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la religion de Tertullien ou L’Expérience de l’Aliénation et de l’Absurde (3ème partie)

Par: Hassan Banhakeia (Université de Nador)

III.- Un Chrétien utile au monde
En Afrique du nord, la persécution des Chrétiens est intense, mais difficile à définir. A propos, qu’entend-on par persécution? Que serait-il de ce même calvaire vécu par les autochtones attachés à leurs croyances? Le traitement des indigènes païens et chrétiens n’est pas du même degré de cruauté. Situation tragique, sûrement, pour l’indigène car l’on ose nommer l’acte de l’abolir: humaniser, civiliser, moderniser, faire progresser, ouvrir et aliéner… ce corps pécheur africain.
La conversion de l’empereur Constantin entraîne par la suite un allégement de la persécution des fidèles de Jésus: la religion devient plutôt un outil fondamental de l’Empire. Cette conjoncture va signifier une persécution double pour les païens. La christianisation de l’Afrique est à lire comme la continuation de la tradition judaïque présente. Cette nouvelle doctrine va s’immiscer de plus en plus aux traditions gréco-romaines instaurées dans les écoles où rhétorique et philosophie tiennent une place prépondérante. Bien que la scolarisation soit, durant des siècles, la négation de l’héritage religieux. Au début, le christianisme s’est développé dans les écoles peu réputées, et considéré comme «religio illicita».
Craignant l’enracinement définitif du christianisme, Septime Sévère promulgue et applique un édit de proscription en l’an 202. Les chrétiens doivent choisir entre prendre la fuite et renier la nouvelle foi devant les persécutions du tribunal (d’accusation). L’apostasie est fréquente parmi les croyants. Pour Tertullien, en plus de faire l’éloge absurde de Septime Sévère, il voit que le seul juge est bien Dieu: il ne faut pas fuir, non plus renier sa foi. Cette persécution, venant de la volonté de Dieu, est une épreuve aux croyants et renferme des bienfaits et des avantages spirituels. Une telle situation rend utile le travail du Chrétien.
C’est là une thèse, aux yeux des Catholiques, de Montan et de ses disciples, que l’écrivain carthaginois embrassera pleinement. Son texte L’Idolâtrie va révéler un auteur chrétien dur, loin de l’héritage local / propre. Il «marque le commencement des erreurs qui vont s’enchaîner dans sa vie. Certes, à voir le zèle que déploie l’austère moraliste contre tout ce qui rappelle le polythéisme, on ne saurait suspecter la droiture ni la pureté de ses intentions. Cette vive opposition à des coutumes et à des pratiques qui lui semblaient inconciliables avec l’Evangile partait d’une âme profondément chrétienne.» (35) Au contraire, il s’agit d’une âme «africaine» qui fait l’expérience de l’absurde, comme résultat d’une aliénation extrême. Son austérité contre le propre ne construit pas la pureté, ne prétend non plus servir de modèle, mais elle ne peut être comprise que comme une évaluation positive de l’aliénation. La foi chrétienne est vue comme une illumination pour un pauvre «aveugle» (De la Pénitence, I). Cette cécité à cause du propre est déclarée, mais point surpassée... Le sens de «chrétien» se veut quand même une neutralisation de la différence: «Jamais le chrétien n’est autre que chrétien, en quelque part qu’il soit.» (De la Couronne du Soldat, XI) Rien ne doit et ne peut échapper au Chrétien. Tout doit se ramener à la chrétienté, stigmatisant les traces du propre. Cela est par la force des choses. De tels propos ont toute leur importance dans une Afrique qui se trouve au carrefour mouvant de plusieurs civilisations méditerranéennes, mais appelée selon la thèse de Tertullien à n’être que catholique.
La foi est, à plus forte raison, engagement. Quand Tertullien embrasse la foi, c’est pour résister aux attaques romaines contre le peuple croyant. Il y mène une réflexion propre, celle d’un philosophe, d’un jurisconsulte ou d’un homme de lettres. Cet engagement se traduit en apologies et controverses nécessaires à fortifier la réception africaine de l’héritage chrétien. De par son savoir, il se veut utile au christianisme: «J’ai assez à travailler en moi-même: mon unique affaire, c’est de n’en avoir pas. On vit plus heureusement dans la retraite que dans le tumulte du siècle, mais on craint de passer pour un homme inutile. Il faut se consacrer, dit-on, à la patrie, à l’État, à la chose publique. Il y a une ancienne maxime: «Qui doit mourir pour soi-même ne naît pas pour autrui.» (…)
Toutefois il me sera permis à moi aussi d’être utile au monde. D’un lieu élevé, ou des marches de l’autel, je propose pour les moeurs des remèdes qui sont plus efficaces que tes services pour la santé des républiques, des cités et des empires.» (Du Manteau, V) Naître pour autrui, cela s’avère pour le bon Chrétien un idéal suprême en soi. Notons aussi qu’il peut apporter des remèdes plus efficaces que ceux du monde institutionnel, citadin et politique. L’Esprit chrétien est justement propre à toute l’Humanité, et prétend apporter des solutions universelles. La liberté chrétienne implique l’omniprésence et l’omnipotence de dieu.
Il est bon de rappeler que Tertullien possède un savoir encyclopédique de la mythologie et de l’histoire des dieux de la Méditerranée, ce qui va lui servir pour dire combien la religion chrétienne est plus évidente et «véritable». Les autres actes rituels sont sujets de dérision: «ces dieux que les peuples se sont créés par caprice ou ont admis sans aucun examen, d’après je ne sais quelles notions particulières. Dieu, j’imagine, doit être connu partout, présent partout, puissant partout, adoré partout, apaisé partout. Lors donc que ceux devant lesquels se courbe le plus généralement le monde tout entier sont inhabiles à prouver leur divinité, à plus forte raison ceux qui ne sont pas mêmes connus de leurs propres concitoyens. En effet, quelle autorité peut avoir pour elle cette théologie à laquelle la renommée fait défaut? En connaissez-vous beaucoup qui aient jamais entendu parler de l’Atargatis des Syriens, de la Célestis d’Afrique, de là Varsutine des Maures, d’Obodas et de Dusarès chez les Arabes (…) dont les noms ne peuvent même s’élever jusqu’à la dignité humaine? Je ne puis m’empêcher de rire à l’aspect de ces dieux décurions, adorés par chaque municipe, mais dont la gloire n’en dépasse pas les limites. Voulez-vous savoir jusqu’où a été poussée cette licence de se donner des dieux à sa fantaisie? Interrogez les superstitions des Égyptiens, qui transforment en dieux leurs animaux, n’ayant pas assez probablement de leurs crocodiles et de leur serpent. Car c’était trop peu que d’avoir déjà divinisé un homme. Je veux parler de celui qui est célèbre, non pas seulement dans l’Égypte ou dans la Grèce, mais dans tout l’univers. Les Africains ne jurent que par lui si l’on veut savoir quelque chose de certain sur son compte, il est vraisemblable qu’il faut le demander à nos saintes Lettres.» (Aux Nations, VIII) En effet, il y a bien des dieux «créés  par caprice», non pas à partir d’une vision raisonnée. L’omniprésence et l’omnipotence de Dieu sont nécessaires pour parler de divinité véritable. La renommée est également indispensable. L’on assiste à la naissance d’une sorte de mondialisation métaphysique. L’auteur cite sous forme d’ironie les «Célestis» et «Varsutine» dieux de l’Afrique dont l’aspect est aussi ridicule. L’absurde est à l’origine de la création de ces créateurs ou de ces principes d’explication de l’existence du monde et de l’homme. A chaque village et à chaque quartier correspond un dieu particulier, propre à dix fidèles. Cela est peut-être un témoignage de l’époque: les dieux sont nombreux dans cette Afrique divisée entre Romains, Chrétiens et autres. Mais un dieu païen, le plus célèbre et le plus adoré, demeure innommé dans le texte de Tertullien. Qui est-il en réalité? Il parle de ses adorateurs, les Africains, mais point des pouvoirs et des grandeurs d’un tel dieu. Cet effacement peut-il être expliqué comme une sorte de sacralisation continue…
Cette connaissance minutieuse de la mythologie va l’emmener fondamentalement à réfléchir aux significations véhiculées par l’Ici païen et barbare et son contraire l’Orient civilisé, terre des saints et de prophètes: «Tout récemment encore, la promesse eut un commencement d’exécution dans l’expédition d’Orient. Des témoins oculaires et des païens eux-mêmes affirment que pendant quarante jours et à chaque crépuscule on vit une cité descendre du Ciel, et demeurer suspendue dans les airs au-dessus de la Judée. Enceinte et remparts disparaissaient à mesure que le jour s’avançait; de près, on ne trouvait que vide! Dieu, selon nous, la destine à recevoir les saints après leur résurrection, et à les dédommager par l’abondance des délices spirituels, de tous les biens que nous avons dédaignés ou perdus ici-bas.» (Contre Marcion - livre 3, XXIV) Le bon Chrétien qu’est Tertullien vulgarise les croyances chrétiennes. Il croit fermement aux paroles des témoins oculaires de cette cité «divine» qui point dans le ciel durant quarante jours. Ces indices révèlent la fusion des rites païens aux principes chrétiens. Cette cité va servir de paradis où les délices et les biens seront offerts aux croyants, à ceux que dieu récompense pour leur piété et abstinence... De telles visions fondent la culture populaire depuis la nuit des temps. Ainsi, la connaissance de Tertullien de cette culture l’aide à convaincre la réception africaine, à la convertir.
En général, derrière tout acte religieux se hisse un dieu d’origine mythique, surhumaine, humaine… Et la religion se tient comme un rappel constant de la Création. Des questions tentent d’approcher dune manière ou d’une autre la Création; Tertullien note que les textes normatifs ne répondent pas à ses questions qui marient une foi «obscure» et une logique raffinée. La doctrine catholique n’est plus, à ses yeux, simplificatrice, ni généralisante. Bien que cela soit sa foi, le christianisme de Tertullien ne se construit pas en vue d’une quête personnelle définitive qui puisse lui rapporter du bonheur d’être, mais bien sous la forme d’un discours pragmatique qui dépend des enseignements indiscutables de Rome. Autrement dit, son propre discours ne fait que verser dans l’extraordinaire, unissant le propre et l’étranger.
IV.- Les rêves de Tertullien
L’explication des rêves est l’intrigue permanente pour les hommes. Cela intéresse les philosophes et les écrivains depuis Platon jusqu’à Freud. Ce domaine tente soit de découvrir les mystères de la vie soit d’apporter des réponses «décodées» face au destin et à l’avenir. Tertullien ne fera pas exception; il est considéré par la critique anglo-saxonne comme un grand analyste de l’univers onirique. (36) Sa conversion, tout comme son initiation à la philosophie, va encore renforcer ses thèses autour des significations du rêve. A l’instar des civilisations primitives, la Bible tend à croire à l’importance des rêves pour découvrir la vérité des choses de la vie. Tertullien adopte cette définition. En outre, pour lui, les rêves mènent à l’extase, c’est-à-dire au contact avec Dieu. Il est ainsi dit grand théoricien chrétien du rêve; il analyse et classifie les rêves selon l’imaginaire collectif des Romains, des Grecs et des différents peuples «barbares». Critique, il recourt aux définitions d’auteurs célèbres avant d’exposer la sienne. D’Epicure il dit: «Epicure, en débarrassant la divinité de tout soin, en détruisant le plan de l’univers, et en livrant ce monde complètement passif au hasard et à la fortune, a jugé que les songes étaient absolument vains.» (De l’Ame, XLVI) Doté d’une vision absurde, le philosophe grec identifie le rêve comme une vanité. Les rêves sont-ils vraiment absurdes? Au contraire, ils apportent des vérités. Qu’est-il alors de la vérité dans son rapport au hasard dans la confection d’un songe? Le divin s’y trouve-t-il totalement effacé?
L’écrivain nord-africain cite souvent les rêves dans ses écrits théologiques afin d’argumenter sur le fonctionnement de la culture propre et du christianisme. Les temps à venir sont ainsi condensés dans des histoires et des péripéties où l’onirique réussit à tout traduire et expliciter. Le rêve illumine, aide à comprendre les sagesses. En continuant son anthologie des rêves dans De l’Ame, Tertullien va citer les stoïciens: «les stoïciens aiment mieux dire que Dieu, veillant sur l’humanité, qui est son œuvre, outre le secours des arts et des sciences divinatoires, nous donna aussi les songes comme l’assistance particulière d’un oracle naturel.» (De l’Ame, XLVI) Le songe «stoïcien» est une œuvre divine, s’annonçant un oracle «naturel». Il est un secours particulier, offert aux hommes pour leur montrer la voie du Salut. Ces universalistes, qui fondent leur réflexion sur la conciliation entre les humains, voient dans le songe un rapport d’assistance. De tendance cosmopolite et égalitaire, le stoïcisme croit que les rêves sont la précise aide divine aux hommes: prévoir, prédire, anticiper et conseiller... Rêver s’avère alors une action prophétique. En cela précisément il y a approximation des thèses chrétiennes.
Dans ses écrits, après avoir minutieusement présenté des définitions philosophiques du songe et donné d’innombrables illustrations, Tertullien en avance une nouvelle esquisse. Cela est très manifeste dans son texte De l’Ame. Il y expose sa propre théorie onirique. N’y a pas à voir un rapport intrinsèque avec la culture maternelle? De fait, par l’étude du rêve nous entendons analyser le mouvement de la réalité objective propre au monde extérieur à la réalité subjective de la conscience. Les motifs du rêve dénotent les intentions et les idées de l’auteur. Ce dernier, en reconnaissant la réalité, tente de raconter le songe de l’humanité. L’onirique s’organise simultanément en projection-représentation et en projection-expression. Les rêves naissent de telle sorte suivant l’humeur, la position du dormeur ou bien de ce qu’il fait avant le rêve.
Peut-on alors prétendre avoir la maîtrise des rêves? Ce sont des phénomènes psychiques automatiques. En définitive, l’homme ne maîtrise pas leur écoulement ni leur dynamique: «nos songes nous réjouissent, nous attristent, nous épouvantent; avec quelle douceur! avec quelle anxiété! avec quelle torture! tandis que de fantastiques imaginations ne nous troubleraient aucunement, si nous étions maîtres de nous-mêmes pendant que nous rêvons.» (De l’Ame, XLV) Cette absence de volonté détermine les activités du rêve. Les vicissitudes apportées par le rêve sont fréquentes et multiples: ses charges ont un impact sur l’état d’âme du rêveur. Ainsi, la volonté et la maîtrise s’avèrent de l’impossible. En revanche, le rêveur peut interpréter et expliquer lui-même l’apparition divine. Le rêve est prophétie (oraculum): «Epicharme, avec Philochorus l’Athénien, assigne aux songes le premier rang entre toutes les divinations. L’univers, en effet, est rempli d’oracles de cette nature» (De l’Ame, XLVI) Dans ce passage où l’antiphrastique prédomine, l’auteur met en doute l’exagération à mettre dans le même groupe oracle et rêve. Par ailleurs, il nous parle des Celtes qui aiment passer des nuits auprès des tombes de leurs héros afin d’avoir des oracles. Cela est toujours courant comme rituel chez les nord-africains.
Tertullien, en suivant la typologie des Romains, va jusqu’à définir l’origine des rêves à partir de l’âme ou du corps. Il y a des rêves qui appartiennent au corps, d’autres à l’âme. L’on lit: «Et comment, me diras-tu, l’âme se souvient-elle de ses songes, puisqu’elle ne peut avoir la conscience de ses opérations? Telle sera la propriété de cette démence, parce qu’au lieu de provenir de la maladie, elle a sa raison dans la nature; car elle ne bannit pas l’esprit, elle le détourne. (…) Conséquemment, ce que fournit la mémoire est le fait d’un esprit sain; ce qu’un esprit sain poursuit dans l’extase, sans en perdre la mémoire, est une espèce de démence. Voilà pourquoi cet état s’appelle rêve et non aliénation; voilà pourquoi nous sommes alors dans notre sens, ou jamais.» (De l’Ame, XLV) La mémoire est corrélée au rêve «sain». L’auteur pose de bonnes questions autour de la distance existant entre aliénation et rêve? Cela va fondamentalement définir la nature du rêve: la mémoire est passive dans certains types, et active dans d’autres. Tout cela dépend des contenus du rêve.
Attentif aux thèses bibliques, Tertullien explicite comment les démons peuvent aussi créer des rêves et les envoyer à l’homme. Le rêve serait donc incitation au péché: «les songes nous sont envoyés la plupart du temps par les démons, quoique vrais et secourables parfois, mais toujours avec le but que nous avons signalé, le mensonge et la fourberie; à plus forte raison quand ils sont vains, trompeurs et obscurs, pleins d’illusions et impudiques. Faut-il nous étonner que les images appartiennent aux mêmes maîtres que les choses? Mais au Dieu qui a promis «que son esprit se répandrait sur toute chair, et que ses serviteurs et ses servantes prophétiseraient et auraient des visions,» il faut attribuer les songes qui seront conformes à sa grâce, tous ceux qui sont honnêtes, vertueux, prophétiques, révélateurs, édifiants, sous forme d’appel, dont la largesse a coutume de couler jusque sur les profanes, parce que «Dieu distribue également aux justes et aux injustes ses rosées et ses soleils.»» (De l’Ame, XLVII) Ce que dit la Bible de ces rêves immiscés au démoniaque est clair: les songes ont une part destructrice de l’homme, notamment de son âme. Parallèlement, les rites africains reconnaissent une charge diabolique dans tout contenu onirique. Les méfaits arrivent et s’en vont avec la production ou l’ «accident» d’un rêve, cela est bien éclairci par tant de proverbes et de contes qui se réfèrent à l’onirique.
Dans cette classification des rêves, l’auteur parle de rêves particuliers. Qu’est-ce qu’un songe particulier?  «Particulier» est à comprendre dans le sens d’indéterminé, d’anormal ou tout simplement de complexe à définir. Serait-il alors un songe absurde? «les songes qui paraîtront ne provenir ni de Dieu, ni du démon, ni de l’âme, sans pouvoir être attendus, ni expliqués, ni rapportés, il faut les attribuer proprement à l’extase et à ses propriétés.» (De l’Ame, XLVII) Ce genre de rêve «absurde» est sans contenu, sans forme, mais il tient des attaches fortes avec le ravissement. C’est bien l’extase qui produit ces rêves. Ils n’ont pas de rapport avec le divin, le démonique, le spirituel. Il est difficile de les expliquer et de les attribuer à quoi que ce soit.
Il n’en demeure pas moins que, pour Tertullien, il y a un autre genre de rêve, plus difficile d’exposer. Pour Tertullien, les enfants peuvent avoir des rêves. Comment sait-on que les bébés rêvent aussi? «Les enfants ne rêvent pas, dit-on, puisque toutes les facultés de leur âme sont encore comme ensevelies, à cause de la faiblesse de leur âge. Que ceux qui le pensent remarquent leurs soubresauts, leurs signes et leurs sourires pendant leur sommeil, afin de se convaincre par les faits que les mouvements de l’âme qui sommeille éclatent facilement à la surface, à travers la délicatesse de la chair. On veut que les Atlantes, peuple de la Lybie, dorment d’un sommeil dont ils ne se souviennent pas; on en conclut la stupeur de l’âme. Or, ou la renommée, qui souvent calomnie les barbares, a trompé Hérodote; ou bien une grande multitude de démons de cette nature règne dans cette contrée.» (De l’Ame, XLIX) L’auteur y tient un discours argumentatif, basé sur le palpable et le visible. Chez un enfant qui rêve, on perçoit l’expression du corps, notamment les sursauts. Tertullien va également mater le préjugé qui dit que les Africains ont des rêves dont ils ne peuvent pas garder le souvenir! Le «on» impersonnel montre le désaccord de l’auteur. Ce préjugé interpelle d’autres pour former cette «renommée» négative, même chez Hérodote. L’auteur carthaginois y voit la naïveté de l’historien grec, sans doute après une lecture attentive de son Enquête. De tels propos montrent combien l’auteur nord-africain nourrit une vision «appréciative» envers son propre espace, allant dans le sens de «revoir» les préjugés.
Tertullien analyse le rêve dans tous ses états. L’instant de l’avènement (naissance) du rêve est important à approcher pour comprendre la nature des messages véhiculés. Laissons l’écrivain nous préciser les choses: «les songes les plus certains et les plus raisonnables sont ceux qui surviennent vers la fin de la nuit, parce qu’alors la vigueur de l’âme se dégage, et que le sommeil se retire. Quant aux saisons de l’année, c’est au printemps qu’ils sont plus paisibles; la raison en est que l’été relâche les âmes; l’hiver les endurcit en quelque façon; l’automne, qui d’ailleurs met en péril la santé, les amollit par le suc de ses fruits. Il en est de même de la position du corps pendant le sommeil. Il ne faut dormir ni sur le dos, ni sur le côté droit, ni l’intérieur du corps renversé, parce que le lieu des sens est troublé quand les cavités de la poitrine sont dérangées, et que la compression du foie met l’esprit à la gêne. Mais ce sont là, j’imagine, d’ingénieuses conjectures plutôt que des preuves certaines, quoique Platon en soit l’auteur. Peut-être même ces circonstances proviennent-elles du hasard. Autrement, les songes arriveront à volonté, si on peut les diriger. Car il s’agit d’examiner en ce moment les règles que l’opinion d’une part, la superstition de l’autre, prescrivent pour les songes au sujet des aliments qu’il faut prendre ou éviter. Il y a superstition, lorsque le jeûne est ordonné à ceux qui doivent consulter l’oracle, afin que l’abstinence amène la pureté: il y a simple opinion, lorsque les disciples de Pythagore rejettent la fève pour le même but, parce que c’est un aliment lourd et indigeste. Mais les trois frères, compagnons de Daniel, qui se contentèrent de légumes pour ne pas se souiller par les viandes, placées sur la table du roi, méritèrent surtout de Dieu la faveur et l’interprétation des songes. Pour moi, j’ignore si je suis le seul, mais le jeûne me fait rêver si bien, que je ne m’aperçois pas avoir rêvé.» (De l’Ame, XLVIII) L’auteur s’oppose aux thèses de Platon à propos du rapport complexe: la saison / la position du corps / les aliments consommés d’une part, et de l’autre le rêve et le rêveur. Lecteur critique, il y voit une explication fausse: les rêves peuvent être alors maîtrisés dans leur flux. Il va même jusqu’à parler d’explications superstitieuses. Du moment que le rêve est fondamentalement expression d’extase, le jeûne s’avère nécessaire pour une «maîtrise» positive. L’abstinence est une «circonstance» idéale pour le rêve; cette privation volontaire va plus ou moins surdéterminer l’avènement du rêve et les circonstances de sa production, et en conséquence purifier l’âme-corps de toute influence matérielle. En tant que moments précis, les contenus du rêve se trouvent alors infinis. Aux obsessions et aux émanations des états de l’esprit, il y a bien des réalités spirituelles qui s’ajoutent automatiquement. Ainsi, avec le jeûne il y a absence de rêves (c’est-à-dire absence de souvenirs) car il s’agit de bons rêves. Le souvenir est, comme nous l’avons vu, inhérent aux rêves. Dans sa nature, le songe s’annonce prémonitoire: «Le sommeil révèle encore les honneurs et les talents; il découvre les remèdes; il dénonce les vols; il indique les trésors.» (De l’Ame, XLVI) Ces fonctionnements du rêve l’investissent de valeurs positives: l’honneur, le remède contre le mal, l’éclairage d’une fraude, la fortune.
En général, les significations du rêve sont tantôt d’élévation tantôt de prédiction de dangers: «le songe, ne se bornant point à prédire l’élévation et la puissance, annonce encore les périls et les catastrophes.» (De l’Ame, XLVI) Cette annonce du Bien ou du Mal détermine le rapport entre le divin et l’humain. C’est pourquoi le rêve «tertullianiste» est, au fond, une quête de la vérité. Bien que le rêve soit une forme incohérente mais logique d’une pensée, Tertullien y voit des sagesses et des vérités suprêmes. Il ne définit le rêve qu’à partir d’une vision religieuse: il apporte la vérité, la divine vérité. «Tertullian situated the dream «on a middle road between the biblical and prophetic gift conferred by the Holy Spirit, and divination, a natural faculty of the soul.»» (37) Ce sont bien ses rêves qui vont fort probablement l’éloigner une autre fois du christianisme orthodoxe, tout comme au début ils l’ont éloigné de sa culture maternelle. Saint Augustin aura, par la suite, la même expérience de l’aliénation…
V.- La femme nord-africaine de Tertullien
Ici, nous ne pouvons pas nous dispenser d’un regard sur les positions tertullianistes envers le féminin: de tels propos vont nous rapprocher effectivement de sa vision du propre. En fait, ses positions dérivent directement de son aliénation et d’une opinion «absurde» qu’on ne peut déchiffrer ni établir de manière définitive. Diverses interrogations sont alors à poser: Quelle est la place de la femme au sein de la famille, de la société? Comment doivent les femmes paraître dans les réunions du culte, sur les places publiques? La tête voilée ou découverte? Quelles œuvres les femmes ont-elles accompli en faveur de la religion chrétienne?
L’Eglise nord africaine, soucieuse des coutumes locales où le deuxième sexe a une place importante, adopte une position moins rigoriste que les autres Eglises envers le féminin en général. Au début du IIIe siècle, la persécution menace encore les Chrétiens africains qui choisissent entre abjuration et sacrifice. Ces derniers vivent au milieu de païens qui persistent à ignorer la voix «unique, parfaite et juste» qui propose une nouvelle vision du monde où le féminin explique les injustices et les imperfections du monde. La femme, creuset de toute réflexion monothéiste, souffrira doublement de cette même persécution. A celle des militaires, il faut adjoindre celle des mâles chrétiens qui voient en elle la pécheresse éternelle, tout simplement les légitimes héritières d’Eve.
Dans les écrits de Tertullien nous avons une kyrielle de mœurs et de rites de l’époque qui nous rend facile de dresser la vie socio-économique et culturelle des Carthaginoises. Les femmes auxquelles il destine ses écrits sont tantôt dites «sœurs», «bénies», «compagnes de service», etc. tantôt «impies», «prostituées», «vipères», etc.. En plus, de par sa rigueur montaniste, Tertullien ne verra chrétiennes que ces femmes, ces vierges et ces jeunes filles qui apparaissent entièrement voilées dans le temple, pieuses dans leur adoration, fidèles et «attachées» à un seul époux. En revanche, le philosophe carthaginois démontre, en suivant les dogmes chrétiens, que l’homme et la femme sont égaux au moment de la création. En plus d’affirmer qu’à partir de la côte d’Adam est «engendrée» la femme, les deux sexes ont la même âme (sans sexe préétabli). Leurs âmes sont donc égales et similaires en tout. Cette égalité n’est pas démontrée à partir de l’héritage propre, mais à partir de l’expérience de l’aliénation. C’est pourquoi une telle attitude verse amplement dans le contradictoire…

(Suite dans le prochain numéro)
 

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