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L’AUTOBIOGRAPHIE
«CULTURELLE» OU LA FIXATION DE SOI ENTRE DEUX ESPACES D’ALIENATION
(Analyse de deux romans amazighs d’expression
catalane)
Par: Hassan Banhakeia (Université
d’Oujda)
«Vaig passar anys, fill, sense terra, sense identitat i
sense sentir-me de cap lloc. D’allà on venia em deien que ja no hi tenia lloc,
aqui el rebuig» (JSC, p.91)
Qu’est-ce que le roman amazigh d’expression catalane? Est-il
cette production littéraire assurée par Imazighen dans la langue de Joanot
Martorell? Qu’est-ce que l’autobiographie «culturelle»? Est-elle cette écriture
de soi qui est présentée de manière analogue, chez deux écrivains, et réalisée à
la même époque, sur les mêmes lieux et narrant les mêmes histoires? Qu’est-ce
qu’en définitive un texte autobiographique? Il est à définir comme un récit
«rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence,
lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire
de sa personnalité.»(1) L’identité composite de l’auteur, du narrateur et du
personnage apparaît bien explicitée dans la fiction, tendant à reproduire celle
des siens, de son ethnie. L’auteur ne peut alors transcender les frontières de
sa culture individuelle (bilingue), il demeure pris entre deux pôles culturels,
deux espaces.
Ici, nous nous proposons d’amener le lecteur à réfléchir sur le culturel
(collectif) à partir d’expériences romanesques (subjectives). Tout en allant du
collectif au subjectif, nous analysons quelques aspects de l’autobiographie
«culturelle» dans deux productions romanesques récentes, datant de la même année
(2004). Nous focaliserons l’étude sur l’emplacement de l’être représenté dans
son autoreprésentation: comment se conçoit-il individuellement et
collectivement? Comment explique-t-il son exil? C’est pourquoi, nous serons
tenté de forcer l’étude de la fiction (autrement dit, de l’approcher davantage)
afin de déconstruire la tranche du réel reproduite entre l’ici et l’ailleurs. Il
s’agit, au fait, d’un revirement spatial qui veut dire philosophiquement: on ne
se fixe pas, on ne se retrouve nulle part quand on est tiraillé entre deux
espaces.
Ensuite, il sera question de la littérature féminine catalane: Laila Karrouch
(née en 1977) écrit «De Nador a Vic» (désigné dorénavant par NV) (édition
Columna, Barcelone, 2004 et prix Columna Jove) et Najat El Hachmi (née en 1979)
auteur de «Jo també soc catalana» (désigné dorénavant par JSC) (édition Columna,
Barcelone, 2004), dans sa version «étrangère». Les deux romans sont des
autobiographies, propres du genre littéraire antique. A-t-on droit alors de
parler de la présence de l’auteur dans un texte de fiction du fait qu’il y est
implicitement ou explicitement cité? Le «je», pronom par excellence
autobiographique, y est omniprésent et tend à se confondre avec l’auctoritas.
Ainsi, est-il possible de vérifier la véracité d’un tel récit? Est-il possible
de parler d’écriture autobiographique? Quel est le paramètre qui pourrait aider
le lecteur à vérifier la véracité de l’axe autobiographique dans les deux
romans? Quel rôle doit assumer un personnage autoréférentiel? Quels sont les
rapports qu’entretient le “Je” avec les Espaces de la fiction? Quelle(s)
culture(s) survit dans la narration?
Enfin, nous allons voir de près comment les deux récits, suivant le même
itinéraire des écrivains et des créateurs maghrébins, mettent en scène
l’amazighité qui, en plus d’être tiraillée entre ces deux espaces étrangers, se
situe entre deux temps, deux positions, deux aires, deux systèmes... où elle ne
se reconnaît pas. Elle est, de fait, cet entre-deux-mondes, souvent synonyme
d’absence de signification spatiale (ou identitaire).
I.-La construction poétique d’une vie
Bien qu’inspiré de moments cruciaux d’une vie concrète, le récit
autobiographique est à saisir dans les faits de la fiction. Dresser la vie d’un
écrivain s’avère une tâche impossible, surtout si on admet: «qu’on puisse
établir un ordre de correspondances quelconque entre le moi et l’œuvre, on
suppose, implicitement mais certainement, que ce moi, presque au même titre que
cette œuvre, est une réalité positive, quelque chose qui existe, à quoi l’on
peut attribuer l’origine de tel ou tel accomplissement, qui avait une forme, au
sens métaphysique du mot, avant la forme littéraire.” (2) La vie est antérieure,
et l’écriture la reprend dans des formes a posteriori (cf. Confessions du
Maghrébin saint-Augustin). Ainsi les rapports deviennent déchiffrables et
logiques. Dans notre corpus, vu la complexité de précision et de la production
et de la réception, les éléments autobiographiques s’organisent de manière
éparse dans le récit; ils se révèlent de nature discontinue par leur fonction de
‘multiplier’ les significations et les discours. Aussi est-il un discours qui se
focalise souvent sur un revirement dans une vie, allant d’un état x à un autre
complètement opposé (ou plus développé), et ces états sont des espaces et des
totalités dissemblables. Les deux romancières aiment un pays qu’elles
recherchent, et qu’elles retrouvent quelque part, qu’elles découvrent,
peut-être, dans l’écriture.
Connaître la destinée d’un écrivain exilé (ou desterrado) reste, au fond, une
tâche impossible; l’autobiographie est d’essence fragmentée en tant qu’écriture
et espace. Et cette fragmentation est, en outre, rattachée à une conception ou à
une composition, sinon à une vision. Si l’on admet que l’autobiographie est une
composition esthétique d’une vie ou d’une œuvre ou d’une pensée (vision).
L’écrivain tend alors à écrire sur soi en vue d’illuminer davantage le texte.
Les indices autobiographiques peuvent alors révéler l’aspect réaliste dans
l’écriture romanesque qui quête la vérité du monde: réalités sociales de
l’ethnie et psychologiques des personnages.
Si le texte de Laila Karrouch met en scène une vision simpliste d’une vie simple
à partir d’expériences simples vécues par des personnages simples, vaut-elle
alors la peine d’être racontée? Par contre, Jo soc també catalana d’El Hachmi
s’avère comme un dialogue long et incisif avec une autre voix indéfinie autour
de la question de la vie entre l’ici et le là-bas -se confondant et s’interchangeant
infiniment de valeurs et de topiques. Tissé à partir de la voix d’une jeune
mère, le récit développe l’histoire d’une libération des jougs “modernes”.
S’enfilent analogiquement à travers les deux fictions des scènes rationnellement
romantiques qui résument les instants “vécus” par la jeune fille, et des scènes
(de racisme) à la fois noires et dérisoires; et à la romancière de présenter
sans relâche des commentaires personnels à propos des faits de sa vie. Le roman
de Karrouch se tisse à partir de la capacité à narrer et à dévoiler le for
intérieur de la jeune fille, et chez El Hachmi il est plutôt question de
l’incapacité de réaliser une telle entreprise. Dans ces deux récits
autobiographiques, des images fort saisissantes sont esquissées par une
imagination naïve (dans le cas de Karrouch) et une autre complexe (le cas de El
Hachimi).
Ces deux récits “simultanés” partagent la même histoire. Ils se passent au même
lieu (Vic), une ville de la Catalogne (Espagne), aux mêmes années (1980-2000),
racontées par des filles d’émigrés rifains, ayant le même point de départ un
village de Nador, en plein Rif (Maroc) et même point d’arrivée: «Lost Paradise».
Les points de convergence, faut le noter, sont multiples: village misérable,
partir en Espagne pour y retrouver le pater, découvrir une culture/civilisation
bizarre et étrangère, souffrir de solitude, sonder l’univers de l’école, voir de
près les torts du racisme occidental, conflit de générations et de visions…
Filles d’émigrés rifains en Catalogne, les deux auteurs retracent les domaines
de l’émigration. L’émigration, selon les deux textes, n’est pas une seule
réalité. Cette présence autobiographique “rangée” est, d’une manière ou d’une
autre, à opposer au silence “forcé” et naturel de l’émigré rifain en Catalogne.
Elle serait la prise de parole pour s’exprimer, s’exposer et se dévoiler.
Pour nous, ces autobiographies “émigrées” préparent, plus ou moins, la naissance
d’un sous-genre dans la littérature catalane.
II.- Entre le pays natal et le pays fatal (lieu de bannissement doux)
Les pays du récit ne sont pas multiples, ils sont redoublés dans un même espace.
Conscient de la dialectique topos / homme, le narrateur est à la fois médiateur
de la cité catalane (Vic) et la rifaine (Nador). Dans les deux romans amazighs,
l’espace confronté à l’individu crée la culture. Néanmoins, il reste quasi
impossible de définir une culture: elle ne peut se réduire à un seul aspect, (3)
ni à un ensemble de manifestations homogènes.
Selon les deux romans, les pays sont mobiles. Tout le monde est nomade comme si
un bannissement millénaire les poussait à se déplacer, les chassait partout. Car
d’un crime ces émigrés fuient, et s’en vont d’une terre où ils ont péché...
Mais, c’est l’histoire de toute la famille: les grands-parents, la mère, le
père, les frères, les oncles, les cousins, les voisins... à travers la mobilité
spatiale. Ainsi, le discours s’avère ‘autobiographiquement collectif’, sous
forme d’une construction subjective, d’une organisation suivant un point de vue
précis, mais assurant une sorte de coalescence du moi (particulier) et de
l’altérité, jusqu’au point de confusion totale entre les deux extrêmes. Du
subjectif à l’ethnique, la distance est quasi nulle.
La description du pays natal est simpliste, tant de faits s’enchaînent en
suivant la construction de la vie. A commencer par les tâches de tout enfant
paysan: «anava al pou (…) portava aigua fresqueta, donava menjar als conills,
tancava la burra a l’estable, i li feia el te amb menta com a ella li agradava.»»
(NV, p.33) L’homme et la nature sont en contact constant. De même, d’autres
passages développent les tâches «primitives» des femmes: s’occuper «de la burra,
els gossos, les gallines i les ovelletes», et celles des hommes de s’occuper «de
la collita» (NV, p.72) La représentation du «réel» rifain lointain apparaît à
travers la vision d’un enfant: les éléments de la nature prennent plus
d’importance, et ils sont investis d’une portée romantique. L’Occident, en un
mot, apparaît coupé de la nature.
Une telle exposition va, de détail en détail, jusqu’à traiter le grand
«problème» de la société rifaine: l’émigration. Au Rif, la douleur de la mère et
des enfants est incommensurable par l’absence du père: «el pare ens deixava sols
(…) La mare tenia un aspecte molt cansat. En poc temps el seu rostre havia
envellit.» (NV, p.31) Une telle situation de la famille désunie est chose
fréquente durant les années 50-80: les Rifains partent en Europe du nord sans
leurs familles (censées être en sécurité au pays), et ne reviennent qu’un mois
par an leur rendre visite. Mais avec la réduction progressive de la «sécurité
chez soi», après les événements tragiques de 1984, l’émigration ne sera plus
bannissement individuel (masculin: du père ou du frère), mais plutôt «familial»
ou clanique (des familles entières s’implantent dans une même région). Et le
rapport entre membres désunis ne sera qu’une quête du rachat… Un tel exode va
changer encore de forme, il sera dit voyage «clandestin». Autrement dit, il sera
entouré de dangers (naturels) et de corruption (humaine, administrative, et même
institutionnelle). Les deux récits traitent la question de l’émigration qui est
soit presque clandestine: «el tiet Abderrahman, el germà del meu pare. Es devia
colar al vaixell, com el pare i el tiet Mohamed.» (NV, p.67) soit
semi-clandestine: «molta gent es colava només amb l’ajuda del passaport i res
més…» (NV, p.31) Cette même pièce administrative, qui était difficile à avoir
dans les premières années de l’Indépendance au Maroc, est délivrée à partir des
années 80. Ces faits datent de la même décennie avant l’imposition du visa sur
les citoyens marocains par les autorités espagnoles.
Quel rapport l’amazigh a-t-il avec soi-même? Quels sont ses prolongements dans
les institutions? L’exil… Cet exil, est-il le premier trait de la rébellion ou
l’acceptation politique du bannissement? Fuir son pays serait-il justement une
action positive? Comment se manifeste le périple de l’exil dans l’œuvre rifaine?
Est-il l’exil d’une étape, indispensable pour entamer la renaissance? Ce sont là
des questions que posent les deux romans. Le retour au pays s’avère de
l’impossible: «Quins temps aquells! N’era conscient que no tornarien mai més,
pero recordar-me’n i navegar pel passat mentre tancava els ulls m’era tota una
teràpia relaxant. Almenys durant aquells instants els notava a prop meu, cosa
que no treia el fet de trobar-los a faltar.» (NV, p.65) Cette conscience du
non-retour se dissipe à des moments, et le pays natal resurgit comme réel et
instantané. Presque spontané.
En dévoilant leur être «profond», les deux auteurs s’attardent à graver l’écorce
de tout émigré, victime de sa solitude et de sa misère, de cet «être collectif»
déraciné. Lecteur et auteur découvrent amplement ce déracinement. Seulement,
cette découverte se réalise comme une construction du Je pensant qui projette sa
subjectivité sur l’interprétation de l’univers occidental et la représentation
de l’univers «nord africain» effacé et absent, mais omniprésent. Entre ces deux
situations, les deux auteurs meuvent incessamment: «De tornada a casa,
explicàvem als nostres companys les meravelles del nostre viatge. Una mica per
fer dentetes, una mica perquè ja tornàvem a enyorar aquella terra detestada.»
(JSC, p.75) Terre détestée! Car d’elle on a été banni ou bien on a été banni
par elle. Le mal du pays est intense, et l’exil apparaît comme une recherche
«désespérée» du bonheur: «va ensenyar el nostre passaport a l’àvia i el bitllet
d’anada per a una dona i els seus quatre fills. Era el principi d’un cami sense
tornada, un abisme agredolç.» (JSC, p.179) Le même grand-père, conscient du mal
du pays et enthousiaste à emmener ses petits-fils sur d’autres terres, «haviem
deixat l’avi plorant com no l’haviem vist plorar mai.» (JSC, p.33) Il sait, au
fond, qu’au bannissement il ne peut pas échapper.
Lors du retour au pays, est-elle possible la réconciliation entre les émigrés et
le pays natal? Les deux protagonistes décrivent la sécheresse des paysages, la
misère des contrées, le chaos “humain” et la désolation au Rif. Un pays natal
fatidique pour l’indigène. La famille délaissée est dépeinte (de manière
détaillée et précise) comme si la damnation les guettait encore. De même,
l’émigré dans son voyage est dépeint sur tous les plans; ses états d’âme sont
longuement expliqués (fuir le pays natal et y revenir riche, c’est-à-dire
capable de «racheter» la légitimité du retour).
Certes, le pays natal, ce paradis effacé mais gravé dans la mémoire des deux
jeunes filles, est corrélé à l’absence ou à l’éloignement: «El meu altre pais,
abandonat darrere l’Estret, era massa lluny per poder-me’l fer meu, no podia
compondre tota la meva identitat només vuit anys d’infantesa i els mesos de
retorn.» (JSC, pp.90-91) Cette idée fixe, répétée tout au long du récit,
reproduit le rêve obsédant de l’émigré: le bannissement est irréversible, et il
n’y a point de terre qui pourrait octroyer à l’être la sécurité, ni le
préserver. Une autre tranche «spatiale» sera le royaume du banni, mais elle va
surgir omniprésence de contradictions: «vam créixer en un pais que no era el
nostre al principi i hem viscut les mateixes contradiccions, les mateixes
incerteses, hem trobat a faltar una part de nosaltres mateixos, aquella que vam
deixar al Marroc.» (JSC, p.26) En conséquence, une partie de son être va être
enterrée à jamais, mais sans pouvoir l’effacer de la Mémoire.
Le récit autobiographique tend à confondre le parcours initiatique de la jeune
émigrée avec l’histoire de son pays «indéfini», et d’autre part les deux romans
renforcent les significations de l’aliénation. L’exil atteint le summum de la
complexité au moment où il est rapporté comme «conscience du non-retour» mais
aussi quand il se traduit par la pratique de la langue de l’autre. Cette double
nostalgie s’avère un rêve irréversible: «hauria donat el que fos per tornar al
Marroc, pero per tornar-hi com la que era als vuit anys, no pas la que havia
esdevingut als tretze.» (JSC, p.193) Est-il possible un arrêt dans le temps ou
ce retour qui outrepasse le temps? Un retour total: retrouver tout, ne rien
perdre, ne rien recevoir du passage par l’exil…
La psychologie du narrateur exilé est, néanmoins, ambivalente; il va essayer
toujours de rompre physiquement avec le pays natal, mais sans pouvoir opérer une
telle rupture au niveau symbolique ou métaphysique.
III.- Entre la tradition et la trahison
«Tradition» et «trahison» ont une même origine: «tradere». Ce mot latin veut
dire «livrer, transmettre»). Tradition, dénotant ensemble d’habitudes et de
coutumes acquises, peut-elle être alors synonyme de trahison? Partagée avec un
groupe, comment peut-elle mener à la trahison? Dans ces deux fictions qui posent
les définitions, les fonctionnements et les significations de la tradition et de
son opposé, qu’est-il de cette équation?
Suivre la tradition revient-il à signifier l’acte de «se trahir»? Si la
tradition veut également dire système de valeurs et authenticité dans les
pratiques transmises, elle connote aussi la «déperdition». Comment se
réalise-t-elle une telle synonymie? Par la quête de l’écart, par le changement
du topos, de l’espace, les manières et les usages des actes (penser, agir,
faire) changent finalement. Cette mobilité de l’ici vers l’ailleurs (ou bien
lors de la prise de conscience du narrateur de l’ici -qui est ailleurs- vers
l’ailleurs -qui est aussi ici) assure de tels enrichissements (ou déviations) de
sens.
Face à l’emprise globale de la tradition, l’homme ne peut survivre qu’aux dépens
de soi-même; il va se trahir vis-à-vis de la tradition. Cette trahison est
palpable quand le narrateur essaye d’expliquer le phénomène «étranger» (qui est
la tradition propre) au lecteur «catalanophone» (qui pourrait dans un avenir
proche s’identifier avec le destinateur: le fils (pour Najat El Hachmi) ou la
fille (pour Laila Karrouch), et il va jusqu’à s’expliquer (pour ne pas dire
s’excuser). Là, nous touchons le côté folklorique (tant présent dans la
littérature maghrébine).
Qu’est-ce que donc la tradition? Elle est difficile à expliquer: «Jo només
mirava i pensava: «La nostra tradicio és tan diferent que tinc ganes d’explicar-ho
a les nenes de la classe, pero estic segura que ni jo ho sabré explicar ni elles
sabran entendre-ho tot».» (NV, p.90) Est-ce là une autocritique du moment que le
narrateur se sent incapable d’expliquer son univers symbolique? Ce rapport à soi
(individuel et collectif) demeure ambigu: parfois il y a de l’harmonie
(laudative) et d’autres fois il est question de discontinuité (critique). Une
telle relation pour nous est complexe: elle est tantôt romantique, tantôt
positiviste. Pourtant, la tradition est révélée par la fiction pour être
discutée, remise en question. Chez Karrouch elle est folklorisée alors que chez
El Hachmi elle apparaît objet de débat: vaut-elle quelque chose? Cette tradition
ne peut-elle être esquissée que dans sa simplicité? L’acte quotidien (JSC, p.33
et NV, p.29), le jeu (JSC, p.64), transmettre la tradition (contes de la
grand-mère, JSC, p.33) sont tant d’exemples parmi d’autres.
Les contenus de la tradition sont difficiles à répertorier. Nous allons nous
satisfaire de quelques manifestations: les festivités, la visite du marabout, le
henné, la condition féminine…
1- Les festivités sont l’empreinte d’une ethnie pour préparer l’expression
(positive ou négative) de l’existence et de l’organisation collectives. Dans ces
fictions écrites en catalan, les fêtes amazighes apparaissent comme une
cérémonie lointaine, avec des explications et des explicitations spécifiques
(pour le lecteur catalan). Les mariages s’organisent, les deuils surviennent, et
les deux filles de découvrir alors le monde des adultes: bruyant, mal géré,
désorganisé et impropre. Le narrateur commence alors cette découverte par
rechercher les mots adéquats, sous forme de métaphores, d’allégories ou de
périphrases: «Algunes convidades feien un crit tot movent la llengua d’un costat
a l’altre, un crit al qual vaig anomenar «el crit d’alegria».» (NV, p.116) Mieux
dit, les youyous de joie. Que faire alors de ce contrat de narration liminaire:
transmettre un message (ethnique) aux fils / fille?
D’autre part, l’organisation de la fête qui est présentée comme un chaos préparé
par les adultes, les autochtones de l’autre rive, rend compte de la situation
générale du pays natal. Tant de dires, bruits, commérages et interdits régissent
la festivité. Pour les chansons de mariage, nous lisons: «el grup de noietes van
començar a cantar en veu alta melodies ritmiques.» (NV, p.118) Une description
plate. En un mot.
2.- Un autre point tant désiré par le protagoniste est: visiter le marabout,
résidence d’un saint ou son tombeau. Ce lieu protège le village, bénit les
malheureux et soigne les malades. Cette visite est au fond une pénétration
rituelle de l’univers magique. Dans l’enceinte sacrée, la purgation devient
possible pour les visiteurs. Les narrateurs, qui ont besoin de cet effet
magique, sentent également la nécessité d’une telle expiation: vont-ils effacer
ainsi le péché de vivre ailleurs, loin de l’ici? Il est intéressant de lire les
passages qui traitent de la visite des marabouts «santuari Sidi Ali» (JSC,
p.170) à Nador, ou «Sidi Sahn.» (JSC, p.102) à Ayt Sidal où «el arbre dels
desigs» (JSC, p.103) offre aux visiteuses (malades et souffrantes) des panacées
et des remèdes, ou bien des formules médicales de «curanderos» qui constituent
ce que l’auteur appelle «medecina freda», médecine traditionnelle. Par exemple,
«fondre el plom en un pot» (JSC, p.102) cure les patients de maux de têtes, de
dépressions et de maladies.
Nonobstant, épris d’un tel univers symbolique le narrateur plaint son sort, lui
dénué de ces antidotes quand il prend la route de l’exil: «Tota la magia s’havia
esvaït amb el pas de l’Estret.» (JSC, p.105) Vrai, le point tragique ressenti
par l’émigré est l’éloignement de tels espaces d’expiation, et son besoin du
magique est existentiel.
3.- Le contact millénaire du henné au corps (mains et cheveux) est mis en relief
dans les deux fictions. Il s’agit d’un rituel ethnique: (NV, p.69), (JSC, p.65)
Le henné est de l’écorce et des feuilles séchées qui fournissent une poudre
rouge, et sert pour la teinture des cheveux et des membres. Selon la tradition,
cette poudre «Treu el dolor i estova els peus.», et l’auteur de continuer: «A mi
no m’agradava gens portar les mans i els peus de color taronja» (NV, p.43), ou
de commenter: «l’henna es transformava en una estranya sensacio de ridicul, una
vergonya que mai abans havia experimentat.» (JSC, p.66) Une telle attitude est à
expliquer comme une prise de position vis-à-vis du rituel féminin en général.
De même, l’habit commun aux vieilles femmes est blanc (NV, pp.62-63), et elles
portent des ornements spécifiques: des «tisighnas» qui ne sont pas nommées. Nous
citons: «una espècie de decoracio de metall; era com un cinturo que anava
encreuat a l’esquena i se l’engaxaben a les espatlles.» (NV, p.63) La même prise
de position: négative vis-à-vis du rituel identitaire…
Et le narrateur d’expliquer le tatouage de manière naïve, comme étant un trait
de distinction «de foi» entre musulmans et chrétiens. (NV, p.123) Pire encore,
c’est la grand-mère qui en parle. Le narrateur passe sous silence tant de
vérités historiques et la définition du tatouage en tant que rituel collectif
(ethnique) où le corps féminin est orné par des inscriptions identitaires en
introduisant au moyen de piqûres une matière bleue sous l’épiderme. La trace
indélébile…
4.- La position féministe est présente, mais elle ne se base pas sur l’héritage
amazigh (de nature matriarcal). Il est plutôt question d’un féminisme
«particulier», critique aussi vis-à-vis du modèle occidental: «el model
occidental d’emancipacio femenina era una decepcio darrere l’altra.» (JSC,
p.161) De quel féminisme s’agit-il alors dans ces écrits? La femme est vue comme
une captive des temps difficiles: «En aquest raco del mon, amb el brogit
esmorteït del trànsit a l’exterior (no m’acostumaria mai a viure a Barcelona,
tant soroll, tanta pressa, una bogeria), la mare deixa de ser mare, esposa,
filla, treballadora, mestressa de casa, immigrant, marroquina, berber o amazic.»
(JSC, p.25) Les conditions, tout comme les statuts, de la femme dans cette
société industrielle, s’avèrent une con-damnation pour l’être.
5.- Pourtant, la femme occidentale demeure enchanteresse pour le narrateur (NV,
p.30), et les personnages sont nombreux qui apparaissent comme des modèles pour
la jeune fille. L’influence est grande: le narrateur «revoit» d’un autre œil la
situation «féminine» en Afrique du nord. Le narrateur (féminin) entend dépasser
les limites qu’impose sa première culture à la femme.
Dans ce bout de monde, la femme quête une place inexistante. Après tant de
sacrifices pour la famille des beaux-parents afin de s’assurer une place,
l’épouse est à la fin répudiée. (JSC, p.143), et la phrase ironique «à la Simone
de Beauvoir»: «Escupo a totes les dones del mon que no son capaces de suportar
res per tal d’assegurar-se el seu lloc.» (JSC, p.144) Comment expliquer une
telle sentence? La tradition dérange: «La pobra mare no havia sortit de casa
perquè el pare deia que havia de continuar amb la tradicio.» (NV, p.42) Elle
asphyxie les ambitions de la jeune fille pour en faire la femme qui ne change…
6.- S’agissant de la culture de «là-bas», le narrateur rapporte l’interaction
entre femmes et hommes de manière «folklorique». Il dira de la marche: «Els
homes sempre al davant i les dones sempre darrere d’ells, no sé per què, la
veritat, pero sempre era aixi.» (NV, p.64) L’auteur a peur d’expliquer ou
d’expliciter. La même position (ou posture) est détaillée à un autre moment:
«les dones en una habitacio, els homes en una altre» (NV, p.89) Déterminé par
les siens et les amphitryons (de par la langue), le narrateur sous-entend qu’il
est incapable, une autre fois, d’apporter une réponse (explication).
Dans son ensemble, d’après les deux romans, la tradition, en tant que
manifestations multiples de la symbolisation de l’identitaire, est citée par la
fiction en tant que trahison, c’est-à-dire comme transmission d’un savoir à
travers un autre code (langue). L’écrivain maghrébin se trouve en même temps
inconscient de son aliénation et incapable de maîtriser l’enfant qu’il a été au
pays natal.
IV.-Entre l’espace de la Mosquée et l’espace de l’Eglise
L’espace collectif du culte assure à l’identité des significations et des
fonctions dans l’histoire. L’être maghrébin, à travers les temps, se trouve
tiraillé entre maints pôles, notamment entre la mosquée et l’église. Les deux
rituels marquent l’amazighité qui s’en inspire pour s’enrichir, mais surtout
pour se définir appartenance à quelque pôle. C’est aussi l’exemple de la ville
de Vic, éventrée entre l’Islam et le Christianisme aux VIII et IX siècles. Et
l’auteur d’en apporter une précision passe-partout: «tot allo de la religio
només és un sediment de segles i segles d’historia que s’instal.la en la nostra
quotidianitat.» (JSC, p.128) Quelle position prend le narrateur vis-à-vis des
deux espaces-credo?
Le récit évite toujours les détails et les explications, et de par là affranchir
les détours et les écarts de l’inspiration. L’écrivain amazigh doit alors
apporter des jugements, tout en essayant de garder la neutralité. Seulement, si
Najat El Hachmi essaye de discuter la religion et d’en «analyser» les
représentations, Laila Karrouch, par contre, tente de faire découvrir la
religion musulmane aux Occidentaux. Les deux fictions font découvrir
implicitement aux lecteurs, cet «aïeul» lointain qui va hanter les champs et les
montagnes de la Catalogne à une époque précise. Et les fameuses églises de Vic
se trouvent placées dans la blancheur de la fiction ou de la page.
Précisément, l’espace «de foi» se hisse pour l’écrivain amazigh comme une aire
identitaire appropriée pour la consolidation ou pour le détachement.
1.- L’église, détachement possible
Le culte chrétien surgit timidement dans le texte. Sachons que la ville de Vic
est célèbre pour ses clochers et ses édifices religieux, mais les récits n’en
disent rien. Sa cathédrale, ses églises, ses monuments religieux passent sous
silence. Les deux récits ne disent rien relatif à la mémoire de la ville
d’accueil. Ils ne narrent pas comment les Maures prennent et détruisent la
capitale des «Ausetani» en 713, ni comment cette ville va être relevée au IXe
siècle…
Exactement, la croix fait peur à l’émigré rifain, non parce qu’il représente ce
gibet sur lequel on attachait les criminels pour les faire mourir, mais parce
qu’il symbolise la foi «occidentale». Nous lisons: «Els pares van demanar a uns
senyors de l’hospital si podien treure la creu de Jesucrist del taüt, perquè van
respectar la decisio dels pares i la van treure sense cap mena de problema.»
(NV, p.103) Le «perquè» permet de découvrir la position de l’auteur implicite,
est-ce là un degré d’évaluation de la tolérance. Au fait, il s’agit du décès du
grand-père en plein voyage en Espagne, et le respect de la mémoire du mort
s’impose...
Le narrateur entend nourrir un sentiment positif envers les religions des deux
rives. Le protagoniste visite l’église, il la décrit d’un point de vue
«moderne»: «A l’interior de les esglésies hi retrobava el silenci d’aquell
santuari de Sidi Sahn, la mateixa olor a eternitat, el mateix gust a pedra
antiga, univers de repos.» (JSC, p.115) Les temples se ressemblent de par le
silence qu’ils inspirent au visiteur, et de par l’osmose du matériel
(architectural) et du métaphysique.
Implicitement les deux romans disent: non seulement les croyances changent, mais
elles peuvent aussi changer.
2.- la mosquée, consolidation possible
Sur les terres de l’exil, la mosquée est également présente: les émigrés en
édifient pour garder la tradition de la prière et du culte. L’émigré, dépourvu
de sa culture et attaché aux cérémonies de l’ailleurs, fonde un tel espace pour
fuir l’exil dans l’exil fatal. C’est bien cela est dicté par ce qu’on appelle la
tradition: «No cal enganyar-nos més, tot aixo (…) la construccio de mesquites
(…) no és més que un seguit de tradicions, costums als quals un s’aferra quan ja
no queda res del pais abandonat, un pretext d’identitat.» (JSC, p.127) Un
prétexte d’identité, c’est quoi au fond? Et que serait-il des prêches? Les deux
narrateurs s’y réfèrent hâtivement sans aller au bout de l’explication, mais
laissent sous-tendre le discours de la haine.
La pratique de la prière est mise en relief dans le texte. L’enfant y voit un
acte fondateur. A l’instar du marabout, la prière est magique dans son
cérémonial: «no es pot trencar un diàleg amb Déu, s’havia tornat sobtadament
muda. Jo, sempre que corria a prop d’ella i la trobava en aquell seu parlament
amb el més enllà, m’aturava mirar-la durant estona. L’ultima oracio del dia era
la més màgica, a la llum de l’espelma bellugadissa, la seva sombra es movia per
la cambra hipnotitzant-me.» (JSC, p.100) La mère qui s’adresse à Allah hypnotise
la jeune fille. Est-ce de l’admiration ou autre chose?
Outre les prêches et les prières, l’école coranique est une autre expérience
vécue par les deux narrateurs: «copiàvem la sura, alfabet desconegut, melodia
incomprensible. (…) Era francament divertit apprendre religio d’aquella manera,
paraules sense significat, màgiques com conjurs de bruixeria.» (JSC, p.101) De
la diversion dans l’apprentissage! Le religieux est manifeste dans le texte.
Cela intéresse le lecteur occidental. Dans une telle représentation, le fqih est
décrit comme un personnage énigmatique: «Aquell noi d’ulls ensutjats, barba
llarga, recitava les sures amb un accent diferent, quasi desconegut.» (JSC,
p.106) Seulement, les deux fictions n’ont pas donné naissance à un personnage «fqih»
particulier.
De même, lors de l’enseignement imparti au sein de la mosquée, la découverte de
la graphie arabe est mise en dérision: «Com podia ser que no reconeguéssim el
traç de l’alfabet sagrat?» (JSC, p.106) Reconnaître ou ne pas reconnaître pose
problème pour l’enfant qui commence à raisonner. De fait, les versets coraniques
enrichissent l’imagination de l’enfant: «Pronunciava els versets de manera
correcta, pero en la calma d’aquell encontre espiritual amb un ésser superior,
hi trobava refugi per un encontre amb mi mateixa, no deixava de pensar en els
personatges dell libre que llegia en aquell moment.» (JSC, p.109) Fiction et
texte sacré s’immiscent dans l’imagination de l’enfant.
Dans son ensemble, d’après les deux romans, les deux espaces «idéologiques»,
bien qu’ils s’opposent dans leurs manifestations, entretiennent le même discours
d’aliénation pour le nord-africain. Et qu’est-il de l’espace propre? Rien n’est
dit.
V.- Entre l’appartenance familiale et les soubresauts de l’ego
Tout artiste se trouve sidéré par sa descendance. Les parents sont une marque de
l’origine, ils sont le fondement de la société. La tradition aussi. Ici, cette
figure est incarnée par des personnages de la fiction dans leurs rapports avec
les parents réels. Les narrateurs-personnages sont doublement des parents: ils
ont des parents et ils le sont également. Le narrateur lègue le récit à un
narrataire conçu dans les terres de l’exil (langue et être) pour servir
fondamentalement de témoignage.
Les limites du protagoniste féminin se confondent avec les limites de l’ego (de
l’artiste) dans l’oeuvre. De là, y a-t-il exclusion partielle de l’ego dans le
projet romanesque? Peut-on donc parler d’un «je» totalement personnel? Les deux
fictions développent l’appartenance familiale comme recherche infinie d’une
filiation naissante. La paternité résonne également comme un indice du contact
de l’auteur vis-à-vis de l’héritage culturel. Y a-t-il renforcement de l’établi
traditionnel ou distorsion? Chez Najat El Hachmi, la paternité est
volontairement “effacée”: le père est quasi absent, le mari (père du fils) est
absent, et en conséquence l’appartenance familiale (originelle) apparaît réduite
à quelques figures et traits.
Rappelons que l’écriture (ici) est une prise de position vis-à-vis de l’héritage
paternel, soit de discontinuité soi de mise en question. La paternité n’est
alors qu’une succession, une recherche continue, ainsi la liberté naît pour le
protagoniste par l’instauration d’une filiation symbolique. Les parents
constituent la notion de l’établi, et tout écrivain non-conformiste tend
obligatoirement vers une destruction raisonnée des institutions héritées. Les
parents de l’écrivain rifain sont présents dans ses textes sous forme d’image
omniprésente, élément régulateur du comportement.
Quand le récit traite des parents, il se trouve muni d’un pessimisme fondamental
et d’une structure ambigue au niveau de la narration. A l’opposé de l’enfant, la
mère est vue comme la protectrice des traditions, surtout de la morale. Ainsi,
toute tendance à la subversion s’avère interdite: «Iimma era veure’m reflectida
en els teus ulls amb la mateixa imatge de la meva mare, quelcom molt a dins meu
es removia. Mama és molt neutre, és una imatge de mare que no conec, que no he
palpat de prop.» (JSC, p.23) Aux yeux de la jeune fille, elle apparaît
étrangère. La culture les sépare. Cette distance est explicitée dans l’acte de
la lecture: «Et tornaras boja de tant llegir, nena. La mare no entenia aquella
fal.lera per la lectura, quasi malaltissa. (…) jugava a ser Déu, escrivia el que
volia llegir» (JSC., p.43) Lire des livres peut rendre fou, selon la mère.
Peut-être cel l’entraînera à devenir étrangère: «El dissabte que em vas
descobrir desconeguda, pare, van començar a canviar les nostres vides.» (JSC,
p.114) Aliénée sûrement…
VI.- Entre l’autoportrait (maure) et le portrait fabriqué (catalan):
Généralement, ces deux autobiographies développent le commun et l’ordinaire. Il
n’y a pas d’intrigue sauf la problématique conception de «portraiturer»
soi-même. Le portrait auctoriel, bien élaboré de manière homogène dans la
fiction, s’apparente trop à celui des autres expatriés rifains. Mais sur le
comportement (en tant qu’ensemble de réactions vis-à-vis de l’environnement),
les deux auteurs se disent être une «exception» ou «une marque de différence»
pour un étranger dans le monde occidental qui en recherche: «segur que tu deus
ser l’excepcio.» (JSC, p.61) ou «és que tu ets diferent.» (JSC, p.91) Cela
paraît plus douloureux qu’élogieux; une telle phrase signifie que le rejet des
marocains devient de plus en plus intense. Et dans Jo soc també catalana, qui
d’après un tel titre se veut distanciation de l’autoportrait (maure), le
narrateur est catégorique: «Sempre hi ha algu que et deixa anar la frase,
feridora: és que tu ets diferent. Jo no soc diferent, no ho vull ser» (JSC,
p.91) Le narrateur voit nettement qu’être différent est effacement total pour le
propre. Au fait, qu’est-ce qu’être différent? Etre une exception? Cela est donné
à peu de gens non de se dire une exception, mais aux autres de les avoir ainsi.
Le narrateur, à force de dresser des comparaisons entre les deux rives de la
Méditerranée, de décrire «objectivement» les choses de la vie. Répudiation et
acceptation de soi se trouve au sein de la réflexion analogique. Le premier
trait (définitoire ou identitaire) est celui de porter la peau brune, et
l’auteur de rêver d’en posséder une autre: «Ens assemblariem cada vegada més a
aquells nostres companys de pell quasi transparent.» (JSC, p.46). Qu’est-ce
qu’être avoir une peau «transparente»? Ce trait «racial» (peau brune) va créer
la répudiation: «Aquesta noia, amb aquestes faccions i la pell tan bruna… com a
minim deu ser marroquina.» (JSC, p.50) Seulement, le physique n’y est exposé que
pour servir d’opposition au «propre» catalan: «els seus cabells rinxolats i la
seva pell, encara una mica més fosca que la dels autoctons, sempre el delatarà.»
(JSC, p.55) Les traits physiques «dénoncent» amplement le rifain… La jeune
fille, «éduquée» et consciente d’un tel handicap physique, souffre beaucoup dans
son for intérieur. Que faire? Changer de peau? «Em fregava la pella amb força,
intents frustrats d’aclarir-me-la, de passar desapercebuda.» (JSC, p.69) Se
frotter la peau est un acte double: de bain et d’acculturation (ou de
purgation): «mare (…) ningù sabia fregarme la pell com tu.» (JSC, p.98) Un tel
cri «nostalgique» révèle le désir d’un retour à la maternité protectrice, à
cette main qui pourrait laver, refaire la peau.
Comment choisir entre la répudiation et l’acceptation si ce n’est l’obligation
qui dicte la position ou la posture? Le personnage amazigh voit les deux pôles
se confondre, et ne prendre aucun sens. Ou bien il est question de répudiation
ou bien il est question de générosité (et d’hospitalité) humaine.
Cela peut s’expliquer par l’histoire du maure. Il fait peur aux Occidentaux, et
cette peur est quelque chose à cultiver de génération en génération. Voilà le
témoignage des deux romans: «una nena de raça gitana, més petita que jo, va
acostar-se cap a mi, i em va dir que la seva mare no la deixaba jugar amb
«mores».» (NV, p.45) Outre les gitans, les «témoins de Jéhovah» adoptent la même
phobie: «En Sergi, que era testimoni de Jehovà, pero que al principi no ho
reconeixia, també em deia «mora»» (NV, p.46) Et le voile dénonce l’identité de
la personne: «Tant era que la gent em digués «mora» o que es miressin la mare
quan portava el mocador. Ara, allo no tenia importancia, només volia tornar-hi.»
(NV, p.67) Une telle indifférence est à comprendre comme résistance à de tels
propos extrémistes. «No em sentia diferent respecte d’ells. Els comentaris tipic,
com «mora», dels altres, van deixar de molestar-me» (NV, p.108) Tout cela
revient à se trahir: ne plus se sentir différent des autres (qui sont
différents).
La question obsédante pour l’Occident est posée par la fiction, le voile. Marque
de différence. C’est bien un signe qui est propre à la mère: «La mare tenia
molta calor, com tots nosaltres, i es va tirar una mica enrere el mocador del
cap, pero de seguida se’l va tornar a posar perquè un senyor àrab es va acostar
i va saludar el meu pare.» (NV, p.20) Les années de l’exil vont emmener la mère
à abandonner le «voile» et la «gel.laba» pour les changer avec «un parell de
faldilles, aixo si, fins als genolls, i dues camises de conjunt. (NV, p.59)
Outre le vestimentaire, sortir de la maison est une expérience de la fin d’une
telle captivité (dite traditionnelle) (NV, p.47).
Bien que la mère réussisse à s’affranchir, elle va s’opposer vivement à la
poursuite des études par sa fille (NV, p.109).
VII.- L’entre-deux-cultures, la culture de négation
Nul doute qu’au Maghreb règnent la négation de soi et la quête d’autres
projections culturelles. Les modèles (occidental et oriental) peuvent-ils donc
pallier la déperdition de l’amazigh qui ignore les siens? Les cultures, les
philosophies, les religions, les institutions et les organisations incarnent
l’effacement de l’homme par la transmission “détournée” et la réflexion
“illusionniste” de son “côté humain”.
La fiction se résume à la quête de quelque chose de perdu qu’il faut retrouver,
d’un vide à investir de sens et d’une cassure à ramender. Le lecteur perçoit
l’être rifain comme un individu (citoyen) qui a tout perdu: le pays, la langue,
le bonheur... la vie tout court. Ce paradis «de l’ailleurs» et cet enfer «d’ici»
n’ont pas de nom authentique. Issus de villages misérables, les paysans rifains
ne pensent qu’à émigrer, qu’à «trahir» la terre des aïeux. Car la vie est dure
dans les montagnes. Par exemple, le père fuit le pays, «fastiguejat de feines
intermitents, de carregar sorra en camions» (JSC, p.173) Les paysans se
bousculent pour retrouver le paradis européen, et l’imaginaire populaire d’en
retracer une conception particulière: «Els meus néts fa temps que van marxar cap
a un mon millor, son molt féliços. I sabeu què és el que em neguiteja? Aquest
silenci que em van deixar.» (JSC, p.185) Les grand-parents ont peur de la
solitude «inhabituelle». D’autre part, le voyage s’avère une mésaventure: la
misère est inimaginable en Catalogne: «La mare ens va dir que no ens comprarien
res de roba, que ens l’hauriem de passar l’una a l’altra.» (NV, p.67) L’enfer de
l’au-delà est toléré car il se produit sur la terre des autres, et il est vu
comme une sorte d’expiation. Est-ce là le prix de la trahison première? Ainsi,
la négation est intense au moment où les deux espaces, bien différents,
captivent un élément étranger. Cet élément ne peut point se retrouver, ni se
découvrir.
L’on parle alors de l’entre-deux-cultures -espace approprié pour le
narrateur souffrant: «-Ets una marroquina molt forta. Ho has de ser per viure
entre dues cultures tan diferents- em deia la Vera.
Tenia tota la rao.
Més que diferents, son dues dultures totalment oposades.» (NV, p.112) La
souffrane et spatiale. Mais, avec les années, l’impact de la culture première
ira en s’amenuisant. La même position est propre au narrateur du second roman:
«van existir dues Najats al mon: una, la marroquina, seguia amb els costums
anhelats (…) de portes endins, i l’altra, la catalana, es mostrava de portes
enfora.» (JSC, p.67) Cette schizophrénie peut-elle être surmontée? Vivre entre
deux cultures pose des ennuis au niveau de l’identité: «Ella em va avisar dies
(…) que sobretot no deixés la meva cultura de banda i la substituis per cap
altra.» (NV, p.56) Ainsi, il est impossible de devenir «soi-même»: «Alguna cosa
a dins es removia massa de pressa, per què enganyar-nos, mai tornarem a ser els
mateixos.» (JSC, p.74) Le temps est irréversible, de même l’identité qui fuit
vers l’aliénation.
VIII.- Entre la langue des aïeux et la langue des hôtes, la filiation
impossible
Si la culture apporte des modifications à l’acte de penser, la langue n’est pas
du pur formel. Cette dernière est dotée de significations religieuses,
politiques, et c’est un rapport à l’être historique. Elle est également un
discours identitaire. Mais surtout un rapport entre deux civilisations (JSC,
p.27) Elle est, en fait, cette quête de l’emplacement pour le soi «qui se
recherche infiniment». Parallèlement, l’entreprise scripturale épouse le
mouvement de l’autobiographique: l’apprentissage de l’altérité fait découvrir le
propre et lui assurer la capacité de se surmonter.
Pourtant, l’aliénation linguistique est longuement citée dans la fiction: «ara
no hi ha qui et tregui una sola paraula en amazic.» (JSC, p.23) La langue se
perd. Premier péché à relever de cette hésitation entre tradition et trahison
pour l’ego. Au lieu de l’amazigh, c’est le catalan qu’apprend l’enfant (le
destinataire): «Tot i que et decantes sempre per parlar en català, estic segura
que el teu codi deu sera una amalgama d’aquesta i de la llengua que alguna
vegada, fa molt de temps, fou la llengua materna de la teva mare.» (JSC, p.20)
Qu’est-ce que l’amalgame «linguistique»? Tout langage est forcément amalgame.
Faut-il alors préserver la première langue? Préserver sa langue, cela est bien
le message de la grand-mère «-Fills meus, ja no recordeu ni la vostra llengua.
Us esteu malmetent en aquest pais de riquesa, ja no us sé reconèixer.» (JSC,
p.46) A cette voix désespérée, consciente de la fin de tout, se rattache
l’interrogation de la reconnaissance: rallier qui? La tradition? Ou les détours
d’un tel système?
Ecrire serait cette quête subjective de la reconnaissance. Ecrivant, l’auteur se
voit exception (dans son acception première). C’est pourquoi, le narrateur pense
toujours être une exception: «Tots pensaven en la seva llengua materna. Jo era
l’excepcio.» (JSC, p.47) Penser dans la langue de l’autre est possible. Et la
fiction se veut une concrétion positive. Plutôt, un pont entre deux traditions.
Est-il possible de Constituer un pont entre deux rives, deux positions, deux
cultures, deux langues… Lisons: «Quin futur l’espera, farà sempre de pont, com
he fet jo, o sabrà arrelar definitivament? Jo encara conservo l’amazic dels meus
pares, ell només l’entén, li costa fer segons quins sons, quants graus d’aspiracio,
quantes guturals.» (JSC, p.54) A la filiation reste le choix à faire, héritage
propre des mères, c’est le choix entre poursuivre la tradition ou la rompre.
Paradoxalement, l’auteur se déclare militant de la langue (JSC, p.52). Est-ce
par conscience que la langue est pouvoir? Deux langues, deux pouvoirs. Mais que
faire du catalan et de l’amazigh, deux langues marginalisées. «I sent totes dues
llengues marginades per certs poders, encara sentia més el deure de defensar-les,
d’elevar-les al lloc que els pertoca encara que fos només fent-ne ùs.» (JSC,
p.52) La conscience linguistique est là, totale et directe.
EN CONCLUSION…
Si Karrouch écrit pour raconter sa vie, El Hachmi raconte sa vie pour parler
d’autre chose, développant des thèses (que ses écrits prochains vont expliciter,
à coup sûr). Plus précisément, “Jo soc també catalana” est une autre version de
“Mémoires d’une jeune fille rangée” de Simone de Beauvoir...
Les traits identitaires relevés, tout au long de cette étude de la confrontation
collectif-individuel dans le discours autobiographique, ne sont pas particuliers
à une ethnie et peut-être sont-ils universels, propres à toutes les ethnies, à
toute l’humanité. Le narateur songe à traduire l’amazighité, et on la réduit à
un ensemble d’éléments hétérogènes.
Les conclusions des deux récits sont difficiles à résumer ou à rendre de manière
concise, mais il y a des notes qui sont à remettre en relief:
– L’émigration des imazighen n’est que le bannissement millénaire;
– L’univers des souvenances s’associe d’une part à l’imaginaire rifain, et
d’autre part aux arcanes de la langue catalane. Cette double construction
traduit le positionnement entre la tradition et son contraire. La tradition est
difficile à retenir pour l’émigré, et la force de la trahison s’avère
inéluctable;
– A l’instar des autres écrivains maghrébins, les deux auteurs “catalanophones”
ne souffrent pas d’exil; elles ne souffrent pas de nostalgie. Leur mésaventure
“spatiale” n’est pas celle de se retrouver en occident, et d’avoir conscience de
leur appartenance à l’orient, mais plutôt de se fixer entre deux mondes
étrangers: et l’occident et l’orient ne peuvent représenter leur matérialité
topique;
– Sans fixation “spatiale”, l’identification ethnique est impossible;
– Pour l’amazigh, l’occident n’existe qu’au même niveau l’orient, c’est-à-dire
en tant qu’effacement;
– L’écrivain rifain est, par nature, étranger à soi-même, jeté dans un lieu
inconnu, confronté à un présent méconnu, vivant dans une culture disloquée et
agissant bizarrement dans une société grandement aliénée.
– Quand l’intellectuel maghrébin se recherche un lieu pour être, il regarde au
loin, et il se retrouve dans l’espace (occidental ou oriental), et il se voit
loin de l’ici, c’est-à-dire appelé à être aliéné.
A la fin, une question s’impose autant pour les deux jeunes romancières qu’à
tout autre écrivain maghrébin: Comment redécouvrir (récrire) l’identité effacée
du soi collectif dans l’entreprise de reconstruction de soi? Par l’écrire dans
une autre langue, un autre système de pensée? Ou par rattacher l’être au groupe?
NOTES:
(1) Philippe LEJEUNE, Le Pacte Autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14.
(2) Ramon FERNANDEZ, Messages, Paris, Grasset, 1981, p. 71.
(3) Edward T. Hall, Au-delà de la culture, Seuil, 1979, p.8.
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