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(Mars  2004)

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Les Amazighs aussi iront sur Mars

Par: Mohammed Chafik (Rabat)

Parmi les pensées philosophiques qui ont durablement retenu mon attention, il en est une qui s’est définitivement imposée à ma mémoire, tant par ce que je crois être son immensurable profondeur que par la concision et l’originalité de la formulation dont elle a fait l’objet. Elle est du penseur argentin Marcedonio Fernandez, né en 1874 et

décédé en 1952. «L’Univers, la réalité, et moi, sommes nés le 1er juin 1874» a sentencieusement affirmé ce philosophe sans grand renom. Ainsi donc, selon lui, il n’y aurait de réalité que fictive et diversement focalisée par les glaces déformantes des consciences humaines. Le nombre infini des subjectivités individuelles rend illusoire, en effet, toute recherche de la Vérité, et l’idée s’impose à partir de là que toute culture n’est qu’un système d’opinions agglutinées, s’articulant les unes sur les autres et gravitant autour d’un credo central consacré par la durée et le rabâchage, mais imposé au départ par la ruse ou par la force, souvent par les deux à la fois. Et, c’est aux intersections des sphères culturelles que  se forment et  se cristallisent les intolérances et les incompréhensions, autour des narcissismes linguistiques, car c’est à travers le prisme de ses

spécificités langagières que chaque peuple perçoit l’être et le devenir. Il semble bien que toute langue joue pour l’ensemble de ses locuteurs le rôle d’une fenêtre mentale s’ouvrant, vers l’extérieur, sur un certain univers, à savoir un certain espace et un certain temps, et, vers l’intérieur, sur l’une des nombreuses variantes de ce qu’il est convenu de nommer l’âme humaine. Serait-il aventureux de conclure, à partir de cette hypothèse, que le monolingue n’est pas responsable du fait de s’en tenir obstinément au seul compte rendu que lui fait de son monde la contexture de sa langue maternelle? C’est dire combien il faut être indulgent à l’égard du Français ou de l’Arabe monolingue, par exemple, le premier quand il décrète que la langue de Molière est «la plus claire et la plus précise qui puisse exister», et le second quand il affirme que l’arabe (classique) «a le monopole de l’éloquence», souvent en n’en ayant lui-même qu’une connaissance rudimentaire.

Il n’en demeure pas moins vrai que tuer une langue, c’est murer une fenêtre et obscurcir un tant soit peu l’esprit en sa quête de grilles de lecture pour décoder ce que l’on appelle communément le destin, «cette parenthèse entre  la naissance et l’agonie» (V. Hugo). Passer d’une langue dans une autre, quand on les maîtrise bien toutes les deux, c’est réfléchir différemment, c’est envisager sous deux angles non identiques les questions abstraites soumises à examen, voire même des données concrètes sujettes à interprétation. Le français ne dispose que du terme «infini» pour appréhender l’infinitude du temps, le locuteur ne se situant pas lui-même dans cette infinitude, contrairement à l’utilisateur de l’arabe littéral qui, lui, désigne par «äzäl» l’infinitude du temps passé, et par «äbäd» celle du temps futur, le présent étant censé n’être qu’un point, sans dimension et en perpétuel déplacement. Par ailleurs, dans le domaine du concret, en tout assemblage d’éléments, par exemple, ce que le français désigne par le substantif «joint» est nommé «fâsêl» (séparation), en arabe, et ce qui est dit, «dents déchaussées» est perçu comme étant «une gencive retroussée» (lithatun shâmiah).On pourrait multiplier les exemples… A force de patience et d’attention, le bilingue, et a fortiori le polyglotte, finit par saisir l’importance  du «réfléchi» en plusieurs langues. Intuitivement, de grands esprits ont pu s’imprégner de cette idée, à partir du Moyen-Age tout au moins. Mais, jusqu’à nos jours, les dogmatismes religieux et les chauvinismes nationaux aidant, les monolingues, sauf rares exceptions, continuent de se bercer de l’illusion qu’ils pratiquent chacun le plus beau des langages. Poètes et prosateurs sont

d’autant mieux confortés en ce sentiment qu’ils croient en leur art et s’y contemplent. L’amazighophone n’est pas en reste à cet égard. Écoutons un poète de mon terroir, s’interrogeant ingénument:

«C’est en ta langue, ô ma mère,

Qu’à ma bien-aimée je dis ma passion!

Comment donc fait-il,

Celui- là qui ne sait l’amazighe?

Jamais mot d’amour il ne dit?!»

Réplique bien tardive d’un troubadour atlasien à l’implicite autocélébration hellène marquée en creux depuis plus de deux mille ans dans  le mot «barbaros», devenu «barbarus» en latin, puis «barbar…» dans les langues européennes modernes, pour ne plus désigner,  en son dernier avatar, «berbères», que l’innocent peuple amazighe! Ironie du sort: les Hellènes, en leur temps, semblaient tenir en haute estime nos ancêtres libyens. En un poème éblouissant, le poète Callimakhos (Callimaque) a rendu hommage à la grâce des blondes Amazighes dansant en l’honneur d’Apollon. Ecoutons- le déclamer ses vers:

«Grande fut la joie au cœur de Phoibos,

Quand venu le temps des fêtes carnéiennes,

Les hommes d’Enyô, les porte- ceinturons,

Firent un chœur de danse, parmi les blondes Libyennes.

Jamais Apollon ne vit chœur plus vraiment divin; jamais le dieu n’accorda tant à nulle cité qu’il fit à Cyrène».

Hérodote déjà avait pu écrire que les Imazighen surclassaient tous les peuples de son temps. Lisons-le (et restons modestes): «…Après les Libyens, il n’y a pas d’hommes si sains et d’un meilleur tempérament que  les Egyptiens». Les Athéniens se sont fait le devoir d’ériger une statue au roi-savant Juba II au cœur de leur glorieuse cité. La mythologie grecque faisait même descendre d’Apollon, Garamas, le héros éponyme des Amazighes Ayt Igherman, les fameux Garamantes. Il est donc évident que ce sont plutôt  

les Romains qui ont collé à l’ethnie amazighe le qualificatif «barbarus»; ils avaient pour le faire une excellente raison, à savoir que leurs légions n’ont jamais vraiment soumis les quelques tribus amazighes qui les ont combattus cinq siècles durant tout au long des marches méditerranéennes, sans qu’ils aient jamais pu pénétrer à l’intérieur de l’immense Tamazgha. A leurs yeux, les Imazighen méritaient, en tant que rebelles irréductibles, de devenir les légataires universels du qualificatif dépréciatif «barbarus». Les Romains furent relayés dans l’usage du mot, pour des raisons identiques, par les Byzantins, lesquels le transmirent aux Arabes au milieu du VII ème siècle. Sans en saisir la

signification, ces derniers spéculèrent drôlement sur son origine, puis finirent, en Afrique du Nord, par lui donner la forme «Bräber», laquelle fut reprise par les Européens, et prononcée «bereber» en espagnol, «barbero» en italien, «berber» en anglais, et «berbère» en français…

Et, là, nous revenons à nos moutons, en disant que le moi humain a toujours (et jusqu’à nouvel ordre) tenu l’autre, son semblable, pour barbare; ainsi s’affirme toute existence prétendant vivre et prospérer. L’autre est à combattre et à abattre, tant qu’il refuse d’être assimilé, aux différents sens du mot. Or, cette propension naturelle à la destruction et l’absorption de l’autre est décuplée par le moi devenant collectif. Terrible  est le nous,et d’autant plus qu’il se croit sacralisé par son nationalisme ou son credo idéologique érigé en vérité absolue. «nous sommes les élus du Seigneur!» se répètent les uns. «Nous sommes les meilleurs, en toute humilité!» claironnent les autres. «Parmi les humains, nous sommes la nation la mieux formée!» tranchent les prétendants au pouvoir spirituel sans partage, voire à la domination de l’univers, pourquoi pas ?…

Sur la défensive depuis des millénaires, l’amazighité n’a pas eu souvent à glorifier son Nous en tant que tel. Ayant gardé du paganisme une bonne dose de bon sens et d’attachement aux réalités terrestres, elle n’a jamais totalement renoncé à rester elle-même. Sa résistance farouche, chaque fois renouvelée, à des envahisseurs (se disant civilisateurs) lui a donné assurance, sans pour autant la rendre prétentieuse. De ce fait, elle a bien mérité le droit de survivre, et celui de pouvoir coexister, pacifiquement désormais, avec tous les autres peuples, en une humanité ayant enfin domestiqué le moi et le nous. Oh! Combien est récente  la notion d’empathie! Et encore fragile! Mais tous les hommes de bonne volonté veilleront sur sa santé et lui donneront vigueur. Que les Imazighen se joignent à eux! Ainsi auront-ils le droit de crier, d’une seule voix avec les

vrais civilisés: «Nous avons vaincu le dieu de la guerre!», quand le premier homme aura posé le pied sur Mars.

(Rabat, le 24 octobre 2003

Mohammed Chafik)

 

 

 

 

 

 

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