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conférence de Barcelone
sur les nations sans état en méditerranée
Nations: le droit à un état
pour chaque peuple
Intervention de Ferhat Mehenni à la
conférence de Barcelone le 24/11/05
Azul felawen. Fellanegh d-tin n nnif,
d-iveddi n yisegh i wakken di tazwara n wawal, a-d nemmeslay zdatwen, d ger
leg’nas, s teqvaylit, xas s tizzumelt. D tacveht.
Monsieur le Président, chers amis.
Le peuple kabyle vous salue depuis ses montagnes et ses vallées, ses villes et
ses villages, ses épreuves et ses réussites, sa terre et celles de ses exils,
comme il vous informe qu’il place beaucoup d’espoirs dans cette conférence
historique sur les nations sans état à laquelle nous convie cette prestigieuse
ville catalane de Barcelone. Que celle-ci trouve ici l’expression de notre
reconnaissance, de notre admiration et de notre fraternité. Pour des problèmes
de temps et de spéculations intellectuelles, nous n’aborderons pas dans cette
communication la question des définitions pour montrer le distinguo qu’il y
aurait à faire entre peuple et nation, tant ces deux notions sont aujourd’hui,
selon les langues et les pays, allègrement interchangeables.
Nous sommes tous ici en butte à des pouvoirs qui ne veulent pas nous
reconnaître. L’un des combles de l’absurde est d’être amenés à essayer de
prouver notre existence à celui qui a décidé de nous nier. Le combat est perdu
d’avance puisque nous sommes déjà coupables d’inexistence. Aussi, pour ce qui
nous concerne en tant que Kabyles, soyons sérieux et remettons les choses en
place, sereinement. La Kabylie dont les enfants, aujourd’hui, sont le tiers des
Algériens, est une nation qui a perdu sa souveraineté en 1857 face à l’armée
colonialiste française. La supériorité technologique militaire en eut raison à
ce jour, suite à sa révolte de 1871. Les petits enfants des insurgés d’alors,
voulant récupérer leur liberté au début du XXe siècle, s’étaient massivement
investis dans le Mouvement de libération nationale au profit de l’Afrique du
Nord jusqu’en 1962. Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, les
responsables politiques de notre région (KRIM Belkacem notamment) comprirent
très vite que la Kabylie était en train de perdre, face à l’armée «nationale»,
stationnée pendant la guerre derrière les frontières algéro-tunisiennes et
algéro-marocaines, ce qu’elle venait d’arracher de haute lutte, au prix de
centaines de milliers de morts et plus de sept ans de guerre, à l’armée
française: sa liberté. Une insurrection militaire conduite par le FFS de Hocine
AIT AHMED dès 1963 se termina par un désastre en 1965. Depuis cette dramatique
aventure, le peuple kabyle hésitait à s’affirmer devant un pouvoir sanguinaire
et obtus. Nos élites se tournèrent alors vers le combat identitaire,
linguistique et culturel pour résister contre la politique d’arabisation mise en
œuvre pour nous dépersonnaliser. Le MCB (Mouvement Culturel Berbère) venant de
naître finit par déteindre près de dix ans plus tard sur toute l’Afrique du Nord
berbérophone. Malgré le sabotage économique de la Kabylie organisé par le
pouvoir algérien, malgré la pression fiscale exercée sur elle pour écumer tout
excédent financier dégagé par notre région, malgré la répression permanente
contre les militants kabyles dits «berbéristes», malgré le déni identitaire et
linguistique dont nous étions victimes, nous avions continué à taire nos réelles
profondes aspirations. Ce n’est que lorsque ce «pouvoir assassin», tira sur nos
enfants au printemps 2001 que nous décidâmes de rompre définitivement avec la
démarche et l’idéologie du MCB qui ont inspiré les partis politiques de la
région, le FFS et le RCD. La revendication d’autonomie régionale pour la Kabylie
fusa. Elle est, depuis quatre ans maintenant, portée par notre mouvement, le MAK.
Nous pouvons aujourd’hui affirmer sans risque de nous tromper que le peuple
kabyle est désormais en marche pour de nouveau maîtriser son destin et récupérer
sa souveraineté sur son territoire.
Chers amis! Si la Kabylie et nos nations respectives sont dans la situation
d’incapacité à accéder à leur pleine souveraineté, c’est parce que, partout dans
le monde, les textes de lois énoncent les droits et devoirs des citoyens, ceux
des états mais taisent étrangement ceux des peuples. Même la Charte des Nations
Unies qui consacre le «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes» s’arrête à la
frontière de chaque état existant. Nulle «ingérence étrangère» n’avait le droit
de s’exercer sur un état qui, à l’intérieur de ses frontières, opprime un ou
plusieurs de «ses» peuples, dès lors que lui-même n’est pas pour l’ONU un état
colonial, c’est-à-dire l’émanation d’une puissance étrangère. Le problème qui
nous intéresse aujourd’hui, celui des nations sans état, ne se pose pas aux pays
où il n’existe qu’un seul peuple mais à ceux qui en comptent plusieurs dont ceux
qui bordent la Méditerranée. En effet, même l’Europe continue toujours d’être
secouée par des conflits aux Balkans et par les dénis opposés à l’existence de
peuples distincts à l’intérieur de ses états membres, comme la France, l’Espagne
ou l’Italie.
Chers amis. Si, sur la rive Nord de la Méditerranée, l’Europe en construction se
voile toujours la face devant ses propres nations dont on empêche l’accession à
un statut d’état souverain par ceux érigés vers la fin du Moyen âge, il n’en
demeure pas moins que sur son flanc Sud la situation est autrement plus
dramatique. Colonisée par les puissances européennes au 19e siècle, la rive Sud
s’est vue imposer des frontières qui n’avaient tenu compte que des intérêts des
colonisateurs. Si en Europe c’étaient les peuples qui, au forceps, avaient créé
des états, en Afrique du Nord c’est à chaque état nouvellement créé par la
colonisation qu’il avait fallu, artificiellement, adapter une nation. La
décolonisation à partir des années cinquante s’est avérée n’être qu’une simple
reconduction des états coloniaux. Elle a été renforcée par la consécration de
«l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation» comme principe
immuable du droit international. Les peuples que ces frontières ont piégés
malgré eux à l’intérieur de chaque pays ont été sommés par cette nouvelle norme
de se taire ou de se battre pour la conquête du pouvoir, souvent ethnique. En
Afrique du Nord, par exemple, tous les peuples berbères (Chleuh, Rifain et
amazigh au Maroc; Kabyle, Chaoui, Touareg, Mozabite en Algérie; Djerbi en
Tunisie et Zwari et Nefoussi en Libye) se sont retrouvés minorisés et contraints
de subir le dictat des politiques d’arabisation qui, à terme, veulent leur mort.
Pourtant c’était en Algérie que s’était tenue, en juillet 1976, une réunion d’un
certain nombre de pays du Tiers-monde pour proclamer «la Déclaration Universelle
des Droits des Peuples» soutenant le principe, pour chaque peuple, de recouvrer
sa souveraineté, y compris par les armes! Il s’agissait alors pour Alger de
soutenir le «peuple du Sahara Occidental» contre le Maroc et le palestinien
contre Israël. Il occultait superbement les peuples amazighs existants sur son
propre territoire. Aujourd’hui, aucun des peuples berbères énumérés ci-dessus
n’a acquis ses droits à sa reconnaissance et à ses propres institutions. Les
états nord africains qu’on peut aisément qualifier de racistes au vu de leurs
politiques anti-amazighes ont été jusqu’à fonder contre leurs peuples berbères
«l’Union du Maghreb Arabe». Il n’en demeure pas moins que depuis le nouveau
millénaire ces peuples commencent à s’éveiller à leurs droits légitimes comme
l’atteste depuis 2001 l’existence d’une revendication d’un état régional
autonome sur le modèle catalan, en Kabylie, puis au Rif et bientôt dans les
Aurès (au Sud Est algérien).
Nous constatons malheureusement que la rive Sud de la Méditerranée n’est pas au
même niveau de revendication que sa sœur du Nord où les nations opprimées, ici
présentes, postulent toutes légitimement à leur indépendance. Sur la côte nord
africaine, les vicissitudes de l’Histoire font que le statut de large autonomie
pour nos nations sera largement suffisant pour des décennies. Pour passer de
l’autonomie à l’autodétermination, à l’ordre du jour du débat de ce soir, nous
devrions d’abord accéder à cette autonomie qui, déjà, s’avère laborieuse et
difficile à arracher dans des pays où le personnel politique au pouvoir est
aussi incompétent qu’arriéré. Nous avons donc besoin de votre soutien, nous
avons besoin que vous nous preniez la main comme vous venez de le faire en nous
honorant de cette participation à cette première rencontre des NSE. Notre
solidarité avec vos revendications démocratiques est totale. La solidarité
internationale entre nations opprimées est une nécessité et un devoir. Le peuple
kabyle qui suit avec attention vos déclarations et vos actions vous accompagne
de tous ses vœux de réussite.
Le cas des peuples sans état (PSE) ou des nations sans état (NSE) n’est
malheureusement pas le propre de la Méditerranée. Toute l’Afrique et toute
l’Asie sont en proie à la même situation et si l’on n’y remédie pas rapidement,
ces continents seront bientôt le théâtre d’horreurs comme celles qu’a déjà
connues le Rwanda, l’ex Yougoslavie, le Libéria, le Congo, le Soudan, l’Irak, le
Sri Lanka, l’Afghanistan… Les exemples de par le monde sont légion. C’est
pourquoi, comme vous le savez chers amis, plutôt que de s’échiner à garder coûte
que coûte une unité de façade ou une unité de dupes de chaque état où des
peuples s’opposent ou sont en butte à leur émancipation, il serait plus sage
pour l’humanité de s’orienter vers des modèles de gouvernance qui ne
compromettent pas la paix et la démocratie dans les pays où existent plusieurs
nations. Les systèmes de fédéralisme, ou à tout le moins, des autonomies
régionales qui sont un moindre mal par rapport à leur situation actuelle,
constituent la seule voie de salut pour permettre des évolutions heureuses et
consenties par toutes les nations en proie à des problèmes de souveraineté. A ce
titre, quoi qu’on puisse penser des Américains dans le Golfe, la nouvelle
constitution irakienne qu’ils viennent d’inspirer, fondée sur le fédéralisme et
la démocratie, est un exemple qu’il ne serait pas raisonnable pour nous de
balayer d’un revers de la main. Nous avons nos amis Kurdes dans cette rencontre,
ils nous diront mieux que quiconque les avantages qu’ils en tirent par rapport
au régime de Saddam Hussein avec ses opérations «Anfal» de 1988 et 1989 à
travers lesquelles il les exterminait. Ils nous diront aussi si en Turquie, ils
seraient plus à l’aise avec un système fédéral à la place de ce qu’ils subissent
depuis plus d’un siècle.
Chers amis! Si nous voulons changer le monde dans le sens du progrès pour toute
l’humanité, nous sommes condamnés à nous remettre en cause dans nos manières de
penser celle-ci, la planète et l’avenir des peuples. Il ne s’agit pour nous ni
de dresser les nations les unes contre les autres, ni de faire abstraction de
leurs différences, voire de leurs oppositions. Notre objectif est de rendre le
monde plus humain, plus tolérant, plus libre, plus ouvert, plus démocratique et
plus équitable. Il s’agit surtout de bâtir un monde plus accepté par tous sans
pour autant que soit compromis le développement durable de nos pays respectifs.
Ce sera là une réinvention de l’espérance et de l’idéalisme humains sur la base
non pas de la répression de nos différences, non pas sur celle des dénis
multiformes auxquels nous avons été confrontés tout le long de notre Histoire et
qui continuent d’empoisonner notre quotidien, mais sur celle du respect mutuel
entre les nations à partir d’abord de ce qu’elles sont. Il ne saurait y avoir,
sur une parcelle de la planète Terre, de paix qui puisse être fondée sur une
injustice, un contrat d’unité nationale inique assurant la domination d’un
peuple sur un ou plusieurs autres. Nous pensons que l’un de nos défis majeurs
d’aujourd’hui est de doter chaque nation, chaque peuple qui le souhaite, d’un
état qui lui soit propre. C’est une manière de réaliser la mondialisation des
valeurs et des peuples à la place de celle des marchandises à laquelle le
capital souhaiterait nous soumettre et nous réduire. Pourquoi un état pour
chaque peuple? Car l’état c’est comme un toit pour un être humain, un tuteur
pour une plante, un avocat pour un justiciable. Un peuple ou une nation ne se
réalise pleinement qu’au travers de ses propres institutions. L’état est
l’incarnation d’un peuple en tant qu’être collectif. Il en est sa consécration.
Un peuple sans état est un esclave.
Chers amis, La meilleure façon de conclure nos travaux serait de considérer ce
colloque sur les nations sans état en Méditerranée comme le premier du genre qui
en appelle d’autres dont la périodicité est à définir. Nous manquerions, par
ailleurs, de générosité à la limiter aux seuls peuples méditerranéens, tout
comme il serait injuste que ses frais soient supportés par la seule digne et
généreuse Catalogne. L’ONU est à mettre à contribution à travers la mise sur
pied d’une organisation internationale des «nations sans état» qui sera, nous en
sommes sûrs, d’une aide précieuse pour le monde et d’une grande efficacité dans
la résolution des conflits mettant aux prises des peuples contre des états,
indispensable donc pour le maintien de la paix à travers la planète.
Dans tous les cas, il serait plus judicieux de rédiger une nouvelle charte
universelle des droits des peuples, d’en faire une nouvelle proclamation et de
la soumettre aux instances internationales (Assemblée générale des Nations
Unies, Conseil de sécurité) pour son adoption et sa ratification. Cela nous
permettrait de construire, pour demain, un monde dont n’auront pas à souffrir
les générations futures.
Je vous remercie. Gracias!
Barcelone le 24/11/05.
Ferhat MEHENNI
Porte-parole du Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie. (M.A.K)
(Source: Kabyle.com: le dimanche 27 novembre 2005)
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