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3.- De l’Histoire à Arabiser Si les Arabes sont originaires de l’Arabie, les Imazighen ne peuvent être que de l’Afrique du nord, truisme développé par Hérodote, mais que la tradition française tente de méconnaître à travers ses grands aventuriers et voyageurs, depuis le premier Jean Mocquet en 1617 dans ses Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales et occidentales. De ce fait, le récit de Jules Gérard, L’Afrique du nord (17) est une autre illustration de cette arabisation par le nom de l’histoire et de la tradition amazighes. La même erreur historique va être justement fournie, voire instaurée, dans les autres textes d’exploration colonialiste. Comment expliquer une telle méprise au niveau de l’identification? Peut-elle l’arabomanie de Napoléon III, à elle seule, (selon le docteur Warnier) expliquer ce glissement vers l’appellation «arabe» de tout ce qui est nord-africain? Ou bien les voyageurs français, apeurés par les vides arides et les tribus impénétrables de l’Arabie, songent de retrouver dans les plaines nord-africaines ces Arabes lointains, en réalisant une telle dite «orientalité». Par ailleurs, le caudillo ibérique Franco se plaisait également à appeler les mercenaires rifains des «jinetes arabes» (cavaliers arabes), ces si proches voisins qu’ils recherchent à sa cause alors que le lointain Hérodote distinguait clairement «chameliers arabes» et «cavaliers amazighs» dans les batailles antiques! 18)Tout au long du voyage de Loti, tout devient arabe ou s’arabise continûment, jusqu’au point même où les portes deviennent arabes (p.202), les maisons, les décors, les arbres, les cris, les gestes, les vêtements… En fait, il y a d’une part le rêve de l’Orient chez Loti avec les pas en pleine Afrique, et de l’autre le souci du militaire à simplifier l’identification du complexe: la domination avant tout. Et c’est dans l’altération que se réalise efficacement la suprématie étrangère. Tout ce qui dérive de l’autochtone est à fixer dans la négation. A ce propos, durant ses primes réflexions, l’auteur Loti se dit oriental en devenir: «Mais, au fond de moi-même, je gardais la conviction que les événements aboutiraient malgré tout à me conduire à l’École Navale; si j’avais été l’oriental que je suis devenu depuis, j’aurais dit: “Mektoub!” ce grand mot du fatalisme musulman qui incite à la sérénité des patiences infinies.» (PJ, p.36) Le destin en a voulu ainsi ou bien c’est le juste hasard. Ce «Mektoub» nous rappelle le «hasard» ultérieur du grand voyageur Lawrence. Comment expliquer une telle fascination «fatale» ou satisfaction première? La pensée orientale conquiert l’esprit inquiet de celui qui ne retrouve hélas la quiétude mystique partout, au fin fond de soi-même. Seulement, le hasard ne va pas faciliter l’aventure. Il n’y a point de chemin pratique pour l’Occidental: «Pas de routes, au Maroc, jamais, nulle part. Des sentiers de chèvres, tracés à la longue par le passage des caravanes» (AM, pp.32-33) Pionnier du colonialisme civilisant, l’auteur propose implicitement l’amélioration (installation) des voies de communication afin d’implanter le colonialisme… Romantique tardif et ethnographe dandy, il se plaît alors à décrire d’un côté les ciels, la végétation, les animaux, les murs, les costumes, les mosaïques, les décors… qu’il qualifie de positifs, et de l’autre les physionomies, les attitudes, les anecdotes, les repas, les rites, les fêtes… qu’il voit comme traits négatifs. Autrement dit, la nature est accueillante en face d’une culture à refaire. Le Maroc de Loti est, donc, bon de nature, mais avili par ses hommes son histoire et sa culture! Il se plaît ensuite à exhiber une mémoire qu’il méconnaît, enfin il propose de déconstruire la structure dialectique des institutions makhzéniennes et des constitutions tribales du siba, en mettant en évidence de quel côté le colonialisme naissant devait se positionner. Chemin faisant pour traverser «l’Oued M’cazen», Pierre Loti, comme historien surréaliste, se réfère à l’invasion arabe lors des glissades d’ «animaux affolés» et «d’hommes nus» sur les berges de terre glaise: «Une scène comme il devait s’en passer lors de l’invasion des armées du Prophète. Un grand tableau d’Afrique ancienne, admirable de couleur et de vie, au milieu de plaines désertes, sous un ciel noir…» (AM, p.61) A partir d’une scène à la fois magique et banale, l’auteur veut non seulement reproduire une étape douloureuse de l’histoire antique, mais s’imaginer en pleine traversée depuis la véritable Arabie. Certes, l’auteur nourrit des délires «ethnographiques» sur l’origine des berbères, notamment pour expliquer le cas kabyle. (19) Au nom de la dite civilisation, il est, à ses yeux, utile de conquérir des pays, et de refaire la culture… Cela va enclencher la construction d’une nouvelle culture politique qui s’éloigne de sa langue d’expression, de sa vision du monde, de sa propre gestion… Que dit-il alors de ses Arabes africains? L’auteur songe de royaumes arabes, lointains, et par le procédé de présentification tente de les rendre concrets et palpables. Les occurrences du terme «arabe» apparaissent à maintes reprises. Cela est conjugué à des actions et situations négatives: * «Déjà des Arabes ont envahi mon logis pour le démolir» (AM, p.38) ; * «pardon pour ce mot arabe» (AM, p.43) ; * «grands Arabes blancs, aux airs de fantôme» (AM, p.45) ; * «c’est le canot électrique (!!?), de six mètres de long, que nous portons en cadeau à Sa Majesté de sultan ; il est enfermé dans une caisse de bois grisâtre qui lui donne l’aspect d’un bloc de granit, et il s’avance péniblement, par les ravins, par les montagnes, porté sur les épaules d’une quarantaine d’Arabes.» (AM, p.54) ; * «bœufs entêtés qui auraient voulu demeurer sur l’autre rive ; les Arabes qui les mènent se battent avec eux dans l’eau, nageant d’une main, les frappant de l’autre, leur tortillant la queue pour les faire avancer, ou les tirant par les cornes.» (AM, p.60) ; * «on n’imagine pas ce que des Arabes, en temps ordinaire si sobres, sont capables d’engloutir» (AM, p.65) ; * «Et quelquefois huit ou dix Arabes ensemble sont ligués contre une seule bête obstinée, qui remue ses oreilles, qui hennit et qui rue, la peau tout écorchée au portage du bât, la chair sanglante.» (AM, p.74) ; * «Les Arabes ont dû s’inspirer de leurs prairies désertes pour composer ces tapis en haute laine, diaprés de nuances fraîches et heurtées, qui se fabriquent à Rabat et à Mogador.» (AM, p.75) L’Arabe, en général, d’après ces descriptions et tant d’autres dans la fiction, apparaît destructeur, criard, habillé horriblement, impétueux, ridicule, violent, écervelé… et dans d’autres situations par une sorte de cristallisation inversée: l’auteur découvre que l’objet haï (ou méprisé) possède des qualités positives, comme «joli geste arabe, qui consiste à mettre une main sur le cœur et à s’incliner» (p.18). Une telle orientalité s’avère totalement subjectivisée ; elle est à la fois détestée, et quand elle devient attrayante c’est par amour exotique. Néanmoins, si l’auteur imite l’arabe en plein Afrique, c’est justement pour créer l’équivoque – procédé tant cher à sa complexe et bizarre personnalité. Suivant le même jeu de quiproquos et d’ambiguïtés, AM fonde ainsi la première arabité du Maroc qui, avec l’établissement de l’esprit jacobin, prend plus d’ampleur et de profondeur pseudo «historique». Autrement dit, l’altérité va disposer infiniment de l’espace idéologique. II.- Le Makhzen dans tous ses Etats Ce qu’il faut saluer chez Loti, c’est sa sincérité impérialiste dans sa chronique en tant que correspondant du «Figaro» depuis Tonkin, dans son essai «Trois journées de guerre en Annam». La cruauté des militaires français, lors de la prise de Thuan-an, apparaît incommensurable, ce qui lui vaudra des problèmes professionnels, même la disgrâce «politique» de la Marine. N’est-ce pas là un avis de prévention pour d’autres positions «radicales»? Comment décrit-il l’état politique du vieux Maroc de la fin du XIXe qui est situé dans le collimateur de plusieurs puissances européennes? La situation au Maroc est confuse, d’où émerge au regard des Occidentaux la nécessité et la légitimité du colonialisme: «On sait, en effet, quelle fut la cause des récentes interventions européennes. Depuis la conférence de Madrid (1880), qui permit aux étrangers d’acquérir des biens au Maroc, jusqu’à l’Acte d’Algésiras (1906), qui précisait les conditions par lesquelles seraient sauvegardés la vie et les intérêts de ces étrangers, et au traité de 1912, qui a établi le Protectorat français, l’état médiéval d’insécurité n’avait fait que s’accroître.» (20) La situation générale du Maroc rappelle aux Occidentaux le Moyen Age ; ils ont donc peur de perdre leurs capitaux et intérêts sur le sol chérifien. Les Etats, par une politique qui tend à brûler les «étapes», entend moderniser le pays par l’établissement d’institutions, de voies démocratiques… A travers le roman nord-africain, Pierre Loti explicite un tel rappel médiéval de désordre et d’anarchie: «Et ce tableau d’arrivée, cette multitude silencieuse à cette entrée de ville, et ce déploiement de bannières, tout cela est du plein Moyen Age, tout cela a la grandeur du XV siècle, sa rudesse et sa naïveté sombre.» (AM, p.115) Une telle fixation se veut historique: le statu quo du Maroc rappelle les vieux temps de la France, son autre «Jahiliya». Là, nous remarquons que l’altérité, par une auto-projection propre, voit dans le marocain un rappel de ses malheurs anciens… Cela rappelle encore les vieux Romains, les Arabes… Somme toute, le colonialisme a donc ses raisons d’être: casser l’anachronique et remettre le pays dans le train de la civilisation. Seulement, Loti se plaît à abuser du mot «vieux» quand il qualifie le Maroc et sa culture. «(Je regrette, en vérité, d’employer si souvent le mot vieux, et je m’en excuse. De même, quand je décrivais du Japon, je me rappelle que le mot petit revenait, malgré moi, à chaque ligne. Ici c’est la vieillesse, la vieillesse croulante, la vieillesse morte, qui est l’impression dominante causée par les choses ; il faudrait, une fois pour toutes, admettre que ce dont je parle est toujours passé à la patine des siècles, que les murs sont frustes, rongés de lichen, que les maisons s’émiettent et penchent, que les pierres n’ont plus d’angles.)» (AM, p.118) Ces parenthèses constituent un beau commentaire. Le Maroc est alors vieux, synonyme de médiéval. Tout est à reconstruire: les ruines meublent le pays africain. La tâche de la France est de construire, de mettre des fondements, les «colonies en faillite». Un tel dessein va être repris et embrassé par le célèbre Lyautey en projets pratiques et politiques. (21)1.- Le Sultan et ses Palais Le convoi de Patenôtre apporte un canot électrique comme cadeau au sultan, et d’autres cadeaux de luxe pour les femmes du sérail. (p.159). L’histoire raconte aussi la rencontre du palais, et il y a une insistance particulière sur le portrait du sultan. Quel portrait nous offre-t-il du sultan? L’opposition blancheur / noirceur est fondamentale pour l’auteur dans le récit marocain. Quand il décrit le sultan marocain, il en use abondamment: «ce dernier fils authentique de Mahomet, bâtardé de sang nubien. Son costume, en mousseline de laine fine comme un nuage, est d’une blancheur immaculée. Son cheval aussi est tout blanc» (AM, p.136) Impérialiste fini, l’auteur discrédite le portrait du sultan qu’il qualifie de «momie» (p.136 & p.138), de «dernier représentant fidèle d’une religion, d’une civilisation en train de mourir.» (p.137) Il voit dans la musique du cortège royal une partition «gémissante» (p.137), et tous les accompagnements sont également discrédités… Le portrait du monarque apparaît effectivement dans une hétérogénéité particulière. (22) Incarnant la nation et la religion, le statut du sultan stimule diverses réflexions et impressions. L’auteur français, faisant partie d’une mission officielle, va encore atténuer ses propos. L’implicite révèle les intentions d’un auteur «colonialiste». Ce doit expliquer pourquoi l’auteur va saluer, de manière ambiguë, l’attachement monarchique aux traditions islamiques. Les palais, résidences mobiles du sultan, sont multiples ; ils suscitent au narrateur un air de terreur immiscée à la fascination. Loti se plaît à nous réciter les mouvements du roi: «quand le sultan est en voyage, sous sa grande tente à lui, qu’il faut soixante mules pour transporter, si par hasard au milieu de la nuit le vent d’orage se lève, on ne se sert pas de mailloches, de peur de troubler le sommeil du maître et des belles dames du harem. Mais on réveille un régiment qui s’assied en rond autour du palais nomade et y reste jusqu’au jour, tenant dans ses innombrables doigts toutes les cordes du mur.» (AM, p.36) Par ailleurs, les murs se hissent partout. Ils disent, selon le texte, beaucoup de ses habitants: «De nouveau, voici ces abords du palais ; les murs et les murs, tous droits, farouches et pareils. Voici les séries de cours lugubres, qui sont vides et grandes comme des champs de manœuvre, et qui paraissent presque étroites, tant sont élevées les murailles qui les ferment.» (AM, p.201) En outre, la cour des ambassadeurs du palais de Fez est décrite comme «tellement immense que je ne connais pas de ville au monde qui en possède une de dimensions pareilles.» (p.133) L’auteur parle non seulement du palais dans son opulence et générosité lors des fêtes religieuses. (cf.. p.208), mais aussi de ses mystères. Il cache, au regard de l’auteur des tableaux orientaux particuliers. (23) Il s’y réfère explicitement aux classes gouvernantes, et quand Loti visite les alentours du palais, voit partout la monarchie, en la personne du frère du monarque, vivant loin des fastes du palais. (cf. p.111) 2. La Classe Gouvernante (Suite dans le prochain numéro)
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