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la religion de Tertullien ou
L’Expérience de l’Aliénation et de l’Absurde (3ème partie)
Par: Hassan Banhakeia
(Université de Nador) |
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III.- Un Chrétien utile au monde
En Afrique du nord, la persécution des Chrétiens est intense, mais difficile à
définir. A propos, qu’entend-on par persécution? Que serait-il de ce même
calvaire vécu par les autochtones attachés à leurs croyances? Le traitement des
indigènes païens et chrétiens n’est pas du même degré de cruauté. Situation
tragique, sûrement, pour l’indigène car l’on ose nommer l’acte de l’abolir:
humaniser, civiliser, moderniser, faire progresser, ouvrir et aliéner… ce corps
pécheur africain.
La conversion de l’empereur Constantin entraîne par la suite un allégement de la
persécution des fidèles de Jésus: la religion devient plutôt un outil
fondamental de l’Empire. Cette conjoncture va signifier une persécution double
pour les païens. La christianisation de l’Afrique est à lire comme la
continuation de la tradition judaïque présente. Cette nouvelle doctrine va
s’immiscer de plus en plus aux traditions gréco-romaines instaurées dans les
écoles où rhétorique et philosophie tiennent une place prépondérante. Bien que
la scolarisation soit, durant des siècles, la négation de l’héritage religieux.
Au début, le christianisme s’est développé dans les écoles peu réputées, et
considéré comme «religio illicita».
Craignant l’enracinement définitif du christianisme, Septime Sévère promulgue et
applique un édit de proscription en l’an 202. Les chrétiens doivent choisir
entre prendre la fuite et renier la nouvelle foi devant les persécutions du
tribunal (d’accusation). L’apostasie est fréquente parmi les croyants. Pour
Tertullien, en plus de faire l’éloge absurde de Septime Sévère, il voit que le
seul juge est bien Dieu: il ne faut pas fuir, non plus renier sa foi. Cette
persécution, venant de la volonté de Dieu, est une épreuve aux croyants et
renferme des bienfaits et des avantages spirituels. Une telle situation rend
utile le travail du Chrétien.
C’est là une thèse, aux yeux des Catholiques, de Montan et de ses disciples, que
l’écrivain carthaginois embrassera pleinement. Son texte L’Idolâtrie va révéler
un auteur chrétien dur, loin de l’héritage local / propre. Il «marque le
commencement des erreurs qui vont s’enchaîner dans sa vie. Certes, à voir le
zèle que déploie l’austère moraliste contre tout ce qui rappelle le polythéisme,
on ne saurait suspecter la droiture ni la pureté de ses intentions. Cette vive
opposition à des coutumes et à des pratiques qui lui semblaient inconciliables
avec l’Evangile partait d’une âme profondément chrétienne.» (35) Au contraire,
il s’agit d’une âme «africaine» qui fait l’expérience de l’absurde, comme
résultat d’une aliénation extrême. Son austérité contre le propre ne construit
pas la pureté, ne prétend non plus servir de modèle, mais elle ne peut être
comprise que comme une évaluation positive de l’aliénation. La foi chrétienne
est vue comme une illumination pour un pauvre «aveugle» (De la Pénitence, I).
Cette cécité à cause du propre est déclarée, mais point surpassée... Le sens de
«chrétien» se veut quand même une neutralisation de la différence: «Jamais le
chrétien n’est autre que chrétien, en quelque part qu’il soit.» (De la Couronne
du Soldat, XI) Rien ne doit et ne peut échapper au Chrétien. Tout doit se
ramener à la chrétienté, stigmatisant les traces du propre. Cela est par la
force des choses. De tels propos ont toute leur importance dans une Afrique qui
se trouve au carrefour mouvant de plusieurs civilisations méditerranéennes, mais
appelée selon la thèse de Tertullien à n’être que catholique.
La foi est, à plus forte raison, engagement. Quand Tertullien embrasse la foi,
c’est pour résister aux attaques romaines contre le peuple croyant. Il y mène
une réflexion propre, celle d’un philosophe, d’un jurisconsulte ou d’un homme de
lettres. Cet engagement se traduit en apologies et controverses nécessaires à
fortifier la réception africaine de l’héritage chrétien. De par son savoir, il
se veut utile au christianisme: «J’ai assez à travailler en moi-même: mon unique
affaire, c’est de n’en avoir pas. On vit plus heureusement dans la retraite que
dans le tumulte du siècle, mais on craint de passer pour un homme inutile. Il
faut se consacrer, dit-on, à la patrie, à l’État, à la chose publique. Il y a
une ancienne maxime: «Qui doit mourir pour soi-même ne naît pas pour autrui.»
(…)
Toutefois il me sera permis à moi aussi d’être utile au monde. D’un lieu élevé,
ou des marches de l’autel, je propose pour les moeurs des remèdes qui sont plus
efficaces que tes services pour la santé des républiques, des cités et des
empires.» (Du Manteau, V) Naître pour autrui, cela s’avère pour le bon Chrétien
un idéal suprême en soi. Notons aussi qu’il peut apporter des remèdes plus
efficaces que ceux du monde institutionnel, citadin et politique. L’Esprit
chrétien est justement propre à toute l’Humanité, et prétend apporter des
solutions universelles. La liberté chrétienne implique l’omniprésence et
l’omnipotence de dieu.
Il est bon de rappeler que Tertullien possède un savoir encyclopédique de la
mythologie et de l’histoire des dieux de la Méditerranée, ce qui va lui servir
pour dire combien la religion chrétienne est plus évidente et «véritable». Les
autres actes rituels sont sujets de dérision: «ces dieux que les peuples se sont
créés par caprice ou ont admis sans aucun examen, d’après je ne sais quelles
notions particulières. Dieu, j’imagine, doit être connu partout, présent
partout, puissant partout, adoré partout, apaisé partout. Lors donc que ceux
devant lesquels se courbe le plus généralement le monde tout entier sont
inhabiles à prouver leur divinité, à plus forte raison ceux qui ne sont pas
mêmes connus de leurs propres concitoyens. En effet, quelle autorité peut avoir
pour elle cette théologie à laquelle la renommée fait défaut? En connaissez-vous
beaucoup qui aient jamais entendu parler de l’Atargatis des Syriens, de la
Célestis d’Afrique, de là Varsutine des Maures, d’Obodas et de Dusarès chez les
Arabes (…) dont les noms ne peuvent même s’élever jusqu’à la dignité humaine? Je
ne puis m’empêcher de rire à l’aspect de ces dieux décurions, adorés par chaque
municipe, mais dont la gloire n’en dépasse pas les limites. Voulez-vous savoir
jusqu’où a été poussée cette licence de se donner des dieux à sa fantaisie?
Interrogez les superstitions des Égyptiens, qui transforment en dieux leurs
animaux, n’ayant pas assez probablement de leurs crocodiles et de leur serpent.
Car c’était trop peu que d’avoir déjà divinisé un homme. Je veux parler de celui
qui est célèbre, non pas seulement dans l’Égypte ou dans la Grèce, mais dans
tout l’univers. Les Africains ne jurent que par lui si l’on veut savoir quelque
chose de certain sur son compte, il est vraisemblable qu’il faut le demander à
nos saintes Lettres.» (Aux Nations, VIII) En effet, il y a bien des dieux
«créés par caprice», non pas à partir d’une vision raisonnée. L’omniprésence et
l’omnipotence de Dieu sont nécessaires pour parler de divinité véritable. La
renommée est également indispensable. L’on assiste à la naissance d’une sorte de
mondialisation métaphysique. L’auteur cite sous forme d’ironie les «Célestis» et
«Varsutine» dieux de l’Afrique dont l’aspect est aussi ridicule. L’absurde est à
l’origine de la création de ces créateurs ou de ces principes d’explication de
l’existence du monde et de l’homme. A chaque village et à chaque quartier
correspond un dieu particulier, propre à dix fidèles. Cela est peut-être un
témoignage de l’époque: les dieux sont nombreux dans cette Afrique divisée entre
Romains, Chrétiens et autres. Mais un dieu païen, le plus célèbre et le plus
adoré, demeure innommé dans le texte de Tertullien. Qui est-il en réalité? Il
parle de ses adorateurs, les Africains, mais point des pouvoirs et des grandeurs
d’un tel dieu. Cet effacement peut-il être expliqué comme une sorte de
sacralisation continue…
Cette connaissance minutieuse de la mythologie va l’emmener fondamentalement à
réfléchir aux significations véhiculées par l’Ici païen et barbare et son
contraire l’Orient civilisé, terre des saints et de prophètes: «Tout récemment
encore, la promesse eut un commencement d’exécution dans l’expédition d’Orient.
Des témoins oculaires et des païens eux-mêmes affirment que pendant quarante
jours et à chaque crépuscule on vit une cité descendre du Ciel, et demeurer
suspendue dans les airs au-dessus de la Judée. Enceinte et remparts
disparaissaient à mesure que le jour s’avançait; de près, on ne trouvait que
vide! Dieu, selon nous, la destine à recevoir les saints après leur
résurrection, et à les dédommager par l’abondance des délices spirituels, de
tous les biens que nous avons dédaignés ou perdus ici-bas.» (Contre Marcion -
livre 3, XXIV) Le bon Chrétien qu’est Tertullien vulgarise les croyances
chrétiennes. Il croit fermement aux paroles des témoins oculaires de cette cité
«divine» qui point dans le ciel durant quarante jours. Ces indices révèlent la
fusion des rites païens aux principes chrétiens. Cette cité va servir de paradis
où les délices et les biens seront offerts aux croyants, à ceux que dieu
récompense pour leur piété et abstinence... De telles visions fondent la culture
populaire depuis la nuit des temps. Ainsi, la connaissance de Tertullien de
cette culture l’aide à convaincre la réception africaine, à la convertir.
En général, derrière tout acte religieux se hisse un dieu d’origine mythique,
surhumaine, humaine… Et la religion se tient comme un rappel constant de la
Création. Des questions tentent d’approcher dune manière ou d’une autre la
Création; Tertullien note que les textes normatifs ne répondent pas à ses
questions qui marient une foi «obscure» et une logique raffinée. La doctrine
catholique n’est plus, à ses yeux, simplificatrice, ni généralisante. Bien que
cela soit sa foi, le christianisme de Tertullien ne se construit pas en vue
d’une quête personnelle définitive qui puisse lui rapporter du bonheur d’être,
mais bien sous la forme d’un discours pragmatique qui dépend des enseignements
indiscutables de Rome. Autrement dit, son propre discours ne fait que verser
dans l’extraordinaire, unissant le propre et l’étranger.
IV.- Les rêves de Tertullien
L’explication des rêves est l’intrigue permanente pour les hommes. Cela
intéresse les philosophes et les écrivains depuis Platon jusqu’à Freud. Ce
domaine tente soit de découvrir les mystères de la vie soit d’apporter des
réponses «décodées» face au destin et à l’avenir. Tertullien ne fera pas
exception; il est considéré par la critique anglo-saxonne comme un grand
analyste de l’univers onirique. (36) Sa conversion, tout comme son initiation à
la philosophie, va encore renforcer ses thèses autour des significations du
rêve. A l’instar des civilisations primitives, la Bible tend à croire à
l’importance des rêves pour découvrir la vérité des choses de la vie. Tertullien
adopte cette définition. En outre, pour lui, les rêves mènent à l’extase,
c’est-à-dire au contact avec Dieu. Il est ainsi dit grand théoricien chrétien du
rêve; il analyse et classifie les rêves selon l’imaginaire collectif des
Romains, des Grecs et des différents peuples «barbares». Critique, il recourt
aux définitions d’auteurs célèbres avant d’exposer la sienne. D’Epicure il dit:
«Epicure, en débarrassant la divinité de tout soin, en détruisant le plan de
l’univers, et en livrant ce monde complètement passif au hasard et à la fortune,
a jugé que les songes étaient absolument vains.» (De l’Ame, XLVI) Doté d’une
vision absurde, le philosophe grec identifie le rêve comme une vanité. Les rêves
sont-ils vraiment absurdes? Au contraire, ils apportent des vérités. Qu’est-il
alors de la vérité dans son rapport au hasard dans la confection d’un songe? Le
divin s’y trouve-t-il totalement effacé?
L’écrivain nord-africain cite souvent les rêves dans ses écrits théologiques
afin d’argumenter sur le fonctionnement de la culture propre et du
christianisme. Les temps à venir sont ainsi condensés dans des histoires et des
péripéties où l’onirique réussit à tout traduire et expliciter. Le rêve
illumine, aide à comprendre les sagesses. En continuant son anthologie des rêves
dans De l’Ame, Tertullien va citer les stoïciens: «les stoïciens aiment mieux
dire que Dieu, veillant sur l’humanité, qui est son œuvre, outre le secours des
arts et des sciences divinatoires, nous donna aussi les songes comme
l’assistance particulière d’un oracle naturel.» (De l’Ame, XLVI) Le songe
«stoïcien» est une œuvre divine, s’annonçant un oracle «naturel». Il est un
secours particulier, offert aux hommes pour leur montrer la voie du Salut. Ces
universalistes, qui fondent leur réflexion sur la conciliation entre les
humains, voient dans le songe un rapport d’assistance. De tendance cosmopolite
et égalitaire, le stoïcisme croit que les rêves sont la précise aide divine aux
hommes: prévoir, prédire, anticiper et conseiller... Rêver s’avère alors une
action prophétique. En cela précisément il y a approximation des thèses
chrétiennes.
Dans ses écrits, après avoir minutieusement présenté des définitions
philosophiques du songe et donné d’innombrables illustrations, Tertullien en
avance une nouvelle esquisse. Cela est très manifeste dans son texte De l’Ame.
Il y expose sa propre théorie onirique. N’y a pas à voir un rapport intrinsèque
avec la culture maternelle? De fait, par l’étude du rêve nous entendons analyser
le mouvement de la réalité objective propre au monde extérieur à la réalité
subjective de la conscience. Les motifs du rêve dénotent les intentions et les
idées de l’auteur. Ce dernier, en reconnaissant la réalité, tente de raconter le
songe de l’humanité. L’onirique s’organise simultanément en
projection-représentation et en projection-expression. Les rêves naissent de
telle sorte suivant l’humeur, la position du dormeur ou bien de ce qu’il fait
avant le rêve.
Peut-on alors prétendre avoir la maîtrise des rêves? Ce sont des phénomènes
psychiques automatiques. En définitive, l’homme ne maîtrise pas leur
écoulement ni leur dynamique: «nos songes nous réjouissent, nous attristent,
nous épouvantent; avec quelle douceur! avec quelle anxiété! avec quelle torture!
tandis que de fantastiques imaginations ne nous troubleraient aucunement, si
nous étions maîtres de nous-mêmes pendant que nous rêvons.» (De l’Ame, XLV)
Cette absence de volonté détermine les activités du rêve. Les vicissitudes
apportées par le rêve sont fréquentes et multiples: ses charges ont un impact
sur l’état d’âme du rêveur. Ainsi, la volonté et la maîtrise s’avèrent de
l’impossible. En revanche, le rêveur peut interpréter et expliquer lui-même
l’apparition divine. Le rêve est prophétie (oraculum): «Epicharme, avec
Philochorus l’Athénien, assigne aux songes le premier rang entre toutes les
divinations. L’univers, en effet, est rempli d’oracles de cette nature» (De
l’Ame, XLVI) Dans ce passage où l’antiphrastique prédomine, l’auteur met en
doute l’exagération à mettre dans le même groupe oracle et rêve. Par ailleurs,
il nous parle des Celtes qui aiment passer des nuits auprès des tombes de leurs
héros afin d’avoir des oracles. Cela est toujours courant comme rituel chez les
nord-africains.
Tertullien, en suivant la typologie des Romains, va jusqu’à définir l’origine
des rêves à partir de l’âme ou du corps. Il y a des rêves qui appartiennent au
corps, d’autres à l’âme. L’on lit: «Et comment, me diras-tu, l’âme se
souvient-elle de ses songes, puisqu’elle ne peut avoir la conscience de ses
opérations? Telle sera la propriété de cette démence, parce qu’au lieu de
provenir de la maladie, elle a sa raison dans la nature; car elle ne bannit pas
l’esprit, elle le détourne. (…) Conséquemment, ce que fournit la mémoire est le
fait d’un esprit sain; ce qu’un esprit sain poursuit dans l’extase, sans en
perdre la mémoire, est une espèce de démence. Voilà pourquoi cet état s’appelle
rêve et non aliénation; voilà pourquoi nous sommes alors dans notre sens, ou
jamais.» (De l’Ame, XLV) La mémoire est corrélée au rêve «sain». L’auteur pose
de bonnes questions autour de la distance existant entre aliénation et rêve?
Cela va fondamentalement définir la nature du rêve: la mémoire est passive dans
certains types, et active dans d’autres. Tout cela dépend des contenus du rêve.
Attentif aux thèses bibliques, Tertullien explicite comment les démons peuvent
aussi créer des rêves et les envoyer à l’homme. Le rêve serait donc incitation
au péché: «les songes nous sont envoyés la plupart du temps par les démons,
quoique vrais et secourables parfois, mais toujours avec le but que nous avons
signalé, le mensonge et la fourberie; à plus forte raison quand ils sont vains,
trompeurs et obscurs, pleins d’illusions et impudiques. Faut-il nous étonner que
les images appartiennent aux mêmes maîtres que les choses? Mais au Dieu qui a
promis «que son esprit se répandrait sur toute chair, et que ses serviteurs et
ses servantes prophétiseraient et auraient des visions,» il faut attribuer les
songes qui seront conformes à sa grâce, tous ceux qui sont honnêtes, vertueux,
prophétiques, révélateurs, édifiants, sous forme d’appel, dont la largesse a
coutume de couler jusque sur les profanes, parce que «Dieu distribue également
aux justes et aux injustes ses rosées et ses soleils.»» (De l’Ame, XLVII) Ce que
dit la Bible de ces rêves immiscés au démoniaque est clair: les songes ont une
part destructrice de l’homme, notamment de son âme. Parallèlement, les rites
africains reconnaissent une charge diabolique dans tout contenu onirique. Les
méfaits arrivent et s’en vont avec la production ou l’ «accident» d’un rêve,
cela est bien éclairci par tant de proverbes et de contes qui se réfèrent à
l’onirique.
Dans cette classification des rêves, l’auteur parle de rêves particuliers.
Qu’est-ce qu’un songe particulier? «Particulier» est à comprendre dans le sens
d’indéterminé, d’anormal ou tout simplement de complexe à définir. Serait-il
alors un songe absurde? «les songes qui paraîtront ne provenir ni de Dieu, ni du
démon, ni de l’âme, sans pouvoir être attendus, ni expliqués, ni rapportés, il
faut les attribuer proprement à l’extase et à ses propriétés.» (De l’Ame, XLVII)
Ce genre de rêve «absurde» est sans contenu, sans forme, mais il tient des
attaches fortes avec le ravissement. C’est bien l’extase qui produit ces rêves.
Ils n’ont pas de rapport avec le divin, le démonique, le spirituel. Il est
difficile de les expliquer et de les attribuer à quoi que ce soit.
Il n’en demeure pas moins que, pour Tertullien, il y a un autre genre de rêve,
plus difficile d’exposer. Pour Tertullien, les enfants peuvent avoir des
rêves. Comment sait-on que les bébés rêvent aussi? «Les enfants ne rêvent pas,
dit-on, puisque toutes les facultés de leur âme sont encore comme ensevelies, à
cause de la faiblesse de leur âge. Que ceux qui le pensent remarquent leurs
soubresauts, leurs signes et leurs sourires pendant leur sommeil, afin de se
convaincre par les faits que les mouvements de l’âme qui sommeille éclatent
facilement à la surface, à travers la délicatesse de la chair. On veut que les
Atlantes, peuple de la Lybie, dorment d’un sommeil dont ils ne se souviennent
pas; on en conclut la stupeur de l’âme. Or, ou la renommée, qui souvent calomnie
les barbares, a trompé Hérodote; ou bien une grande multitude de démons de cette
nature règne dans cette contrée.» (De l’Ame, XLIX) L’auteur y tient un discours
argumentatif, basé sur le palpable et le visible. Chez un enfant qui rêve, on
perçoit l’expression du corps, notamment les sursauts. Tertullien va également
mater le préjugé qui dit que les Africains ont des rêves dont ils ne peuvent pas
garder le souvenir! Le «on» impersonnel montre le désaccord de l’auteur. Ce
préjugé interpelle d’autres pour former cette «renommée» négative, même chez
Hérodote. L’auteur carthaginois y voit la naïveté de l’historien grec, sans
doute après une lecture attentive de son Enquête. De tels propos montrent
combien l’auteur nord-africain nourrit une vision «appréciative» envers son
propre espace, allant dans le sens de «revoir» les préjugés.
Tertullien analyse le rêve dans tous ses états. L’instant de l’avènement
(naissance) du rêve est important à approcher pour comprendre la nature des
messages véhiculés. Laissons l’écrivain nous préciser les choses: «les songes
les plus certains et les plus raisonnables sont ceux qui surviennent vers la fin
de la nuit, parce qu’alors la vigueur de l’âme se dégage, et que le sommeil se
retire. Quant aux saisons de l’année, c’est au printemps qu’ils sont plus
paisibles; la raison en est que l’été relâche les âmes; l’hiver les endurcit en
quelque façon; l’automne, qui d’ailleurs met en péril la santé, les amollit par
le suc de ses fruits. Il en est de même de la position du corps pendant le
sommeil. Il ne faut dormir ni sur le dos, ni sur le côté droit, ni l’intérieur
du corps renversé, parce que le lieu des sens est troublé quand les cavités de
la poitrine sont dérangées, et que la compression du foie met l’esprit à la
gêne. Mais ce sont là, j’imagine, d’ingénieuses conjectures plutôt que des
preuves certaines, quoique Platon en soit l’auteur. Peut-être même ces
circonstances proviennent-elles du hasard. Autrement, les songes arriveront à
volonté, si on peut les diriger. Car il s’agit d’examiner en ce moment les
règles que l’opinion d’une part, la superstition de l’autre, prescrivent pour
les songes au sujet des aliments qu’il faut prendre ou éviter. Il y a
superstition, lorsque le jeûne est ordonné à ceux qui doivent consulter
l’oracle, afin que l’abstinence amène la pureté: il y a simple opinion, lorsque
les disciples de Pythagore rejettent la fève pour le même but, parce que c’est
un aliment lourd et indigeste. Mais les trois frères, compagnons de Daniel, qui
se contentèrent de légumes pour ne pas se souiller par les viandes, placées sur
la table du roi, méritèrent surtout de Dieu la faveur et l’interprétation des
songes. Pour moi, j’ignore si je suis le seul, mais le jeûne me fait rêver si
bien, que je ne m’aperçois pas avoir rêvé.» (De l’Ame, XLVIII) L’auteur s’oppose
aux thèses de Platon à propos du rapport complexe: la saison / la position du
corps / les aliments consommés d’une part, et de l’autre le rêve et le rêveur.
Lecteur critique, il y voit une explication fausse: les rêves peuvent être alors
maîtrisés dans leur flux. Il va même jusqu’à parler d’explications
superstitieuses. Du moment que le rêve est fondamentalement expression d’extase,
le jeûne s’avère nécessaire pour une «maîtrise» positive. L’abstinence est une
«circonstance» idéale pour le rêve; cette privation volontaire va plus ou moins
surdéterminer l’avènement du rêve et les circonstances de sa production, et en
conséquence purifier l’âme-corps de toute influence matérielle. En tant que
moments précis, les contenus du rêve se trouvent alors infinis. Aux obsessions
et aux émanations des états de l’esprit, il y a bien des réalités spirituelles
qui s’ajoutent automatiquement. Ainsi, avec le jeûne il y a absence de rêves
(c’est-à-dire absence de souvenirs) car il s’agit de bons rêves. Le souvenir
est, comme nous l’avons vu, inhérent aux rêves. Dans sa nature, le songe
s’annonce prémonitoire: «Le sommeil révèle encore les honneurs et les talents;
il découvre les remèdes; il dénonce les vols; il indique les trésors.» (De
l’Ame, XLVI) Ces fonctionnements du rêve l’investissent de valeurs positives:
l’honneur, le remède contre le mal, l’éclairage d’une fraude, la fortune.
En général, les significations du rêve sont tantôt d’élévation tantôt de
prédiction de dangers: «le songe, ne se bornant point à prédire l’élévation et
la puissance, annonce encore les périls et les catastrophes.» (De l’Ame, XLVI)
Cette annonce du Bien ou du Mal détermine le rapport entre le divin et l’humain.
C’est pourquoi le rêve «tertullianiste» est, au fond, une quête de la vérité.
Bien que le rêve soit une forme incohérente mais logique d’une pensée,
Tertullien y voit des sagesses et des vérités suprêmes. Il ne définit le rêve
qu’à partir d’une vision religieuse: il apporte la vérité, la divine vérité. «Tertullian
situated the dream «on a middle road between the biblical and prophetic gift
conferred by the Holy Spirit, and divination, a natural faculty of the
soul.»» (37) Ce sont bien ses rêves qui vont fort probablement l’éloigner une
autre fois du christianisme orthodoxe, tout comme au début ils l’ont éloigné de
sa culture maternelle. Saint Augustin aura, par la suite, la même expérience de
l’aliénation…
V.- La femme nord-africaine de Tertullien
Ici, nous ne pouvons pas nous dispenser d’un regard sur les positions
tertullianistes envers le féminin: de tels propos vont nous rapprocher
effectivement de sa vision du propre. En fait, ses positions dérivent
directement de son aliénation et d’une opinion «absurde» qu’on ne peut
déchiffrer ni établir de manière définitive. Diverses interrogations sont alors
à poser: Quelle est la place de la femme au sein de la famille, de la société?
Comment doivent les femmes paraître dans les réunions du culte, sur les places
publiques? La tête voilée ou découverte? Quelles œuvres les femmes ont-elles
accompli en faveur de la religion chrétienne?
L’Eglise nord africaine, soucieuse des coutumes locales où le deuxième sexe a
une place importante, adopte une position moins rigoriste que les autres Eglises
envers le féminin en général. Au début du IIIe siècle, la persécution menace
encore les Chrétiens africains qui choisissent entre abjuration et sacrifice.
Ces derniers vivent au milieu de païens qui persistent à ignorer la voix
«unique, parfaite et juste» qui propose une nouvelle vision du monde où le
féminin explique les injustices et les imperfections du monde. La femme, creuset
de toute réflexion monothéiste, souffrira doublement de cette même persécution.
A celle des militaires, il faut adjoindre celle des mâles chrétiens qui voient
en elle la pécheresse éternelle, tout simplement les légitimes héritières d’Eve.
Dans les écrits de Tertullien nous avons une kyrielle de mœurs et de rites de
l’époque qui nous rend facile de dresser la vie socio-économique et culturelle
des Carthaginoises. Les femmes auxquelles il destine ses écrits sont tantôt
dites «sœurs», «bénies», «compagnes de service», etc. tantôt «impies»,
«prostituées», «vipères», etc.. En plus, de par sa rigueur montaniste,
Tertullien ne verra chrétiennes que ces femmes, ces vierges et ces jeunes filles
qui apparaissent entièrement voilées dans le temple, pieuses dans leur
adoration, fidèles et «attachées» à un seul époux. En revanche, le philosophe
carthaginois démontre, en suivant les dogmes chrétiens, que l’homme et la femme
sont égaux au moment de la création. En plus d’affirmer qu’à partir de la côte
d’Adam est «engendrée» la femme, les deux sexes ont la même âme (sans sexe
préétabli). Leurs âmes sont donc égales et similaires en tout. Cette égalité
n’est pas démontrée à partir de l’héritage propre, mais à partir de l’expérience
de l’aliénation. C’est pourquoi une telle attitude verse amplement dans le
contradictoire…
(Suite dans le prochain numéro)
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