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Langue et violence au Maghreb Par: Pierre Vermeren(*) (Source: "Le journal hebdomadaire" n°116 du14 au 20 juin 2003 (L’auteur de cette analyse rejoint curieusement les positions du MCA qui considère que la amrginalisation de la langue du peuple est une des causes de l’obscurantisme et du sou-développement. Vermeren en explique même les événements terroristes du 16 mai. Nous avons jugé donc utile que les lecteurs de Tawiza connaissent ce point de vue très pertinent d’un non marocain) La triste nuit du 16 mai 2003 a plongé le Maroc dans l'effroi et l'humiliation. 15 jeunes gens des bidonvilles de Casablanca ont franchi le pas de la violence aveugle, meurtrière et suicidaire. Si prompts à s'enflammer pour les causes proche-orientales, avec leur lot de kamikazes vengeant «l'humiliation» des Palestiniens, des Arabes et des musulmans, les Marocains ont été cette fois abasourdis. Et les observateurs internationaux, incrédules, avec eux. À juste titre. L'histoire de l'humanité a donné peu d'exemples de jeunes «soldats» se suicidant pour une cause politique, religieuse ou idéologique. À moins qu'il ne s'agisse d'une cause désespérée. Les officiers japonais peinaient à susciter des vocations de kamikazes parmi leurs soldats en 1945. Le «martyre» des jeunes Palestiniens est apparu tardivement, quand la cause palestinienne sembla désespérée. Le 11 septembre 2001 a marqué une internationalisation sans précédent du «martyre», mais il s'agissait toujours de porter la lutte «sacrée» des Palestiniens au cœur de «L'Empire du mal», version salafiste. Même durant la guerre civile algérienne qui a englouti des milliers de jeunes déshérités des années 1990, la pratique du kamikaze est restée rarissime. C'est donc un précédent inouï qui s'est produit à Casablanca: une bande de jeunes déshérités (contrairement aux jeunes «notables» du 11 septembre) a décidé de s'en prendre à sa société, franchissant ainsi le puissant tabou moral, humain et religieux qui pèse sur le suicide délibéré allié à l'homicide de masse. Certes, il convient de s'interroger sur les conditions d'engagement de ces jeunes hommes: étaient-ils en état de conscience au cours de leur opération? Comment ont-ils été manipulés? Savaient-ils qu'ils allaient tuer des Marocains musulmans? Etaient-ils certains que la mort allait leur offrir «soixante-dix vierges» comme le prétend la vulgate salafiste? Mais d'où proviennent le désespoir et le hurlement de douleur de cette fraction de la jeunesse déshéritée du Maghreb, qui, en d'autres lieux et à d'autres heures, risque sa vie dans les détroits de Sicile et de Gibraltar, ou se sacrifie dans les maquis algériens? Que n'a-t-on écrit sur la crise sociale du Maghreb, sur la misère des bidonvilles marocains, sur l'insoutenable spectacle télévisuel qu'offre l'opulente Europe, sur l'absence de liberté politique, sur l'absence de perspective d'intégration et d'ascension économique et sociale, sur le chômage des diplômés etc. Mais après tout, c'est pire dans de nombreux pays du monde. En revanche, le rapport à la langue semble caractériser l'Afrique du Nord. Outil de maîtrise et d'accès à la connaissance de soi-même, des autres et du monde, la langue est un élément d'intégration sociale fondamental. Avant d'être l'outil de la réussite sociale que la sociologie française a décrit, la maîtrise langagière est à la base du développement psychologique et intellectuel. Or une situation lingustique extrêmement perverse prévaut au Maghreb depuis les années soixante-dix. Linguistes et sociologues ont décrit les effets calamiteux du poIylinguisme maghrébin: langues amazighes orales, arabe dialectal (darija) sans statut (langue maternelle non écrite), arabe classique écrit, français. Jusque dans les années 1960, le français était peu ou prou la langue de l'école. Puis l'arabe classique lui succéda comme langue dominante. Les élites sociales conservèrent le français en premier, tandis que la masse scolaire s'abîmait dans un trilinguisme désastreux: langue maternelle non reconnue, arabe classique et français mal maîtrisés. Les «analphabètes bilingues» sont décrits depuis longtemps en Algérie, et il en va de même au Maroc. . La jeunesse populaire du Maghreb est dotée d'une langue maternelle (dite dialectale) sans utilité. Véhicule linguistique méprisé et sans prétention, elle est confinée à un usage privé. À l'école, l'accès à la connaissance se pratique en arabe classique, qui est au dialectal ce que le latin est au français. Issus de familles souvent analphabètes, les jeunes déshérités sont confrontés à l'apprentissage d'une langue savante mais qui ne se pratique guère à l'oral (en dehors des médias). Puis ils apprennent le français, langue obligatoire qu'ils ne parviennent plus à maîtriser depuis l'arabisation. Pourtant, le français est la langue des études scientifiques, mais aussi de l'essentiel des livres accessibles (hormis le champ religieux). Accessoirement, c'est la langue du travail stable, des échanges, du tourisme et des élites (un jeune Marocain sur 400 va à l'école française). Faut-il imaginer ce qu'un jeune déshérité, sans accès aux langages dominants, est en état (et en droit?) de penser d'une société, la sienne, à la fois inaccessible et inintelligible? Une conscience se fait jour. L' Amazigh accède peu à peu au statut de langue nationale au Maroc et en Algérie (est-il pour autant opportun d'exhumer un troisième alphabet pour sa transcription?). D'autres voix prônent la promotion de l'arabe dialectal au statut de langue à part entière. Le magazine marocain Tel Quel a brisé le tabou en juin 2002 : «Darija langue nationale, seule langue qui nous unit». A Tanger, le premier journal d'arabe dialectal marocain (Khbar Bladna) est diffusé à des milliers d'exemplaires depuis janvier 2002 à l'initiative d'une Américaine passionnée qui se bat avec la foi des convertis, semblant rencontrer un accueil très favorable. Partout au Maghreb, les langues étrangères (et le français en premier) sont plébiscitées par les classes moyennes qui se ruinent en cours privés. La tragédie du 16 mai 2003 ne doit-elle pas accélérer cette prise de conscience en faveur d'un Maghreb qui doit marcher sur ses jambes et promouvoir les langues qu'il parle? . *Historien, a vécu et enseigné sept ans en Égypte et au Maroc. |
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