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Le patrimoine des ighrems comme atout au tourisme de montagne dans la vallée des Ayt Bouguemmez Par: Mohamed EL BOUCHHATI (Enseignant à l’Institut de technologie hôtelière et touristique de Marrakech) «Les Ayt Bouguemmez… il y était resté deux mois, bloqué par la neige, au hasard d’un de ses précédents départs (…) un hiver où on le croyait au sahara. Il en avait rapporté un carnet de voyage aquarellé, qui montrait bien le pittoresque du lieu… Il m’a proposé les Ayt Bouguemmez [pour voyager], j’avais dit oui…» (Extrait d’«Une année berbère». Dessins de l’aventurier Titouan Lamazou et textes de Karin Huet). C’est ainsi que Lamazou a décidé, avec sa compagne Karin Huet, de retourner dans la vallée pour y rester volontairement (cette fois) bloqué par la neige de l’hiver 1981-82. Ils y ont vécu leur année berbère, «sous les toits de terre» (titre d’un autre de leurs livres). Selon la tradition orale, c’est la vallée qui aurait donné Le nom à la tribu. Cette dernière s’appelait à l’origine Ayt Bouwammes. Ce qui veut dire en Berbère les gens (ou ceux) du milieu ou du centre. Sans doute parce que la vallée est au milieu des montagnes qui l’entourent et même au centre du Haut Atlas. Elle est aussi ce «milieu» où se rencontrent les deux aires dialectales de tamazight et tachelhit. La vallée des Aït Bouguemmez se trouve, en fait, dans le Haut Atlas Central entre le sommet Azourki au nord, Aït Abbas au sud, la montagne Tizal à l’ouest et celle de Waougoulzat à l’est. Dans la province d’Azilal, elle- même entre des provinces montagneuses comme Beni Mellal, Ouarzazate, El Haouz…, cette vallée est géographiquement et symboliquement au cœur du Maroc montagnard. Son altitude varie entre 1700 et 2000 mètres. Elle est d’une longueur d’environ 35 kilomètres et d’une forme d’un «y». La région ne s’est jamais autant ouverte au monde qu’à partir des années soixante dix. La construction de la deuxième piste- qui l’a reliée à Azilal par Aït Abbas et Aït M’hamed- l’a peu à peu désenclavée avant même son asphaltage progressif, au milieu des années quatre vingt dix. la vallée l’a été encore plus avec le lancement en 1983 du Projet Haut Atlas Central (PHAC). Ce projet intégré et multisectoriel était réalisé dans le cadre d’un programme pilote et interprovincial d’économie rurale de haute montagne. En 1987, le PDTM (Projet de développement du tourisme de montagne) a complété le PHAC et a mis en place le Centre de formation aux métiers de montagne (CFAMM) à Tabant. On y dispense, entre autres, une formation de guidage touristique en montagne, la seule au Maghreb et peut-être en Afrique. Et depuis le PDTM, le nombre de touristes qui ont visité la vallée dite «heureuse» est estimé à 19 000 en 2002, contre 3 000 seulement en 1987, soit six fois plus en quinze ans. L’architecture, qui est l’une des richesses de la vallée et qui attire les touristes, commence à subir des changements de style et autres. Et les ighrems (greniers collectifs) qui sont tous d’anciennes bâtisses restent un patrimoine historique très riche qu’il faut sauvegarder et préserver des effets de l’âge. Dans cette vallée, le petit grenier communautaire du village s’appelle tighremt. C’est une bâtisse fortifiée qui servait -à l’époque de la Siba(1)- à stoker et conserver les récoltes, les bijoux et les documents de valeur. On la trouve encore dans chaque village mais rarement intacte vu qu’elle n’est plus exploitée donc plus entretenue. Dans certains douars, on trouve aussi l’ighrem comme grenier familial et grande maison fortifiée de trois ou quatre étages et qui servait d’habitation aux familles riches. Quant aux grands greniers- forteresses comme ceux de Sidi Chita et Sidi Moussa, il en reste deux dans la vallée, celui du village d’Agouti étant déjà en ruine. Ils sont construits sur des cônes qui dominent une grande partie de la vallée. Ils sont plus grands et plus imposants avec une vue panoramique et des meurtrières. Ce qui permettait, autrefois, aux gardiens de voir l’ennemi au loin et de mieux se défendre pendant les guerres et les razzias. Sidi Moussa, grenier et marabout(2) a bénéficié d’un budget de restauration dans le cadre d’un partenariat maroco- français et l’aide de l’UNESCO. Cette haute instance mondiale de la culture l’a déclaré patrimoine mondial au détriment du grenier de Sidi Chita dont le plafond est déjà tombé. Sidi Moussa comprend quarante loges pour ensiler les produits des familles du village de Timmit. Actuellement, les touristes peuvent le visiter toute la semaine (sauf vendredi matin) en payant une somme symbolique pour contribuer à l’entretien du dernier grand ighrem de la vallée. Les visiteurs ont même droit à un thé vert à la menthe tout en admirant le panorama. On peut aussi découvrir un petit musée ethnographique des Aït Bouguemmez improvisé à l’intérieur de l’ighrem. Différents articles artisanaux, vieux ustensiles traditionnels de cuisine ou objets domestiques et autres y sont soigneusement exposés. La rénovation de cet ighrem et son exploitation pour le tourisme sont une bonne chose. De même que le relancement du tapis local (qui était presque en voie de disparition) par le PHAC, parallèlement au lancement du tourisme. Dans le même sens, il faut signaler les projets- portant sur l’agriculture en équilibre avec le tourisme- réalisés en partenariat avec le Centre international de coopération pour le développement agricole (CICDA; une ONG française). Cependant, je constate l’absence d’un projet qui sauverait les greniers et le patrimoine architectural en général afin que la vallée ne perde pas l’un de ses atouts culturels qui doit être considéré sur un même pied d’égalité que l’atout naturel. Pour réussir à sauvegarder ce patrimoine, il faut continuer d’impliquer les habitants dans des projets qui améliorent leurs conditions de vie. Condition sine qua non pour préserver aussi bien le milieu culturel que naturel, d’ailleurs, et aboutir à un tourisme durable dans cette vallée. Concernant l’architecture, il est impératif de trouver une formule qui encouragerait les habitants à ne pas changer le style et les matériaux locaux de construction. Les maisons anciennes, étant en pisé, résistent mieux à la chaleur et surtout au froid de la montagne. Pourquoi substituer le béton au pisé et le peindre en rose ou ocre? Alors que cela devrait, au contraire, persuader les habitants du caractère pratique de leur architecture. Par la même occasion, il faut les encourager à restaurer quelques ighrems et tighremts en partenariat (pourquoi pas) avec l’ANGAMM (Association nationale des guides et accompagnateurs de montagne du Maroc), les propriétaires de gîtes d’étape(3), les agents de voyage spécialisés en montagne…etc. Car n’oublions pas que c’est l’ighrem (avec le gîte d’étape) qui attire les visiteurs dans les villages, par sa beauté. En parlant de beauté, je dois dire qu’elle concerne toute la vallée. Et à ce propos, Je ne peux m’empêcher de penser à ce beau matin d’octobre 1990, où j’ai découvert, ébahi, une vallée splendide, parce qu’arrivé la nuit; je n’avais pas pu voir au delà de la route. Pour la vallée «heureuse», les travaux de l’atelier de réflexion d’Azilal sur la promotion des économies montagnardes qui ont recommandé, entre autres, la protection du patrimoine naturel et culturel, sont toujours d’actualité. Et l’étude financée par le PNUDE (Plan des nations unies pour le développement économique) et l’OMT (Organisation mondiale du tourisme) sur le potentiel du tourisme rural au Maroc recommande de jumeler la culture aux autres produits. Ceci et cela sauront, peut-être, orienter les professionnels, les autorités locales ou élues et les habitants vers une conception du tourisme de nature indissociable de la composante culturelle et surtout les convaincre d’une perspective de tourisme durable. (Mohamed EL BOUCHHATI; Enseignant à l’Institut de technologie hôtelière et touristique de Marrakech)
Notes (1) Refus des tribus de l’ingérence du pouvoir central dans leurs affaires internes. (2) Soulignons l’initiative très louable du prospectus déjà réalisé sur Sidi Moussa. Espérons que l’Office National Marocain du Tourisme réalisera d’autres sur la vallée et ses sites. (3) Hébergement touristique en montagne, séparé ou non de la maison familiale. Il doit répondre à des normes de confort, d’hygiène et de services pour être autorisé et classé après la construction.
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