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L’autre Lyautey: Et si le fondateur du «royaume arabe» au Maroc était homosexuel.. (2ème partie) Par: Hassan BANHAKEIA (Université de Nador) III.- Les taches de Lyautey Rappelons que Lyautey sert entre 1879 et 1882 dans le Sud algérien, et sous les ordres de Gallieni il sert en Indochine et au Madagascar. Son chef, rappelons-le, est aussi homosexuel. (15) Lyautey va être appelé par le gouverneur de l’Algérie, son Charles Jonnart, pour commander la région d’Ain Sefra en 1903, et promu général il commande la division d’Oran en 1906. En 1907, il dirige l’occupation d’Oujda. Et il devient résident général au Maroc au moment des événements de Fès jusqu’à 1916, ensuite de 1917 à 1925. C’est en 1921 qu’il va être promu Maréchal. En pleine guerre du Rif, en 1925, il va être remplacé par Pétain suite aux critiques du Bloc des Gauches. En effet, Lyautey apporte une nouvelle orientation pour l’armée française, il conçoit des attitudes «humaines». Cela étonne la raison: comment peuvent-ils les ordres fabriqués par des colonisateurs respecter les coutumes, les structures autochtones, les chefs traditionnels? Comment peuvent-ils ces militaires cohabiter physiquement avec les autochtones de la «siba»? Il parle de «joli combat», et «l’on s’est brillamment battu: j’en suis enchanté.» (p.145) Le plaisir et le sang s’entremêlent dans les combats. Emane alors une vision humaniste de ce commandant militaire! Sous forme de précisions historiques, on lit encore dans ses lettres: «Ce qui nous manque le plus ici, c’est la «cavalerie de saint Georges» et je trouve inconcevable qu’on n’en ait pas fait encore un plus large usage: les Anglais en connaissent bien l’efficacité. Cela permettrait bien des choses: avance de semences à des populations besogneuses, indemnité pour pertes subies par nos auxiliaires, installation de marchés, organisation d’un service sanitaire d’assistance médicale, de dispensaires, créations d’écoles, rétributions d’agents commerciaux, créations de lignes télégraphiques, organisation d’un bon service de renseignements, etc., tout cela ce sont des moyens excellents, essentiellement pacifiques, faciles à présenter au Parlement et qui doubleraient d’un rude appoint notre organisation militaire et les manifestations de notre force. Cela coûterait certes moins cher que des colonnes et cela rapporterait plus.» (p.38) La politique colonialiste peut facilement s’implanter si elle suit ces recettes, Lyautey s’inspire des Anglais: Kitchener, Gordon, Cecil Rhodes et Lawrence. Il est, au début, contre l’assimilation républicaine. Par la construction de l’infrastructure, la solidarité, l’assistance et l’éducation, les français peuvent gagner les «bras» et le «cœur» des misérables tribus nord-africaines. Ainsi, les militaires auraient moins de travail, et plus de succès. Une telle politique, hélas, continue… Par la suite, Lyautey sera le colonialiste qui a le plus réussi la politique d’assimilation jacobine, mais en douceur et en profondeur. 1.- Les taches de satisfaction Bien qu’il s’insurge contre un ensemble d’ordres de la Métropole, Lyautey dira dans une de ses lettres pour décrire son travail sur les terres de l’Afrique du nord: «Ici, j’ai de grosses satisfactions.» (p.235) Ces moments de plaisir lui font, d’après les lettres, oublier les labeurs affolants de l’armée: labeur administratif, contrôle de plus d’un millier de kilomètres de frontières, contrôle de tribus «mobiles»… Ses tâches militaire sont intéressantes à étudier: l’on dit qu’il est contre l’assimilation des peuples, et dans le cas du Maroc il est pour la promotion de la culture marocaine. Il est d’une nouvelle éducation militaire: «Lyautey, officier de métropole, éduqué dans les cercles aristocratiques, avait suivi la carrière militaire classique et, alors âgé de quarante ans, en avait assez de la théorie, des livres, des cours et des règlements.» (16) Cette révolte contre l’établi survient à maturité, et il sera plus intense au moment de sa «destitution» en tant que ministre de guerre. Il nourrira un rapport spécial avec la minorité (celle des colonisés, notamment celle des victimes de l’insurrection populaire) où s’entremêlent l’amour et la haine, le respect et le mépris, la solidarité et la cruauté... Sa stratégie se résume fondamentalement à ce qu’il appelle «tache d’huile»: «Lyautey préfère la «tache d’huile» au «fait d’armes». Il entreprend une œuvre de longue haleine et de patience» (17) Se veut-il alors immaculé dans son entreprise militaire? Renie-t-on alors les massacres «réalisés» au Maghreb? De l’huile brûlante, c’est-à-dire la blessure indélébile. La tache éternelle, à hériter à travers l’histoire. Tache déterminante. Tache définitoire. C. R. Pennell précise cette machiavélique stratégie: «His big idea, based on experience in Vietanm and Madagascar, was “the oil slick”. The army would build posts on the edge of as-yet-uncolonized regions. These would show off French military power, and provide security, safe markets, and medical facilities that would win hearts and minds. Then French control would spread forward and the process would begin again. This apparently peaceful policy was backed by superior weapons and excellent intelligence.» (18) Comment convaincre le colonisé des bienfaits de la colonisation? demeure la question que se pose continûment le conquérant français. Lyautey peut bien prétendre que sa tache d’huile est la technique d’occupation du Maroc, mais la réalité est autre: des raids et des tueries sont les vraies méthodes pour mettre à bas la fierté des marocains avant la conquête finale. La «tache d’huile» sert fondamentalement à tuer le propre. Elle renforce cette résistance au changement démocratique, aux soulèvements tribaux. Certains historiens écriront même: «Il peut sembler paradoxal de parler de l’ «action pacifique» d’une armée, mais il est de fait que l’objectif fut atteint pratiquement sans combat.» (19) Ce manque de combat est propre de la fiction; la paix est impossible lors d’une invasion. Quand la tache se multiplie, les opérations militaires et les razzias augmentent. La tache d’huile de Lyautey soumet l’ennemi ! sécurise la «siba» ! et séduit les indigènes ! – ces trois actes sont similaires à l’acte de viol… Elle va de la capitale vers les tribus du «siba». En fait, il s’agit d’un mythe créé de toutes pièces en Afrique du nord pour parler des génocides successifs: avec les Phéniciens (contact mercantile), les Romains (organisation du pays en Etat), les Catholiques (Salut pour les autochtones débauchés), les Vandales (Affranchissement), les Arabes (Futuhat) et maintenant les Français (Modernisation du pays)… tout cela est pour expliquer les tueries par l’instauration de la sécurité, du progrès, de l’amour, de l’unité, de la paix… Les dominants appellent tous le génocide en Afrique du nord: pénétration pacifique, ouverture… depuis la fondation de Carthage au VIIIe siècle avant J.-C. Sa tache est, en premier lieu, brûlante: elle ramène aux tribus vols, exactions, violences, viols… Et surtout la lutte fratricide entre les Marocains. «Lyautey’s political penetration relied on the resolute use of force when it was needed, and it often was. Ideology (the desire to work through local agents) and practicality (the desire to work through local agents) meant that Lyautey relied on Moroccan troops to conquer their own country» (20) Le travail se fait, en plus de l’armée française, grâce aux bataillons locaux et aux contrôleurs répartis à travers le royaume. La force, dans l’imaginaire du Maréchal, ne signifie point l’emploi de la force. Car la main qui tue n’est pas celle de l’Européen, mais celle «du propre». Un suicide collectif: le Corps de la Tribu se déchiquette tout seul. Réduite, morcelée, envahie, la Tribu ne peut survivre… La deuxième fonction de la «tache» est la fondation de l’élite locale, celle qui peut simultanément contrôler les petits employés et obéir aux ordres de la Métropole. A ce propos, David H. Slavin écrit: «For advocates of indirect rule led by the Resident General of Morocco Maréchal Louis Hubert Lyautey, the myth justified a policy of indirect rule through traditional elites and paternalistic regard for the Islamic culture. The idea of la plus grande France inspired Lyautey to domesticate, “housebreak”, the colonial elites.» (21) Lyautey, imbu d’idées monarchistes, rapporte au sultan le souffle nécessaire, celui qui lui manque pour unir le royaume, et par là le sauver de la désagrégation. Après la conquête «violente et ponctuelle» de soi par les Marocains eux-mêmes, Lyautey prépare la conquête du pays par les fils des notables et des pachas pour les Français. Cette scolarisation va marquer les élites qui vont gouverner le royaume chérifien. Il s’agit au fait d’une autre auto-conquête, cette fois «intellectuelle». Ce combat demeure continu: le développement se fait non pas par le politique, mais le technocratique. Troisième pas: après la réorganisation du centre, il est urgent de réorganiser la tribu et ses territoires. De nouvelles frontières physiques et symboliques sont tracées pour les autochtones. La guerre coloniale «ne vise pas à détruire l’ennemi, mais à organiser les peuples et les territoires conquis sous un gouvernement particulier.» (22) Ce gouvernement particulier est fait d’assimilés à la tradition française, depuis les seigneurs aux paysans. Lyautey réussit, en conséquence, à régulariser les rapports entre tribus et gouvernement central, ensuite à enrichir les formes de cet assujettissement qui va de l’économique au symbolique. La quatrième fonction de la tache est celle d’assurer la continuité par la dépendance: le système collabore, le paysan coopère également; et aux colons d’entamer des rapports définis avec les autochtones: «le soldat, s’il décidait de devenir colon, se lance dans l’entreprise librement et fusionne avec l’environnement local, aussi bien physique que moral.» (23) Le colon s’y installe à l’instar des Phéniciens, Romains, Vandales et Arabes pour faire de ce bout de terre, un espace à soi… En général, Lyautey, greffant une dynamique historique autre, va ainsi signer des erreurs politiques dans la mesure où il va altérer le mouvement naturel de l’histoire de l’Afrique du nord. Il va non seulement «superstituer» (instituer, superviser et fonder) le système makhzénien, mais le fonder et lui renflouer du nouveau sang. 2.- Le stratège ambivalent Lyautey est un grand lecteur des textes d’histoire, de religion et de politique. Les lettres le montrent amplement. (p.46, p.161, p…) L’Afrique du nord, notamment l’Algérie et le Maroc, obnubile l’esprit du militaire depuis son enfance. Colonel en Algérie, il rêve du Maroc: «Maintenant parlons Maroc.» (p.163) Dans sa correspondance, il parlera du royaume chérifien comme d’un Far West qui le hante; pressé qu’il est d’aller le conquérir. A partir d’Oran, il va s’y préparer: «Et dès maintenant, mes agents ont des relations chez les Oulad Hadji, chez les Beni bou Zeggou, chez les Beni Snassen (je ne vais pas vous énumérer toutes les tribus de la rive droite de la Moulouya), qui m’assureraient chez elle une action aussi rapide et aussi efficace que chez les Beni Guil, si j’avais les mains libres.» (pp.165-166) Il prétend avoir de bons contacts avec les tribus rifaines, et s’il exploite cette «amitié» la conquête du pays devient facile. En fait, il s’y réfère à un moment de crise intense du Makhzen. Dans ses lettres, il ne se lassera pas de critiquer la stratégie française (notamment la métropolitaine) pour gérer les affaires des colonies. Il écrira: «on s’obstine en France dans les milieux diplomatiques, politiques et militaires à n’envisager la question que sous l’aspect d’un dilemme: Douceur ou Force – Négociations ou Combats – Pénétration économique ou Pénétration militaire. En un mot, continuation du gâchis actuel ou expédition. Sauf pour le dernier terme substituez «et» à «ou» et vous aurez la méthode rationnelle et efficace, la nôtre.» (p.181) Par cette tournure, il met en dérision la politique coloniale. Ainsi, il propose du «pragmatisme» machiavélique: frapper fort quand c’est nécessaire, parlementer bien quand le moment le dicte. Seulement, il est de noter que ces actions politiques concernent fondamentalement les tribus et les autochtones. Toujours critique envers la politique hésitante de l’époque, il dira: «Je suis toujours ainsi dans le vide, sans direction, sans instructions. Je suis un peu saturé des gens qui mènent nos affaires de Paris au lieu de nous les laisser mener sur place. L’œuvre à faire ici, étant donnée la situation nouvelle, ce n’est ni de la politique «makhzen», ni de la politique de Prétendant, mais il faut se poser sur toute la frontière en arbitre des tribus, en protecteur de tous les éléments d’ordre, des intérêts commerciaux, intervenant constamment et activement dans ce sens, tout en appuyant indifféremment les éléments «makhzen» ou les éléments «prétendant», dans tous les cas où ils seront des éléments d’ordre et de paix, en les négligeant et en les combattant dans tous les cas inverses; politique uniquement d’intérêts et de résultats pratiques et tangibles et non plus politique de principes et de sentiments. Mais pour un tel rôle si séduisant et dont je crois avoir toutes les données, il faudrait que je fusse complètement leur homme, qu’on me convoquât, qu’on décidât d’un programme, qu’on le débattit et que je visse des gens en chair et en os.» (p.210) Outre ses références à la guerre «civile» dans le royaume chérifien, il critique la bureaucratie des politiques et des militaires français. Il quête des contacts directs et humains avec ses chefs. Il parle alors de «politique de principes et de sentiments» dont il pense être un maître. En général, sa stratégie est bien résumée en deux points: «1. Dans le domaine de la diplomatie, il préconisait une alliance loyale avec le gouvernement et les représentants du sultan. Il ne fallait entreprendre aucune action sur le territoire du Maroc sans l’accord et l’aide des autorités officielles marocaines. Cette «entente cordiale» fut la base du protectorat. 2. Sur la question de la stratégie, un paragraphe de la lettre est fondamental: «Du reste, la constitution définitive du système de protection que j’envisage ne se fera que très progressivement; il me serait impossible de lui assigner une date même approximative, bien que je ne sois pas éloigné de croire que le résultat puisse être obtenu plus rapidement qu’on ne pense. Il se fera non pas par colonnes, ni par coup de force, mais par tache d’huile, par une progression faite pas à pas, en jouant alternativement de tous les éléments locaux, en utilisant les divisions et les rivalités des tribus entre elles et de leurs chefs.»» (24) Son alliance avec le système en place est nécessaire, et toute action militaire est faite après un accord mutuel. De même, la colonisation du pays se fait progressivement par l’exploitation des luttes fratricides entre tribus. Diviser pour mieux régner; une telle stratégie a été employée par tous les envahisseurs de l’Afrique du nord. Cette stratégie et cette diplomatie, bien que claires dans l’esprit de Lyautey, vont avoir une autre signification. Elles sont une œuvre positive: «L’œuvre coloniale, c’est d’abord: faire de la sécurité. Il y a des pays entiers qui attendent l’heure où la vie normale pourra reprendre, où l’on pourra planter, semer, bâtir, créer des foyers humains, songer à l’avenir. Le colonial permet cela. En face de lui le pirate, ce chiendent de la terre, qui existe dans tous les pays où l’ordre ne règne pas: (…) Le Sultan ne commande plus au Maroc quand Lyautey y débarque en 1912.» (25) La sécurité pour qui? Tous ces «faire» pour qui? L’avenir de qui? C’est le colon seul qui peut assurer l’ordre, par contre le pirate, autrement dit le paysan rebelle, ramène le désordre. La présence française au Maroc se veut dans les formes un secours à un autre système menacé. Cet éloge du colonialisme est à analyser comme un moment fort de cette ambivalence de la vision.En fait, il y a des moments de faiblesse de ce militaire sûr: «j’ai à côté de moi deux impressions dominantes et contradictoires: «l’une qu’un acte de vigueur préventif couperait court au mouvement; l’autre qu’il le déclencherait, ferait immédiatement contre nous une union qui est encore incertaine, et déterminerait les hésitants à se rallier à nos adversaires, par solidarité religieuse et nationale.» (p.315) Cette ambivalence dérive d’une frustration incommensurable, continûment connu par le militaire «gay». Le Maréchal va encore theoriser, et les historiens de dire: ««Du rôle social de l’officier» reveals Lyautey as a frustrated idealist, in search of a cause that would forge national unity and lead to the regeneration of France. (…) This was not an easy task, for Lyautey recognized that his idealized version of colonialism contained at least two inherent contradictions. First, colonialism meant the domination, and consequently the exploitation, of one race by another. Second, as many critics pointed out, colonial expansion was costly.» (26) Le soldat colonial, selon les thèses du chef militaire, n’est pas un guerrier, mais un militaire (administrateur, architecte, ingénieur, fermier…) qui développe la région conquise. Le colonialisme construit l’économie et affranchit les colonies de l’anarchie et du despotisme. Cet appui n’est en fait qu’une autodéfense: le prestige de la France est à prouver. Le Maroc n’en est qu’un maillon dans une longue expérimentation, réussie dans l’univers tiers-monde: «For Lyautey, the colonial army was to furnish the spark and the cadre that would restore «la race française» to its preeminent place in the world.» (27) En fin de compte, Lyautey est un grand stratège qui excelle dans les génocides maquillés en bienfaisance et ordre, pour les nommer à la fin «pacification». Aux historiens, il reste alors de vérifier... En définitive, comment va-t-il expliquer et légitimer son rôle? L’on écrira: «Was the “role colonial” simply a vision of an ideal world, a piece of propaganda designed to ensure the passage of the colonial methods abroad? The answer is perhaps to be found in the French conquest of Morocco, an event with which Lyautey’s name is indelibly linked.» (28) Néanmoins, cette assistance technique n’est pas réalisée par la force militaire, elle sert à remodeler l’esprit millénaire, le propre et l’identitaire. L’économique, en conséquence, bien qu’il soit la “raison d’être” de la présence coloniale, passera inaperçu. IV.- Lyautey, la tribu et Fès Fès est la ville tant aimée par les chroniqueurs, les voyageurs, les poètes et les militaires. Le Maréchal Lyautey ne va pas être une exception. Il va gouverner le Maroc pendant presque quatorze ans pour le marquer à jamais. Il est celui qui va gouverner le plus longtemps, de ces autres treize résidents généraux qui vont lui succéder. Certes, ils appliquent tous ses consignes, autrement dit sa politique de disséminer le tribal et de renflouer de force le citadin, l’institutionnel instauré.... Arrivé avec le début de la colonisation, Lyautey se dit constructeur: «Il y a des gens qui traitent l’entreprise coloniale de barbare, quelle sottise ! Partout où j’ai passé, ça a été pour construire et, ce que je devais détruire, je le reconstruirais ensuite, plus solide et plus durable.»» (29) Cette reconstruction peut-elle effacer (sinon annuler) l’esprit destructeur qui marque à jamais de misère et de désordre les tribus marocaines? Généralement, il y a, pour lui, la médina qui accepte davantage la France et ses «idées», et la tribu qui se hissera toujours réticente à la présence étrangère. De là s’explique la naissance de l’esprit de la résistance au Maghreb: les montagnes continuent à manifester leur désobéissance envers les Conquérants. Cet épisode de l’histoire du Maroc est intéressant à étudier: rappelons l’incident de 1911 quand le palais était en danger: les tribus amazighes, venues du Rif et du Moyen Atlas, assiègent la capitale pour déchirer le traité de Fès. Cet acte symbolique, brûler le papier scellé, ne va pas être réalisé à cause de l’arrivée des forces françaises. 1.- Détruire la tribu Lyautey étudie à fond la tribu nord-africaine. Cette organisation intrigue les voyageurs, les conquérants et les historiens depuis le vieux Hérodote. De par sa formation de militaire, le Maréchal va expliquer l’organisation tribale du Maroc, comme une forme d’insurrection millénaire, une énergie qu’il faut diviser pour mieux la dompter. Cette organisation, étant une identité millénaire, signifie d’une part la négation de l’Etranger (qu’il soit de l’Orient ou de l’Occident), et de l’autre la dissidence pour la dissidence: «La tribu d’Afrique du Nord: en elle Lyautey n’aperçoit guère qu’un ensemble de dissidents, qui vont et viennent, pratiquent le rezzou, et qu’il faut poursuivre sans relâche.» (30) Cette organisation autochtone est à éliminer par la violence continue. Diviser la tribu, lui insuffler le fratricide nécessaire pour l’affaiblir et leur faire des taches d’occupation. Le principe de division est inhérent au colonialisme, et c’est à partir de là que naissent les Marocs du Maroc. De fait, l’Administrateur (d’esprit colonial), afin de bien gérer ses affaires, cherche inlassablement à diviser: les éléments de division se multiplient alors au Maghreb. La désagrégation des tribus, des confédérations tribales, et mises à mort des commandements indigènes s’enchaînent comme politique coloniale. La lutte fratricide, entre tribus marocaines, peut aider les colons à pacifier leurs intérêts et villes conquises: «il appartient à l’armée de favoriser l’implantation des tribus hostiles. La politique d’attraction est au centre de l’effort de Lyautey. Or elle suppose d’une part que les tribus, naguère mobiles, puissent être effectivement attirées, loin de leurs bases militaires, qui ne seraient nullement des attaches à la terre; et d’autre part, dans un second temps, qu’elles trouvent auprès des postes et des marchés suffisamment d’ «appâts matériels et tangibles» - Lyautey affectionne le mot-, «subsides, instruments aratoires»- faut-il ici souligner?-, «assistance médicale, écoles», pour enfin s’immobiliser.» (31) Le militaire entend changer le mouvement des tribus, les mener à recevoir la civilisation «occidentale» de par ses institutions. Lyautey est le premier à désenfler l’espace du «siba» qui allait, à son arrivée, envahir l’espace makhzénien. Il entre à Fès le 27 mai 1912 pour venir en aider aux autorités chérifiennes, mais il va s’y trouver encerclé pendant plusieurs jours jusqu’à l’arrivée du renfort de Gouraud. En dehors de la capitale, les rebelles défient l’autorité du sultan. Ce dernier a d’énormes problèmes financiers. La tribu, nourrie par la volonté du changement politique, va envoyer ses fils refaire l’organisation institutionnelle et politique du pays. Des changements politiques allaient se faire, et l’intrusion étrangère va les arrêter. Dans les montagnes, contre les résistances entamées par les tribus, Lyautey construit des postes militaires, et conçoit la distance entre eux à une journée de marche, c’est-à-dire à soixante kilomètres. Il entend récupérer la stabilité du pays africain qui souffre tant du «siba» croissant depuis la fin du XIXe siècle, à la mort de Hassan 1er. Lyautey est ainsi le créateur de la stratégie makhzénienne. Il y a des historiens qui disent que le Maréchal ne nourrissait aucune inimitié envers le tribal, mais plutôt envers le palais: «Si Lyautey a pu naguère rêver de conduire une armée sur Fès, à partir du Sud-Oranais, en 1911 la marche de la colonne Moinier s’opère depuis la Chaouïa. C’est le Makhzen qui est en cause, et non les tribus: la concurrence entre ces deux types de politique appartient désormais au passé. Et la conquête, l’occupation, l’administration du Maroc auront été mises en place selon une certaine idée européenne du Makhzen, avant Lyautey, puis avec lui.» (32) L’on répète aussi qu’il considère les chefs des tribus comme des «pairs», des nobles, de vrais représentants du peuple. Mais, cela ne veut point dire que Lyautey renonce à emporter des victoires sur les autochtones «ennemis». Une telle narration de l’histoire dissimule les batailles contre les tribus. Sur le déroulement de la bataille de Debdou où les tribus furent durement matées, Lyautey dira: ««c’est qu’avec les populations qui nous confinent la force est l’argument décisif, et que le commerce, les affaires, la ‘pénétration pacifique’ enfin, pour l’appeler de son nom, viendra toujours et ne viendra qu’à celui qui se montrera le plus puissant et le plus résolu.»» (33) La force, notamment. Les rapports «pacifiquement violents» viennent après: l’exploitation dite «affaires», le vol dit «commerce»… Déposséder les paysans, des terres et des champs revient à signifier curieusement «pacifier». Le pacha de Fès, à l’époque, est bien un certain: «Buchta el-Baghdadi who, in 1898, had violently suppressed Rifi piracy.» (34) Ce pacha sert uniformément et le colon et le Makhzen. Le Rif, terre par excellence de siba, est un complexe pour les militaires français et espagnols, et il le sera un peu plus pour Lyautey: «honni» à cause de ses défaites lors de la guerre rifaine. Mi mai 1905, il écrit: «M. Jonnart a donné la seule et vraie formule, quand il a préconisé l’institution de la zone mixte jusqu’à la Moulouya, c’est-à-dire tout le Bled Siba, où nous restaurerions l’ordre au nom du sultan. De même par ailleurs, et par tache d’huile, par bonds successifs, par organisations à mesure en n’abordant une zone qu’après avoir organisé la précédente, l’avoir mise en exploitation, y avoir assuré la rentrée des impôts de sorte que l’affaire se paye à mesure. » (pp.181-182) Créer la dépendance économique chez la tribu s’avère une étape de cette tache naissante. Qui perdure. En général, Lyautey et ses conseillers nourrissent une opinion ambiguë, ambivalente même, envers le tribal, et indirectement envers le propre ‘africain’: «C’est chez les adversaires du Makhzen que se trouvent tous les éléments favorables à l’ordre, à la sécurité, à l’accession de notre influence, et, au contraire, les autorités chérifiennes et les tribus makhzéniennes y syndicalisent tout ce que nous avons à combattre.»» (35) Le système colonial entend trouver sens dans ses contradictions: comment l’Ordre étranger ne peut-il ne pas annihiler les «éléments positifs» d’un Etat démocratique? Tamazight a fort bien existé à travers l’idéologie de l’autre (coloniale); il est temps qu’elle s’investisse de ses propres frontières et aires d’existence. 2.- Construire la sainte Fès La ville de Fès est l’espace enchanteur des voyageurs occidentaux; les textes qui tiennent place dans cette cité millénaire se comptent par dizaines à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Elle tient avec Marrakech et Tanger les lieux magiques du Maroc. Fès est la cité des ruelles, des «balak», des objets artisanaux, des mosquées, des fqihs... Une interrogation demeure: si son amour pour Fès est réel, comment peut-il transférer la capitale vers Rabat? Ainsi, il l’ampute administrativement. Nonobstant, l’amour de Lyautey pour cette ville est incommensurable. Le Maréchal peut refaire l’organisation tribale, mais point bouleverser l’organisation de la vieille cité, notamment ses lieux saints et “religieux”: «mosques were forbidden to no-Muslims, and Lyautey made a point of respecting the sancity of the holy town of Moulay Idris, north of Fez which had always been closed to Christians. Although it was now open to European visitors, he refused to enter.» (36) Fès se hisse comme un corps sacré. Une romancière américaine écrira en 1920: «two years ago no European had been allowed to enter the Sacred City of Moulay Idriss, the burial-place of the lawful descendant of Ali, founder of the Idrisside dynasty. Now, thanks to the energy and the imagination of one of the greatest of colonial administrators, the country, at least in the French zone, is as safe and open as the opposite shore of Spain.» (37) Elle s’y réfère au Maréchal. Outre ce trait «spirituel», Fès est l’espace de la liberté pour les Occidentaux. Elle est la cité de ses compagnons de vie, des aventures humainement exotiques, le lieu orné d’histoire et de récits millénaires. Cette vision se veut globale: elle est omniprésente dans le traité de Fès même: «The Treaty of Fez was a rather ill-defined outline of indirect rule, promising to respect religion and the sultan but putting only very vague limits on French policy. It was for French officials to decide the nature and pace of reforms.» (38) Que dit-il de l’Islam? Y a ceux qui disent que son respect de l’Islam est grand. Nous lisons: «Le désert, le soleil, les blancs tombeaux et l’islam forment un accord parfait. C’est la négation de l’action et du progrès, mais ce n’est pas la mort. C’est la «halte», tout simplement.» (p.234) Une telle description remet en relief l’harmonie des paysages avec la foi qui y est répandue. Par contre, sa vision de la ville des Beni Guil est tout à fait particulière, il nous dit: «Ces gens qui n’ont jamais eu une maison, dont les tentes changent de place chaque jour, ont, depuis des siècles, choisi cette gorge pierreuse, serrée entre deux rochers, pour y faire la seule ville qu’ils aient jamais bâtie et bâtiront jamais, celle de leurs morts. Parmi la foule des tombes obscures se dressent les koubas, chapelles funéraires des personnages principaux, qui servent en même temps de gîtes aux rares passagers égarés sur cette route.» (p.277) Il s’agit au fait d’une nécropole de vivants. A.- L’amour de Fès L’amour de Lyautey pour Fès est infini. Il y retrouve les schrifes et les seigneurs auprès desquels il est persuadé trouver un moyen pour gouverner le pays. Ce moyen se réalise par le rapprochement de cette caste. L’outil est de nature religieuse: «le meilleur moyen d’utiliser son influence religieuse et ancestrale, qui est énorme (il n’y a qu’à voir quelle atmosphère de respect et de soumission l’environne), c’est encore de la confisquer à notre profit et de le maintenir dans nos intérêts, en ménageant avant tout son amour-propre.» (p.198) Cette réflexion politique connaît son jour en Algérie, mais il se va se vérifier plus au Maroc, auprès des schrifes de Fès. Et les Ould Sidi Cheikh et les Fassis vont, par conséquent, louer le grand Lyautey. (cf. pp.198-200) Nous trouvons dans les mémoires de son docteur personnel une histoire intéressante sur un tel amour: «Jusqu’au milieu de la souffrance physique, il garde ce prodigieux empire sur lui-même, dont fut témoin le Dr Colombani, en 1928: Le Résident général, revenant de la Conférence d’Alger, rentrait à Rabat. Mais en cours de route, entre Oujda et Taza, il fut pris d’une violente crise hépatique, qu’aggravaient les cahots de l’automobile. Devant ses souffrances et la gravité de son état, je lui déclarai qu’il fallait absolument s’arrêter à Taza pour y attendre la fin de la crise, dans une immobilisation complète. - Jamais de la vie, me répondit-il, continuons sur Fez» J’insistai, je suppliai, je ne cachai pas au Maréchal que sa vie était en danger. Mais on ne résistait pas à une injonction de Lyautey, et il fallut absorber cent vingt kilomètres qui, parcourus en sept interminables heures, furent pour l’illustre malade et le malheureux médecin un véritable calvaire ! Enfin, on arrive à Fez et, installé dans sa chambre du palais de Bou-Jloud, le Maréchal, un peu calmé, m’interpelle: «Eh bien ! tu vois, docteur pusillanime, tu vois bien que j’avais raison: Nous sommes à Fez !» - Sans doute, Monsieur le Maréchal, -répondis-je plus mort que vif, -mais nous avons commis une imprudence impardonnable et je peux vous déclarer maintenant que vous aviez huit chances sur dix de mourir dans le trajet. Pourquoi donc ne pas être arrêté à Taza? - Alors tu ne comprends pas, vraiment tu ne comprends pas?» Et de sa voix rauque, se raidissant encore contre la douleur: Tu ne comprends pas qu’un Lyautey ne pouvait pas claquer à Taza ! Un Lyautey ne peut mourir qu’à Fez, ville impériale !» (39) Ici, il ne s’imagine point mourir dans un autre lieu que Fez, la ville impériale. Différentes affirmations «politiques» sont à déduire d’une telle anecdote «véridique», mais aussi des significations «intimes». Veut-il y voir son amant pour la dernière fois? Ou bien n’avait-il pas là ses amants qui l’attendaient dans sa résidence, le palais de Bou-Jloud? Quels sont ses Héphaestion? Au fait, les témoignages de Colombani, son médecin personnel, nous étonnent: comment expliquer la maladie grave d’hépatite dont souffrait le Maréchal? De même, il écrira dans une lettre adressée au Vicomte E.M. de Vogue: «j’étais pris d’une ictère (vulgo jaunisse) compliquée d’éreintement» (p.133) Cela se passe en novembre 1904. Enfin, il va ajouter dans une autre lettre: «J’ai décidément le foie un peu pris, puisque chaque jour il me le fait plus ou moins discrètement sentir et je ne pourrais encore supporter la vraie fatigue – je me repose très sérieusement, - (…) mais je suis un peu surpris de sentir, pour la première fois de ma vie, ma machine physique aussi incomplètement dans ma main et d’être forcé de me souvenir que j’ai 50 ans depuis un mois et que le temps des grosses résistances est peut-être passé.» (p.136) Le corps est las, et la conscience du temps qui passe est vive. Va-t-il alors céder à l’ennui qui le ronge? B.- Libérer, édifier Fès ******* (Suite dans le prochain numéro)
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