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L’AUTOBIOGRAPHIE «CULTURELLE» OU LA FIXATION DE SOI ENTRE DEUX ESPACES D’ALIENATION
(Analyse de deux romans amazighs d’expression catalane)
Par: Hassan Banhakeia (Université d’Oujda)

«Vaig passar anys, fill, sense terra, sense identitat i sense sentir-me de cap lloc. D’allà on venia em deien que ja no hi tenia lloc, aqui el rebuig» (JSC, p.91)

Qu’est-ce que le roman amazigh d’expression catalane? Est-il cette production littéraire assurée par Imazighen dans la langue de Joanot Martorell? Qu’est-ce que l’autobiographie «culturelle»? Est-elle cette écriture de soi qui est présentée de manière analogue, chez deux écrivains, et réalisée à la même époque, sur les mêmes lieux et narrant les mêmes histoires? Qu’est-ce qu’en définitive un texte autobiographique? Il est à définir comme un récit «rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.»(1) L’identité composite de l’auteur, du narrateur et du personnage apparaît bien explicitée dans la fiction, tendant à reproduire celle des siens, de son ethnie. L’auteur ne peut alors transcender les frontières de sa culture individuelle (bilingue), il demeure pris entre deux pôles culturels, deux espaces.
Ici, nous nous proposons d’amener le lecteur à réfléchir sur le culturel (collectif) à partir d’expériences romanesques (subjectives). Tout en allant du collectif au subjectif, nous analysons quelques aspects de l’autobiographie «culturelle» dans deux productions romanesques récentes, datant de la même année (2004). Nous focaliserons l’étude sur l’emplacement de l’être représenté dans son autoreprésentation: comment se conçoit-il individuellement et collectivement? Comment explique-t-il son exil? C’est pourquoi, nous serons tenté de forcer l’étude de la fiction (autrement dit, de l’approcher davantage) afin de déconstruire la tranche du réel reproduite entre l’ici et l’ailleurs. Il s’agit, au fait, d’un revirement spatial qui veut dire philosophiquement: on ne se fixe pas, on ne se retrouve nulle part quand on est tiraillé entre deux espaces.
Ensuite, il sera question de la littérature féminine catalane: Laila Karrouch (née en 1977) écrit «De Nador a Vic» (désigné dorénavant par NV) (édition Columna, Barcelone, 2004 et prix Columna Jove) et Najat El Hachmi (née en 1979) auteur de «Jo també soc catalana» (désigné dorénavant par JSC) (édition Columna, Barcelone, 2004), dans sa version «étrangère». Les deux romans sont des autobiographies, propres du genre littéraire antique. A-t-on droit alors de parler de la présence de l’auteur dans un texte de fiction du fait qu’il y est implicitement ou explicitement cité? Le «je», pronom par excellence autobiographique, y est omniprésent et tend à se confondre avec l’auctoritas. Ainsi, est-il possible de vérifier la véracité d’un tel récit? Est-il possible de parler d’écriture autobiographique? Quel est le paramètre qui pourrait aider le lecteur à vérifier la véracité de l’axe autobiographique dans les deux romans? Quel rôle doit assumer un personnage autoréférentiel? Quels sont les rapports qu’entretient le “Je” avec les Espaces de la fiction? Quelle(s) culture(s) survit dans la narration?
Enfin, nous allons voir de près comment les deux récits, suivant le même itinéraire des écrivains et des créateurs maghrébins, mettent en scène l’amazighité qui, en plus d’être tiraillée entre ces deux espaces étrangers, se situe entre deux temps, deux positions, deux aires, deux systèmes... où elle ne se reconnaît pas. Elle est, de fait, cet entre-deux-mondes, souvent synonyme d’absence de signification spatiale (ou identitaire).
I.-La construction poétique d’une vie
Bien qu’inspiré de moments cruciaux d’une vie concrète, le récit autobiographique est à saisir dans les faits de la fiction. Dresser la vie d’un écrivain s’avère une tâche impossible, surtout si on admet: «qu’on puisse établir un ordre de correspondances quelconque entre le moi et l’œuvre, on suppose, implicitement mais certainement, que ce moi, presque au même titre que cette œuvre, est une réalité positive, quelque chose qui existe, à quoi l’on peut attribuer l’origine de tel ou tel accomplissement, qui avait une forme, au sens métaphysique du mot, avant la forme littéraire.” (2) La vie est antérieure, et l’écriture la reprend dans des formes a posteriori (cf. Confessions du Maghrébin saint-Augustin). Ainsi les rapports deviennent déchiffrables et logiques. Dans notre corpus, vu la complexité de précision et de la production et de la réception, les éléments autobiographiques s’organisent de manière éparse dans le récit; ils se révèlent de nature discontinue par leur fonction de ‘multiplier’ les significations et les discours. Aussi est-il un discours qui se focalise souvent sur un revirement dans une vie, allant d’un état x à un autre complètement opposé (ou plus développé), et ces états sont des espaces et des totalités dissemblables. Les deux romancières aiment un pays qu’elles recherchent, et qu’elles retrouvent quelque part, qu’elles découvrent, peut-être, dans l’écriture.
Connaître la destinée d’un écrivain exilé (ou desterrado) reste, au fond, une tâche impossible; l’autobiographie est d’essence fragmentée en tant qu’écriture et espace. Et cette fragmentation est, en outre, rattachée à une conception ou à une composition, sinon à une vision. Si l’on admet que l’autobiographie est une composition esthétique d’une vie ou d’une œuvre ou d’une pensée (vision). L’écrivain tend alors à écrire sur soi en vue d’illuminer davantage le texte. Les indices autobiographiques peuvent alors révéler l’aspect réaliste dans l’écriture romanesque qui quête la vérité du monde: réalités sociales de l’ethnie et psychologiques des personnages.
Si le texte de Laila Karrouch met en scène une vision simpliste d’une vie simple à partir d’expériences simples vécues par des personnages simples, vaut-elle alors la peine d’être racontée? Par contre, Jo soc també catalana d’El Hachmi s’avère comme un dialogue long et incisif avec une autre voix indéfinie autour de la question de la vie entre l’ici et le là-bas -se confondant et s’interchangeant infiniment de valeurs et de topiques. Tissé à partir de la voix d’une jeune mère, le récit développe l’histoire d’une libération des jougs “modernes”. S’enfilent analogiquement à travers les deux fictions des scènes rationnellement romantiques qui résument les instants “vécus” par la jeune fille, et des scènes (de racisme) à la fois noires et dérisoires; et à la romancière de présenter sans relâche des commentaires personnels à propos des faits de sa vie. Le roman de Karrouch se tisse à partir de la capacité à narrer et à dévoiler le for intérieur de la jeune fille, et chez El Hachmi il est plutôt question de l’incapacité de réaliser une telle entreprise. Dans ces deux récits autobiographiques, des images fort saisissantes sont esquissées par une imagination naïve (dans le cas de Karrouch) et une autre complexe (le cas de El Hachimi).
Ces deux récits “simultanés” partagent la même histoire. Ils se passent au même lieu (Vic), une ville de la Catalogne (Espagne), aux mêmes années (1980-2000), racontées par des filles d’émigrés rifains, ayant le même point de départ un village de Nador, en plein Rif (Maroc) et même point d’arrivée: «Lost Paradise». Les points de convergence, faut le noter, sont multiples: village misérable, partir en Espagne pour y retrouver le pater, découvrir une culture/civilisation bizarre et étrangère, souffrir de solitude, sonder l’univers de l’école, voir de près les torts du racisme occidental, conflit de générations et de visions…
Filles d’émigrés rifains en Catalogne, les deux auteurs retracent les domaines de l’émigration. L’émigration, selon les deux textes, n’est pas une seule réalité. Cette présence autobiographique “rangée” est, d’une manière ou d’une autre, à opposer au silence “forcé” et naturel de l’émigré rifain en Catalogne. Elle serait la prise de parole pour s’exprimer, s’exposer et se dévoiler.
Pour nous, ces autobiographies “émigrées” préparent, plus ou moins, la naissance d’un sous-genre dans la littérature catalane.
II.- Entre le pays natal et le pays fatal (lieu de bannissement doux)
Les pays du récit ne sont pas multiples, ils sont redoublés dans un même espace. Conscient de la dialectique topos / homme, le narrateur est à la fois médiateur de la cité catalane (Vic) et la rifaine (Nador). Dans les deux romans amazighs, l’espace confronté à l’individu crée la culture. Néanmoins, il reste quasi impossible de définir une culture: elle ne peut se réduire à un seul aspect, (3) ni à un ensemble de manifestations homogènes.
Selon les deux romans, les pays sont mobiles. Tout le monde est nomade comme si un bannissement millénaire les poussait à se déplacer, les chassait partout. Car d’un crime ces émigrés fuient, et s’en vont d’une terre où ils ont péché... Mais, c’est l’histoire de toute la famille: les grands-parents, la mère, le père, les frères, les oncles, les cousins, les voisins... à travers la mobilité spatiale. Ainsi, le discours s’avère ‘autobiographiquement collectif’, sous forme d’une construction subjective, d’une organisation suivant un point de vue précis, mais assurant une sorte de coalescence du moi (particulier) et de l’altérité, jusqu’au point de confusion totale entre les deux extrêmes. Du subjectif à l’ethnique, la distance est quasi nulle.
La description du pays natal est simpliste, tant de faits s’enchaînent en suivant la construction de la vie. A commencer par les tâches de tout enfant paysan: «anava al pou (…) portava aigua fresqueta, donava menjar als conills, tancava la burra a l’estable, i li feia el te amb menta com a ella li agradava.»» (NV, p.33) L’homme et la nature sont en contact constant. De même, d’autres passages développent les tâches «primitives» des femmes: s’occuper «de la burra, els gossos, les gallines i les ovelletes», et celles des hommes de s’occuper «de la collita» (NV, p.72) La représentation du «réel» rifain lointain apparaît à travers la vision d’un enfant: les éléments de la nature prennent plus d’importance, et ils sont investis d’une portée romantique. L’Occident, en un mot, apparaît coupé de la nature.
Une telle exposition va, de détail en détail, jusqu’à traiter le grand «problème» de la société rifaine: l’émigration. Au Rif, la douleur de la mère et des enfants est incommensurable par l’absence du père: «el pare ens deixava sols (…) La mare tenia un aspecte molt cansat. En poc temps el seu rostre havia envellit.» (NV, p.31) Une telle situation de la famille désunie est chose fréquente durant les années 50-80: les Rifains partent en Europe du nord sans leurs familles (censées être en sécurité au pays), et ne reviennent qu’un mois par an leur rendre visite. Mais avec la réduction progressive de la «sécurité chez soi», après les événements tragiques de 1984, l’émigration ne sera plus bannissement individuel (masculin: du père ou du frère), mais plutôt «familial» ou clanique (des familles entières s’implantent dans une même région). Et le rapport entre membres désunis ne sera qu’une quête du rachat… Un tel exode va changer encore de forme, il sera dit voyage «clandestin». Autrement dit, il sera entouré de dangers (naturels) et de corruption (humaine, administrative, et même institutionnelle). Les deux récits traitent la question de l’émigration qui est soit presque clandestine: «el tiet Abderrahman, el germà del meu pare. Es devia colar al vaixell, com el pare i el tiet Mohamed.» (NV, p.67) soit semi-clandestine: «molta gent es colava només amb l’ajuda del passaport i res més…» (NV, p.31) Cette même pièce administrative, qui était difficile à avoir dans les premières années de l’Indépendance au Maroc, est délivrée à partir des années 80. Ces faits datent de la même décennie avant l’imposition du visa sur les citoyens marocains par les autorités espagnoles.
Quel rapport l’amazigh a-t-il avec soi-même? Quels sont ses prolongements dans les institutions? L’exil… Cet exil, est-il le premier trait de la rébellion ou l’acceptation politique du bannissement? Fuir son pays serait-il justement une action positive? Comment se manifeste le périple de l’exil dans l’œuvre rifaine? Est-il l’exil d’une étape, indispensable pour entamer la renaissance? Ce sont là des questions que posent les deux romans. Le retour au pays s’avère de l’impossible: «Quins temps aquells! N’era conscient que no tornarien mai més, pero recordar-me’n i navegar pel passat mentre tancava els ulls m’era tota una teràpia relaxant. Almenys durant aquells instants els notava a prop meu, cosa que no treia el fet de trobar-los a faltar.» (NV, p.65) Cette conscience du non-retour se dissipe à des moments, et le pays natal resurgit comme réel et instantané. Presque spontané.
En dévoilant leur être «profond», les deux auteurs s’attardent à graver l’écorce de tout émigré, victime de sa solitude et de sa misère, de cet «être collectif» déraciné. Lecteur et auteur découvrent amplement ce déracinement. Seulement, cette découverte se réalise comme une construction du Je pensant qui projette sa subjectivité sur l’interprétation de l’univers occidental et la représentation de l’univers «nord africain» effacé et absent, mais omniprésent. Entre ces deux situations, les deux auteurs meuvent incessamment: «De tornada a casa, explicàvem als nostres companys les meravelles del nostre viatge. Una mica per fer dentetes, una mica perquè ja tornàvem a enyorar aquella terra detestada.»  (JSC, p.75) Terre détestée! Car d’elle on a été banni ou bien on a été banni par elle. Le mal du pays est intense, et l’exil apparaît comme une recherche «désespérée» du bonheur: «va ensenyar el nostre passaport a l’àvia i el bitllet d’anada per a una dona i els seus quatre fills. Era el principi d’un cami sense tornada, un abisme agredolç.» (JSC, p.179) Le même grand-père, conscient du mal du pays et enthousiaste à emmener ses petits-fils sur d’autres terres, «haviem deixat l’avi plorant com no l’haviem vist plorar mai.» (JSC, p.33) Il sait, au fond, qu’au bannissement il ne peut pas échapper.
Lors du retour au pays, est-elle possible la réconciliation entre les émigrés et le pays natal? Les deux protagonistes décrivent la sécheresse des paysages, la misère des contrées, le chaos “humain” et la désolation au Rif. Un pays natal fatidique pour l’indigène. La famille délaissée est dépeinte (de manière détaillée et précise) comme si la damnation les guettait encore. De même, l’émigré dans son voyage est dépeint sur tous les plans; ses états d’âme sont longuement expliqués (fuir le pays natal et y revenir riche, c’est-à-dire capable de «racheter» la légitimité du retour).
Certes, le pays natal, ce paradis effacé mais gravé dans la mémoire des deux jeunes filles, est corrélé à l’absence ou à l’éloignement: «El meu altre pais, abandonat darrere l’Estret, era massa lluny per poder-me’l fer meu, no podia compondre tota la meva identitat només vuit anys d’infantesa i els mesos de retorn.» (JSC, pp.90-91) Cette idée fixe, répétée tout au long du récit, reproduit le rêve obsédant de l’émigré: le bannissement est irréversible, et il n’y a point de terre qui pourrait octroyer à l’être la sécurité, ni le préserver. Une autre tranche «spatiale» sera le royaume du banni, mais elle va surgir omniprésence de contradictions: «vam créixer en un pais que no era el nostre al principi i hem viscut les mateixes contradiccions, les mateixes incerteses, hem trobat a faltar una part de nosaltres mateixos, aquella que vam deixar al Marroc.» (JSC, p.26) En conséquence, une partie de son être va être enterrée à jamais, mais sans pouvoir l’effacer de la Mémoire.
Le récit autobiographique tend à confondre le parcours initiatique de la jeune émigrée avec l’histoire de son pays «indéfini», et d’autre part les deux romans renforcent les significations de l’aliénation. L’exil atteint le summum de la complexité au moment où il est rapporté comme «conscience du non-retour» mais aussi quand il se traduit par la pratique de la langue de l’autre. Cette double nostalgie s’avère un rêve irréversible: «hauria donat el que fos per tornar al Marroc, pero per tornar-hi com la que era als vuit anys, no pas la que havia esdevingut als tretze.» (JSC, p.193) Est-il possible un arrêt dans le temps ou ce retour qui outrepasse le temps? Un retour total: retrouver tout, ne rien perdre, ne rien recevoir du passage par l’exil…
La psychologie du narrateur exilé est, néanmoins, ambivalente; il va essayer toujours de rompre physiquement avec le pays natal, mais sans pouvoir opérer une telle rupture au niveau symbolique ou métaphysique.
III.- Entre la tradition et la trahison
«Tradition» et «trahison» ont une même origine: «tradere». Ce mot latin veut dire «livrer, transmettre»). Tradition, dénotant ensemble d’habitudes et de coutumes acquises, peut-elle être alors synonyme de trahison? Partagée avec un groupe, comment peut-elle mener à la trahison? Dans ces deux fictions qui posent les définitions, les fonctionnements et les significations de la tradition et de son opposé, qu’est-il de cette équation?
Suivre la tradition revient-il à signifier l’acte de «se trahir»? Si la tradition veut également dire système de valeurs et authenticité dans les pratiques transmises, elle connote aussi la «déperdition». Comment se réalise-t-elle une telle synonymie? Par la quête de l’écart, par le changement du topos, de l’espace, les manières et les usages des actes (penser, agir, faire) changent finalement. Cette mobilité de l’ici vers l’ailleurs (ou bien lors de la prise de conscience du narrateur de l’ici -qui est ailleurs- vers l’ailleurs -qui est aussi ici) assure de tels enrichissements (ou déviations) de sens.
Face à l’emprise globale de la tradition, l’homme ne peut survivre qu’aux dépens de soi-même; il va se trahir vis-à-vis de la tradition. Cette trahison est palpable quand le narrateur essaye d’expliquer le phénomène «étranger» (qui est la tradition propre) au lecteur «catalanophone» (qui pourrait dans un avenir proche s’identifier avec le destinateur: le fils (pour Najat El Hachmi) ou la fille (pour Laila Karrouch), et il va jusqu’à s’expliquer (pour ne pas dire s’excuser). Là, nous touchons le côté folklorique (tant présent dans la littérature maghrébine).
Qu’est-ce que donc la tradition? Elle est difficile à expliquer: «Jo només mirava i pensava: «La nostra tradicio és tan diferent que tinc ganes d’explicar-ho a les nenes de la classe, pero estic segura que ni jo ho sabré explicar ni elles sabran entendre-ho tot».» (NV, p.90) Est-ce là une autocritique du moment que le narrateur se sent incapable d’expliquer son univers symbolique? Ce rapport à soi (individuel et collectif) demeure ambigu: parfois il y a de l’harmonie (laudative) et d’autres fois il est question de discontinuité (critique). Une telle relation pour nous est complexe: elle est tantôt romantique, tantôt positiviste. Pourtant, la tradition est révélée par la fiction pour être discutée, remise en question. Chez Karrouch elle est folklorisée alors que chez El Hachmi elle apparaît objet de débat: vaut-elle quelque chose? Cette tradition ne peut-elle être esquissée que dans sa simplicité? L’acte quotidien (JSC, p.33 et NV, p.29), le jeu (JSC, p.64), transmettre la tradition (contes de la grand-mère, JSC, p.33) sont tant d’exemples parmi d’autres.
Les contenus de la tradition sont difficiles à répertorier. Nous allons nous satisfaire de quelques manifestations: les festivités, la visite du marabout, le henné, la condition féminine…
1- Les festivités sont l’empreinte d’une ethnie pour préparer l’expression (positive ou négative) de l’existence et de l’organisation collectives. Dans ces fictions écrites en catalan, les fêtes amazighes apparaissent comme une cérémonie lointaine, avec des explications et des explicitations spécifiques (pour le lecteur catalan). Les mariages s’organisent, les deuils surviennent, et les deux filles de découvrir alors le monde des adultes: bruyant, mal géré, désorganisé et impropre. Le narrateur commence alors cette découverte par rechercher les mots adéquats, sous forme de métaphores, d’allégories ou de périphrases: «Algunes convidades feien un crit tot movent la llengua d’un costat a l’altre, un crit al qual vaig anomenar «el crit d’alegria».» (NV, p.116) Mieux dit, les youyous de joie. Que faire alors de ce contrat de narration liminaire: transmettre un message (ethnique) aux fils / fille?
D’autre part, l’organisation de la fête qui est présentée comme un chaos préparé par les adultes, les autochtones de l’autre rive, rend compte de la situation générale du pays natal. Tant de dires, bruits, commérages et interdits régissent la festivité. Pour les chansons de mariage, nous lisons: «el grup de noietes van començar a cantar en veu alta melodies ritmiques.» (NV, p.118) Une description plate. En un mot.
2.- Un autre point tant désiré par le protagoniste est: visiter le marabout, résidence d’un saint ou son tombeau. Ce lieu protège le village, bénit les malheureux et soigne les malades. Cette visite est au fond une pénétration rituelle de l’univers magique. Dans l’enceinte sacrée, la purgation devient possible pour les visiteurs. Les narrateurs, qui ont besoin de cet effet magique, sentent également la nécessité d’une telle expiation: vont-ils effacer ainsi le péché de vivre ailleurs, loin de l’ici? Il est intéressant de lire les passages qui traitent de la visite des marabouts «santuari Sidi Ali» (JSC, p.170) à Nador, ou «Sidi Sahn.» (JSC, p.102) à Ayt Sidal où «el arbre dels desigs» (JSC, p.103) offre aux visiteuses (malades et souffrantes) des panacées et des remèdes, ou bien des formules médicales de «curanderos» qui constituent ce que l’auteur appelle «medecina freda», médecine traditionnelle. Par exemple, «fondre el plom en un pot» (JSC, p.102) cure les patients de maux de têtes, de dépressions et de maladies.
Nonobstant, épris d’un tel univers symbolique le narrateur plaint son sort, lui dénué de ces antidotes quand il prend la route de l’exil: «Tota la magia s’havia esvaït amb el pas de l’Estret.» (JSC, p.105) Vrai, le point tragique ressenti par l’émigré est l’éloignement de tels espaces d’expiation, et son besoin du magique est existentiel.
3.- Le contact millénaire du henné au corps (mains et cheveux) est mis en relief dans les deux fictions. Il s’agit d’un rituel ethnique: (NV, p.69), (JSC, p.65) Le henné est de l’écorce et des feuilles séchées qui fournissent une poudre rouge, et sert pour la teinture des cheveux et des membres. Selon la tradition, cette poudre «Treu el dolor i estova els peus.», et l’auteur de continuer: «A mi no m’agradava gens portar les mans i els peus de color taronja» (NV, p.43), ou de commenter: «l’henna es transformava en una estranya sensacio de ridicul, una vergonya que mai abans havia experimentat.» (JSC, p.66) Une telle attitude est à expliquer comme une prise de position vis-à-vis du rituel féminin en général.
De même, l’habit commun aux vieilles femmes est blanc (NV, pp.62-63), et elles portent des ornements spécifiques: des «tisighnas» qui ne sont pas nommées. Nous citons: «una espècie de decoracio de metall; era com un cinturo que anava encreuat a l’esquena i se l’engaxaben a les espatlles.» (NV, p.63) La même prise de position: négative vis-à-vis du rituel identitaire…
Et le narrateur d’expliquer le tatouage de manière naïve, comme étant un trait de distinction «de foi» entre musulmans et chrétiens. (NV, p.123) Pire encore, c’est la grand-mère qui en parle. Le narrateur passe sous silence tant de vérités historiques et la définition du tatouage en tant que rituel collectif (ethnique) où le corps féminin est orné par des inscriptions identitaires en introduisant au moyen de piqûres une matière bleue sous l’épiderme. La trace indélébile…
4.- La position féministe est présente, mais elle ne se base pas sur l’héritage amazigh (de nature matriarcal). Il est plutôt question d’un féminisme «particulier», critique aussi vis-à-vis du modèle occidental: «el model occidental d’emancipacio femenina era una decepcio darrere l’altra.» (JSC, p.161) De quel féminisme s’agit-il alors dans ces écrits? La femme est vue comme une captive des temps difficiles: «En aquest raco del mon, amb el brogit esmorteït del trànsit a l’exterior (no m’acostumaria mai a viure a Barcelona, tant soroll, tanta pressa, una bogeria), la mare deixa de ser mare, esposa, filla, treballadora, mestressa de casa, immigrant, marroquina, berber o amazic.» (JSC, p.25) Les conditions, tout comme les statuts, de la femme dans cette société industrielle, s’avèrent une con-damnation pour l’être.
5.- Pourtant, la femme occidentale demeure enchanteresse pour le narrateur (NV, p.30), et les personnages sont nombreux qui apparaissent comme des modèles pour la jeune fille. L’influence est grande: le narrateur «revoit» d’un autre œil la situation «féminine» en Afrique du nord. Le narrateur (féminin) entend dépasser les limites qu’impose sa première culture à la femme.
Dans ce bout de monde, la femme quête une place inexistante. Après tant de sacrifices pour la famille des beaux-parents afin de s’assurer une place, l’épouse est à la fin répudiée. (JSC, p.143), et la phrase ironique «à la Simone de Beauvoir»: «Escupo a totes les dones del mon que no son capaces de suportar res per tal d’assegurar-se el seu lloc.» (JSC, p.144) Comment expliquer une telle sentence? La tradition dérange: «La pobra mare no havia sortit de casa perquè el pare deia que havia de continuar amb la tradicio.» (NV, p.42) Elle asphyxie les ambitions de la jeune fille pour en faire la femme qui ne change…
6.- S’agissant de la culture de «là-bas», le narrateur rapporte l’interaction entre femmes et hommes de manière «folklorique». Il dira de la marche: «Els homes sempre al davant i les dones sempre darrere d’ells, no sé per què, la veritat, pero sempre era aixi.» (NV, p.64) L’auteur a peur d’expliquer ou d’expliciter. La même position (ou posture) est détaillée à un autre moment: «les dones en una habitacio, els homes en una altre» (NV, p.89) Déterminé par les siens et les amphitryons (de par la langue), le narrateur sous-entend qu’il est incapable, une autre fois, d’apporter une réponse (explication).
Dans son ensemble, d’après les deux romans, la tradition, en tant que manifestations multiples de la symbolisation de l’identitaire, est citée par la fiction en tant que trahison, c’est-à-dire comme transmission d’un savoir à travers un autre code (langue). L’écrivain maghrébin se trouve en même temps inconscient de son aliénation et incapable de maîtriser l’enfant qu’il a été au pays natal.
IV.-Entre l’espace de la Mosquée et l’espace de l’Eglise
L’espace collectif du culte assure à l’identité des significations et des fonctions dans l’histoire. L’être maghrébin, à travers les temps, se trouve tiraillé entre maints pôles, notamment entre la mosquée et l’église. Les deux rituels marquent l’amazighité qui s’en inspire pour s’enrichir, mais surtout pour se définir appartenance à quelque pôle. C’est aussi l’exemple de la ville de Vic, éventrée entre l’Islam et le Christianisme aux VIII et IX siècles. Et l’auteur d’en apporter une précision passe-partout: «tot allo de la religio només és un sediment de segles i segles d’historia que s’instal.la en la nostra quotidianitat.» (JSC, p.128) Quelle position prend le narrateur vis-à-vis des deux espaces-credo?
Le récit évite toujours les détails et les explications, et de par là affranchir les détours et les écarts de l’inspiration. L’écrivain amazigh doit alors apporter des jugements, tout en essayant de garder la neutralité. Seulement, si Najat El Hachmi essaye de discuter la religion et d’en «analyser» les représentations, Laila Karrouch, par contre, tente de faire découvrir la religion musulmane aux Occidentaux. Les deux fictions font découvrir implicitement aux lecteurs, cet «aïeul» lointain qui va hanter les champs et les montagnes de la Catalogne à une époque précise. Et les fameuses églises de Vic se trouvent placées dans la blancheur de la fiction ou de la page.
Précisément, l’espace «de foi» se hisse pour l’écrivain amazigh comme une aire identitaire appropriée pour la consolidation ou pour le détachement.
1.- L’église, détachement possible
Le culte chrétien surgit timidement dans le texte. Sachons que la ville de Vic est célèbre pour ses clochers et ses édifices religieux, mais les récits n’en disent rien. Sa cathédrale, ses églises, ses monuments religieux passent sous silence. Les deux récits ne disent rien relatif à la mémoire de la ville d’accueil. Ils ne narrent pas comment les Maures prennent et détruisent la capitale des «Ausetani» en 713, ni comment cette ville va être relevée au IXe siècle…
Exactement, la croix fait peur à l’émigré rifain, non parce qu’il représente ce gibet sur lequel on attachait les criminels pour les faire mourir, mais parce qu’il symbolise la foi «occidentale». Nous lisons: «Els pares van demanar a uns senyors de l’hospital si podien treure la creu de Jesucrist del taüt, perquè van respectar la decisio dels pares i la van treure sense cap mena de problema.» (NV, p.103) Le «perquè» permet de découvrir la position de l’auteur implicite, est-ce là un degré d’évaluation de la tolérance. Au fait, il s’agit du décès du grand-père en plein voyage en Espagne, et le respect de la mémoire du mort s’impose...
Le narrateur entend nourrir un sentiment positif envers les religions des deux rives. Le protagoniste visite l’église, il la décrit d’un point de vue «moderne»: «A l’interior de les esglésies hi retrobava el silenci d’aquell santuari de Sidi Sahn, la mateixa olor a eternitat, el mateix gust a pedra antiga, univers de repos.» (JSC, p.115) Les temples se ressemblent de par le silence qu’ils inspirent au visiteur, et de par l’osmose du matériel (architectural) et du métaphysique.
Implicitement les deux romans disent: non seulement les croyances changent, mais elles peuvent aussi changer.
2.- la mosquée, consolidation possible
Sur les terres de l’exil, la mosquée est également présente: les émigrés en édifient pour garder la tradition de la prière et du culte. L’émigré, dépourvu de sa culture et attaché aux cérémonies de l’ailleurs, fonde un tel espace pour fuir l’exil dans l’exil fatal. C’est bien cela est dicté par ce qu’on appelle la tradition: «No cal enganyar-nos més, tot aixo (…) la construccio de mesquites (…) no és més que un seguit de tradicions, costums als quals un s’aferra quan ja no queda res del pais abandonat, un pretext d’identitat.» (JSC, p.127) Un prétexte d’identité, c’est quoi au fond? Et que serait-il des prêches? Les deux narrateurs s’y réfèrent hâtivement sans aller au bout de l’explication, mais laissent sous-tendre le discours de la haine.
La pratique de la prière est mise en relief dans le texte. L’enfant y voit un acte fondateur. A l’instar du marabout, la prière est magique dans son cérémonial: «no es pot trencar un diàleg amb Déu, s’havia tornat sobtadament muda. Jo, sempre que corria a prop d’ella i la trobava en aquell seu parlament amb el més enllà, m’aturava mirar-la durant estona. L’ultima oracio del dia era la més màgica, a la llum de l’espelma bellugadissa, la seva sombra es movia per la cambra hipnotitzant-me.» (JSC, p.100) La mère qui s’adresse à Allah hypnotise la jeune fille. Est-ce de l’admiration ou autre chose?
Outre les prêches et les prières, l’école coranique est une autre expérience vécue par les deux narrateurs: «copiàvem la sura, alfabet desconegut, melodia incomprensible. (…) Era francament divertit apprendre religio d’aquella manera, paraules sense significat, màgiques com conjurs de bruixeria.» (JSC, p.101) De la diversion dans l’apprentissage! Le religieux est manifeste dans le texte. Cela intéresse le lecteur occidental. Dans une telle représentation, le fqih est décrit comme un personnage énigmatique: «Aquell noi d’ulls ensutjats, barba llarga, recitava les sures amb un accent diferent, quasi desconegut.» (JSC, p.106) Seulement, les deux fictions n’ont pas donné naissance à un personnage «fqih» particulier.
De même, lors de l’enseignement imparti au sein de la mosquée, la découverte de la graphie arabe est mise en dérision: «Com podia ser que no reconeguéssim el traç de l’alfabet sagrat?» (JSC, p.106) Reconnaître ou ne pas reconnaître pose problème pour l’enfant qui commence à raisonner. De fait, les versets coraniques enrichissent l’imagination de l’enfant: «Pronunciava els versets de manera correcta, pero en la calma d’aquell encontre espiritual amb un ésser superior, hi trobava refugi per un encontre amb mi mateixa, no deixava de pensar en els personatges dell libre que llegia en aquell moment.» (JSC, p.109) Fiction et texte sacré s’immiscent dans l’imagination de l’enfant.
Dans son ensemble, d’après les deux romans, les deux espaces «idéologiques», bien qu’ils s’opposent dans leurs manifestations, entretiennent le même discours d’aliénation pour le nord-africain. Et qu’est-il de l’espace propre? Rien n’est dit.
V.- Entre l’appartenance familiale et les soubresauts de l’ego
Tout artiste se trouve sidéré par sa descendance. Les parents sont une marque de l’origine, ils sont le fondement de la société. La tradition aussi. Ici, cette figure est incarnée par des personnages de la fiction dans leurs rapports avec les parents réels. Les narrateurs-personnages sont doublement des parents: ils ont des parents et ils le sont également. Le narrateur lègue le récit à un narrataire conçu dans les terres de l’exil (langue et être) pour servir fondamentalement de témoignage.
Les limites du protagoniste féminin se confondent avec les limites de l’ego (de l’artiste) dans l’oeuvre. De là, y a-t-il exclusion partielle de l’ego dans le projet romanesque? Peut-on donc parler d’un «je» totalement personnel? Les deux fictions développent l’appartenance familiale comme recherche infinie d’une filiation naissante. La paternité résonne également comme un indice du contact de l’auteur vis-à-vis de l’héritage culturel. Y a-t-il renforcement de l’établi traditionnel ou distorsion? Chez Najat El Hachmi, la paternité est volontairement “effacée”: le père est quasi absent, le mari (père du fils) est absent, et en conséquence l’appartenance familiale (originelle) apparaît réduite à quelques figures et traits.
Rappelons que l’écriture (ici) est une prise de position vis-à-vis de l’héritage paternel, soit de discontinuité soi de mise en question. La paternité n’est alors qu’une succession, une recherche continue, ainsi la liberté naît pour le protagoniste par l’instauration d’une filiation symbolique. Les parents constituent la notion de l’établi, et tout écrivain non-conformiste tend obligatoirement vers une destruction raisonnée des institutions héritées. Les parents de l’écrivain rifain sont présents dans ses textes sous forme d’image omniprésente, élément régulateur du comportement.
Quand le récit traite des parents, il se trouve muni d’un pessimisme fondamental et d’une structure ambigue au niveau de la narration. A l’opposé de l’enfant, la mère est vue comme la protectrice des traditions, surtout de la morale. Ainsi, toute tendance à la subversion s’avère interdite: «Iimma era veure’m reflectida en els teus ulls amb la mateixa imatge de la meva mare, quelcom molt a dins meu es removia. Mama és molt neutre, és una imatge de mare que no conec, que no he palpat de prop.» (JSC, p.23) Aux yeux de la jeune fille, elle apparaît étrangère. La culture les sépare. Cette distance est explicitée dans l’acte de la lecture: «Et tornaras boja de tant llegir, nena. La mare no entenia aquella fal.lera per la lectura, quasi malaltissa. (…) jugava a ser Déu, escrivia el que volia llegir» (JSC., p.43) Lire des livres peut rendre fou, selon la mère. Peut-être cel l’entraînera à devenir étrangère: «El dissabte que em vas descobrir desconeguda, pare, van començar a canviar les nostres vides.» (JSC, p.114) Aliénée sûrement…
VI.- Entre l’autoportrait (maure) et le portrait fabriqué (catalan):
Généralement, ces deux autobiographies développent le commun et l’ordinaire. Il n’y a pas d’intrigue sauf la problématique conception de «portraiturer» soi-même. Le portrait auctoriel, bien élaboré de manière homogène dans la fiction, s’apparente trop à celui des autres expatriés rifains. Mais sur le comportement (en tant qu’ensemble de réactions vis-à-vis de l’environnement), les deux auteurs se disent être une «exception» ou «une marque de différence» pour un étranger dans le monde occidental qui en recherche: «segur que tu deus ser l’excepcio.» (JSC, p.61) ou «és que tu ets diferent.» (JSC, p.91) Cela paraît plus douloureux qu’élogieux; une telle phrase signifie que le rejet des marocains devient de plus en plus intense. Et dans Jo soc també catalana, qui d’après un tel titre se veut distanciation de l’autoportrait (maure), le narrateur est catégorique: «Sempre hi ha algu que et deixa anar la frase, feridora: és que tu ets diferent. Jo no soc diferent, no ho vull ser» (JSC, p.91) Le narrateur voit nettement qu’être différent est effacement total pour le propre. Au fait, qu’est-ce qu’être différent? Etre une exception? Cela est donné à peu de gens non de se dire une exception, mais aux autres de les avoir ainsi.
Le narrateur, à force de dresser des comparaisons entre les deux rives de la Méditerranée, de décrire «objectivement» les choses de la vie. Répudiation et acceptation de soi se trouve au sein de la réflexion analogique. Le premier trait (définitoire ou identitaire) est celui de porter la peau brune, et l’auteur de rêver d’en posséder une autre: «Ens assemblariem cada vegada més a aquells nostres companys de pell quasi transparent.» (JSC, p.46). Qu’est-ce qu’être avoir une peau «transparente»? Ce trait «racial» (peau brune) va créer la répudiation: «Aquesta noia, amb aquestes faccions i la pell tan bruna… com a minim deu ser marroquina.» (JSC, p.50) Seulement, le physique n’y est exposé que pour servir d’opposition au «propre» catalan: «els seus cabells rinxolats i la seva pell, encara una mica més fosca que la dels autoctons, sempre el delatarà.» (JSC, p.55) Les traits physiques «dénoncent» amplement le rifain… La jeune fille, «éduquée» et consciente d’un tel handicap physique, souffre beaucoup dans son for intérieur. Que faire? Changer de peau? «Em fregava la pella amb força, intents frustrats d’aclarir-me-la, de passar desapercebuda.» (JSC, p.69) Se frotter la peau est un acte double: de bain et d’acculturation (ou de purgation): «mare (…) ningù sabia fregarme la pell com tu.» (JSC, p.98) Un tel cri «nostalgique» révèle le désir d’un retour à la maternité protectrice, à cette main qui pourrait laver, refaire la peau.
Comment choisir entre la répudiation et l’acceptation si ce n’est l’obligation qui dicte la position ou la posture? Le personnage amazigh voit les deux pôles se confondre, et ne prendre aucun sens. Ou bien il est question de répudiation ou bien il est question de générosité (et d’hospitalité) humaine.
Cela peut s’expliquer par l’histoire du maure. Il fait peur aux Occidentaux, et cette peur est quelque chose à cultiver de génération en génération. Voilà le témoignage des deux romans: «una nena de raça gitana, més petita que jo, va acostar-se cap a mi, i em va dir que la seva mare no la deixaba jugar amb «mores».» (NV, p.45) Outre les gitans, les «témoins de Jéhovah» adoptent la même phobie: «En Sergi, que era testimoni de Jehovà, pero que al principi no ho reconeixia, també em deia «mora»» (NV, p.46) Et le voile dénonce l’identité de la personne: «Tant era que la gent em digués «mora» o que es miressin la mare quan portava el mocador. Ara, allo no tenia importancia, només volia tornar-hi.» (NV, p.67) Une telle indifférence est à comprendre comme résistance à de tels propos extrémistes. «No em sentia diferent respecte d’ells. Els comentaris tipic, com «mora», dels altres, van deixar de molestar-me» (NV, p.108) Tout cela revient à se trahir: ne plus se sentir différent des autres (qui sont différents).
La question obsédante pour l’Occident est posée par la fiction, le voile. Marque de différence. C’est bien un signe qui est propre à la mère: «La mare tenia molta calor, com tots nosaltres, i es va tirar una mica enrere el mocador del cap, pero de seguida se’l va tornar a posar perquè un senyor àrab es va acostar i va saludar el meu pare.» (NV, p.20) Les années de l’exil vont emmener la mère à abandonner le «voile» et la «gel.laba» pour les changer avec «un parell de faldilles, aixo si, fins als genolls, i dues camises de conjunt. (NV, p.59) Outre le vestimentaire, sortir de la maison est une expérience de la fin d’une telle captivité (dite traditionnelle) (NV, p.47).
Bien que la mère réussisse à s’affranchir, elle va s’opposer vivement à la poursuite des études par sa fille (NV, p.109).
VII.- L’entre-deux-cultures, la culture de négation
Nul doute qu’au Maghreb règnent la négation de soi et la quête d’autres projections culturelles. Les modèles (occidental et oriental) peuvent-ils donc pallier la déperdition de l’amazigh qui ignore les siens? Les cultures, les philosophies, les religions, les institutions et les organisations incarnent l’effacement de l’homme par la transmission “détournée” et la réflexion “illusionniste” de son “côté humain”.
La fiction se résume à la quête de quelque chose de perdu qu’il faut retrouver, d’un vide à investir de sens et d’une cassure à ramender. Le lecteur perçoit l’être rifain comme un individu (citoyen) qui a tout perdu: le pays, la langue, le bonheur... la vie tout court. Ce paradis «de l’ailleurs» et cet enfer «d’ici» n’ont pas de nom authentique. Issus de villages misérables, les paysans rifains ne pensent qu’à émigrer, qu’à «trahir» la terre des aïeux. Car la vie est dure dans les montagnes. Par exemple, le père fuit le pays, «fastiguejat de feines intermitents, de carregar sorra en camions» (JSC, p.173) Les paysans se bousculent pour retrouver le paradis européen, et l’imaginaire populaire d’en retracer une conception particulière: «Els meus néts fa temps que van marxar cap a un mon millor, son molt féliços. I sabeu què és el que em neguiteja? Aquest silenci que em van deixar.» (JSC, p.185) Les grand-parents ont peur de la solitude «inhabituelle». D’autre part, le voyage s’avère une mésaventure: la misère est inimaginable en Catalogne: «La mare ens va dir que no ens comprarien res de roba, que ens l’hauriem de passar l’una a l’altra.» (NV, p.67) L’enfer de l’au-delà est toléré car il se produit sur la terre des autres, et il est vu comme une sorte d’expiation. Est-ce là le prix de la trahison première? Ainsi, la négation est intense au moment où les deux espaces, bien différents, captivent un élément étranger. Cet élément ne peut point se retrouver, ni se découvrir.
L’on parle alors de l’entre-deux-cultures -espace approprié pour le narrateur souffrant: «-Ets una marroquina molt forta. Ho has de ser per viure entre dues cultures tan diferents- em deia la Vera.
Tenia tota la rao.
Més que diferents, son dues dultures totalment oposades.» (NV, p.112) La souffrane et spatiale. Mais, avec les années, l’impact de la culture première ira en s’amenuisant. La même position est propre au narrateur du second roman: «van existir dues Najats al mon: una, la marroquina, seguia amb els costums anhelats (…) de portes endins, i l’altra, la catalana, es mostrava de portes enfora.» (JSC, p.67) Cette schizophrénie peut-elle être surmontée? Vivre entre deux cultures pose des ennuis au niveau de l’identité: «Ella em va avisar dies (…) que sobretot no deixés la meva cultura de banda i la substituis per cap altra.» (NV, p.56) Ainsi, il est impossible de devenir «soi-même»: «Alguna cosa a dins es removia massa de pressa, per què enganyar-nos, mai tornarem a ser els mateixos.» (JSC, p.74) Le temps est irréversible, de même l’identité qui fuit vers l’aliénation.
VIII.- Entre la langue des aïeux et la langue des hôtes, la filiation impossible
Si la culture apporte des modifications à l’acte de penser, la langue n’est pas du pur formel. Cette dernière est dotée de significations religieuses, politiques, et c’est un rapport à l’être historique. Elle est également un discours identitaire. Mais surtout un rapport entre deux civilisations (JSC, p.27) Elle est, en fait, cette quête de l’emplacement pour le soi «qui se recherche infiniment». Parallèlement, l’entreprise scripturale épouse le mouvement de l’autobiographique: l’apprentissage de l’altérité fait découvrir le propre et lui assurer la capacité de se surmonter.
Pourtant, l’aliénation linguistique est longuement citée dans la fiction: «ara no hi ha qui et tregui una sola paraula en amazic.» (JSC, p.23) La langue se perd. Premier péché à relever de cette hésitation entre tradition et trahison pour l’ego. Au lieu de l’amazigh, c’est le catalan qu’apprend l’enfant (le destinataire): «Tot i que et decantes sempre per parlar en català, estic segura que el teu codi deu sera una amalgama d’aquesta i de la llengua que alguna vegada, fa molt de temps, fou la llengua materna de la teva mare.» (JSC, p.20) Qu’est-ce que l’amalgame «linguistique»? Tout langage est forcément amalgame. Faut-il alors préserver la première langue? Préserver sa langue, cela est bien le message de la grand-mère «-Fills meus, ja no recordeu ni la vostra llengua. Us esteu malmetent en aquest pais de riquesa, ja no us sé reconèixer.» (JSC, p.46) A cette voix désespérée, consciente de la fin de tout, se rattache l’interrogation de la reconnaissance: rallier qui? La tradition? Ou les détours d’un tel système?
Ecrire serait cette quête subjective de la reconnaissance. Ecrivant, l’auteur se voit exception (dans son acception première). C’est pourquoi, le narrateur pense toujours être une exception: «Tots pensaven en la seva llengua materna. Jo era l’excepcio.» (JSC, p.47) Penser dans la langue de l’autre est possible. Et la fiction se veut une concrétion positive. Plutôt, un pont entre deux traditions. Est-il possible de Constituer un pont entre deux rives, deux positions, deux cultures, deux langues… Lisons: «Quin futur l’espera, farà sempre de pont, com he fet jo, o sabrà arrelar definitivament? Jo encara conservo l’amazic dels meus pares, ell només l’entén, li costa fer segons quins sons, quants graus d’aspiracio, quantes guturals.» (JSC, p.54) A la filiation reste le choix à faire, héritage propre des mères, c’est le choix entre poursuivre la tradition ou la rompre.
Paradoxalement, l’auteur se déclare militant de la langue (JSC, p.52). Est-ce par conscience que la langue est pouvoir? Deux langues, deux pouvoirs. Mais que faire du catalan et de l’amazigh, deux langues marginalisées. «I sent totes dues llengues marginades per certs poders, encara sentia més el deure de defensar-les, d’elevar-les al lloc que els pertoca encara que fos només fent-ne ùs.» (JSC, p.52) La conscience linguistique est là, totale et directe.
EN CONCLUSION…
Si Karrouch écrit pour raconter sa vie, El Hachmi raconte sa vie pour parler d’autre chose, développant des thèses (que ses écrits prochains vont expliciter, à coup sûr). Plus précisément, “Jo soc també catalana” est une autre version de “Mémoires d’une jeune fille rangée” de Simone de Beauvoir...
Les traits identitaires relevés, tout au long de cette étude de la confrontation collectif-individuel dans le discours autobiographique, ne sont pas particuliers à une ethnie et peut-être sont-ils universels, propres à toutes les ethnies, à toute l’humanité. Le narateur songe à traduire l’amazighité, et on la réduit à un ensemble d’éléments hétérogènes.
Les conclusions des deux récits sont difficiles à résumer ou à rendre de manière concise, mais il y a des notes qui sont à remettre en relief:
– L’émigration des imazighen n’est que le bannissement millénaire;
– L’univers des souvenances s’associe d’une part à l’imaginaire rifain, et d’autre part aux arcanes de la langue catalane. Cette double construction traduit le positionnement entre la tradition et son contraire. La tradition est difficile à retenir pour l’émigré, et la force de la trahison s’avère inéluctable;
– A l’instar des autres écrivains maghrébins, les deux auteurs “catalanophones” ne souffrent pas d’exil; elles ne souffrent pas de nostalgie. Leur mésaventure “spatiale” n’est pas celle de se retrouver en occident, et d’avoir conscience de leur appartenance à l’orient, mais plutôt de se fixer entre deux mondes étrangers: et l’occident et l’orient ne peuvent représenter leur matérialité topique;
– Sans fixation “spatiale”, l’identification ethnique est impossible;
– Pour l’amazigh, l’occident n’existe qu’au même niveau l’orient, c’est-à-dire en tant qu’effacement;
– L’écrivain rifain est, par nature, étranger à soi-même, jeté dans un lieu inconnu, confronté à un présent méconnu, vivant dans une culture disloquée et agissant bizarrement dans une société grandement aliénée.
– Quand l’intellectuel maghrébin se recherche un lieu pour être, il regarde au loin, et il se retrouve dans l’espace (occidental ou oriental), et il se voit loin de l’ici, c’est-à-dire appelé à être aliéné.
A la fin, une question s’impose autant pour les deux jeunes romancières qu’à tout autre écrivain maghrébin: Comment redécouvrir (récrire) l’identité effacée du soi collectif dans l’entreprise de reconstruction de soi? Par l’écrire dans une autre langue, un autre système de pensée? Ou par rattacher l’être au groupe?
NOTES:
(1) Philippe LEJEUNE, Le Pacte Autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14.
(2) Ramon FERNANDEZ, Messages, Paris, Grasset, 1981, p. 71.
(3) Edward T. Hall, Au-delà de la culture, Seuil, 1979, p.8.
 

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