis en dernier dans le poème alors que dans une phrase du discours quotidien le sujet précède le complément qui est ici tigit (petite digue utilisée dans le processus d'irrigation afin d'arrêter l'eau autour des plantes.) Ces tournures de phrases sont également utilisées dans le discours quotidien. Sémantique ةvidemment, à l'instar de tout art aratoire qui se respecte, la poésie est chargée d'un minimum d'éloquence et de rhétorique dans n'importe quelle langue, il suffit d'éviter de prendre les choses au premier degré. La signification de ces vers dépasse largement la signification littérale sous la forme de laquelle ils se présentent. Prenons les vers suivants par exemple: Deghi g awen yumez tigit wafar, Qenna dasen ittar i tuga nek ammas. Ils signifient que si on se laisse envahir, si on se laisse faire, on finit par le regretter et il faut en quelque sorte en assumer les conséquences. Remarquons que la force de l'image utilisée dans le poème est très profonde parce que le phénomène du gazon qui envahit l'herbe est très caractéristique. Une fois qu'il est enraciné dans un champ, le gazon se répand avec virulence, avec une ardeur et une force qui ne laisse pas de doute qu'il occupera toute l'étendue devant lui. Le gazon est vu comme étant un intrus et un indésirable à cause des dégâts qu'il ne manque pas de perpétrer aux plantes une fois bien implanté. Il les étrangle et les asphyxie en s'enroulant autour de leur racines, en les privant des matériaux nécessaires pour leur développement naturel. Il est donc un intrus dans un monde tranquille, pur et sans histoire. Puis, il sera plus tard très difficile de le dissocier des plantes utiles. Cette dissociation du gazon des autres plantes est l'une des opérations les plus difficiles pour les cultivateurs car il est pénible de l'éliminer sans faire de dégâts au reste des plantes. Ainsi, si on laisse le gazon dans un champ sans rien faire, il fait des dégâts et si on désire l'éliminer, on fait également des dégâts. Par conséquent, quoi qu'on fasse, on ne peut pas éviter les dégâts du gazon. Et c'est ainsi de certaines choses dans la vie. Nous voyons ici jusqu'à quel point le poète est allé très loin, avec de simples mots, pour illustrer, grâce à un procédé rhétorique de métaphore, le phénomène de l'envahissement en général. La langue et la culture sont deux bons exemples. Une langue submergée par les mots d'une autre langue et par ses moules rhétoriques est incapable de s'en débarrasser plus tard une fois qu'ils sont bien appris et quotidiennement utilisés. Il sera difficile de les dissocier des mots originaux mais surtout, il sera pratiquement impossible d'amener les locuteurs de cette langue à renoncer aux mots anciens et à utiliser d'autres mots à leur place, qu'au prix d'un grand effort. En ce qui a trait à la métaphore du chacal et de la brebis ou en l'occurrence la dent et les tenailles, il en est ainsi malheureusement de la vie, car la nature humaine est encline au mal et chaque personne en difficulté est mangée par ceux qui sentent avoir un peu plus de force que lui. Ainsi, les mots de tamazight sont chargés de potentialités linguistiques qui caractérisent toute langue. Ali Amaniss.
|
|