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Du complexe au mythe: deconstruction de l’image
politique d’uqba ibn nafiaa
Par: Hassan Banhakeia (Université
d’Oujda)
Ici, je ne
prétends nullement mener à terme une étude d’histoire car je ne suis pas
historien, mais plutôt développer une réflexion à partir d’un contact
«historique, civilisationnel et culturel» déséquilibrant entre le Machreq
(«lever», Arabie) et le Maghreb («coucher», Tamazgha «Berbérie»). J’entends
plutôt sonder le passé collectif et l’interpréter afin d’avoir une connaissance
objective de l’évolution de notre société, depuis le commencement jusqu’à nos
jours. L’arabisation sauvage contemporaine est à corréler à la première présence
orientale en Afrique du nord. Ainsi, j’essayerai de saisir, par rétrospection,
la logique de cet enchaînement: violence individuelle (d’un homme de guerre) au
début, et violence généralisée des institutions (du système) de maintenant.
Cette jonction entre le Machreq et le Maghreb, avant tout violente par le
conflit linguistique et culturel, est souvent dite de paix, de reconnaissance
mutuelle et de fraternité dans l’histoire anecdotique «officielle». Elle se
présente comme l’amalgame constant d’une part entre l’arabité et l’Islam, et de
l’autre entre l’amazighité et l’Islam, où il serait difficile de déceler les
éléments définitoires de chacun, mais un rappel du commencement du contact entre
ces deux univers, peut nous être d’un grand éclairage.
Cette réflexion est, en fait, suite à la lecture d’un texte biographique d’Uqba
où le ton élogieux du Conquérant sanguinaire (nommé le pionnier de l’arabité)
dérange souvent le cheminement et la cohérence de la narration historique à
force de multiplier des digressions de fantaisie, et d’un article de Butaina
Chaabane intitulé «Leçons de Rabat» (paru dans «Asharq al Awsatt» le 29 novembre
2004) qui, dans un ton péremptoire, célèbre la grandeur «surpassante» de
l’arabité au Maroc où les Marocains excellent simultanément dans leur amour
excessif de l’arabité et par conséquent dans leur haine de soi (et de
l’amazighité).
La première impression de lecture qu’on a après la découverte d’un tel
personnage d’histoire, est difficile à interpréter, voire à expliquer. Comment
peut-il ce nom oriental survivre encore dans l’espace maghrébin? Précisément,
comment les pancartes, les rues et les établissements de l’Afrique du nord
s’enorgueillissent-ils à le porter encore? Cette situation, au fond réelle et
antithétique, peut-elle, à elle seule, traduire ce qu’on entend ici par
«complexe d’Uqba»? S’agit-il d’un complexe assumé ou consenti pour devenir un
mythe patent? Qu’est-il de la critique ou de la lecture déconstructrice qui
pourrait montrer que ce complexe nord-africain n’est qu’un nœud «multiplicateur»
de supplices pour l’Amazigh? Par ailleurs, un grand et douloureux complexe, au
cas où il n’est pas jaugé, expliqué et défoulé, devient irréversiblement mythe
fondateur. Cela a été bien le cas d’Uqba, le bâtisseur de l’arabité en Afrique
du Nord.
I. – Première représentation de l’Amazigh
Une question nous intrigue à propos de cette jonction déséquilibrante: A
quel moment a-t-on récupéré la mémoire d’un tyran comme un modèle politique en
Afrique du nord? Tout simplement, ce doit être quand l’institution orientale
commence à s’y enraciner: instaurant le légitime (l’arabité), et interdisant
l’illégitime (l’amazighité), et s’achève par la substitution du propre par
l’exogène.
Tout d’abord, essayons de définir ce premier contact «mythique» qui eut lieu
entre le Machreq et le Maghreb dans l’imaginaire «écrit» arabe. Les textes en
disent beaucoup et peu: les historiens de l’Orient narrent cet épisode (de
jonction) comme étant l’arrivée de la paix, de la sagesse, de l’amour et de la
fraternité sur une terre sauvage et athéee. L’islamisation était ainsi spontanée
et bénéfique; et par conséquent la conversion, simple et immédiate, s’était
réalisée par l’émergence de la tolérance, de la fraternité et de la
concertation. Le peuple amazigh, à l’époque païen, judaïsé et christianisé,
embrassa l’Islam avec fierté et s’y sacrifia corps et âme, et surtout prit
l’arabité comme une délivrance.
D’après «Aljaman», l’historien Cheikh Abu Abbas Naciri écrit: «Lors du khalifat
d’Omar ibn Alkhatab, l’Egypte fut conquise et mise sous le gouvernement de Ibn
Alaass. Ce dernier reçoit six attroupements de berbères à la tête et barbe
rasées.
-Qui êtes-vous? Et que cherchez-vous?
-Nous cherchons à embrasser l’Islam, nous sommes venus car nos aïeux nous
l’avaient recommandé.
Et Amr ibn Alaass les envoya alors auprès d’Omar et écrivit pour l’informer à
leur sujet.
Devant lui, et par l’aide d’un traducteur, la discussion fut la suivante:
-Qui êtes-vous?
-Nous sommes les descendants d’Amazigh.
Et Omar demanda à l’assistance:
-Avez entendu parler de ceux-là?
-Commandeur des croyants, parla un vieux de Kuraych, ces berbères sont les
descendants de Ben Qais Ben Ailan qui partit un jour courroucé contre son père
et ses frères qui lui crièrent «Va-t-en ! Va-t-en!» pour lui signifier de
prendre le chemin vers des terres arides.
-Quelles sont les spécificités de votre pays? leur demanda Omar.
-Nous honorons les chevaux et nous méprisons les femmes.
-Avez-vous des cités? demanda Omar.
-Non.
-Avez-vous des notables qui vous guident?
-Non.
-Ah, mon Dieu! J’ai été avec le Prophète dans une de ces conquêtes et j’ai
observé le peu de soldats que nous possédons, et j’ai pleuré. Le Prophète me dit
alors: «Omar, ne t’attriste pas, et Allah honorera cette religion d’un peuple du
Maghreb qui n’a pas de cités, ni de tours, ni de souks ni de notables pour les
guider», et Omar d’ajouter: «je remercie Allah qui m’a gratifié de leur vue.» Et
il les a bien reçus, et les mit au devant de ses armées, et écrivit à Amr ibn
Alaass pour les mettre au devant des musulmans, et ils étaient très nombreux. »
(1)
En partant de l’hypothèse qu’il s’agit d’un récit véridique sur le plan
historique, voilà nos observations qui sont succinctes et hâtives:
─ Cette rencontre «amicale et fraternelle» est opposée à celle d’Uqba
(contemporain d’Amr Ibn Laass) qui massacre, incendie et mutile la population
«sœur»…
─ La première communication entre les Imazighen et les Arabes s’est réalisée par
le voyage physique des nord-africains (visiter l’Arabie et demander de l’aide
métaphysique), et à un autre niveau par le biais de l’échange symbolique
(traduction indispensable). Cela renforce la différence entre ces deux
systèmes-cultures.
─ Le récit fournit peu de détails sur l’aspect «positif» de l’identitaire chez
le Maghrébin, et tant de détails sur son aspect «négatif».
─ Les Imazighen se définissent «descendants d’Amazigg», et les autres les
appellent «Berbères», dérivé de la langue arabe «Ber! Ber!» (Va-t-en! Va-t-en!).
Ce sobriquet, touchant de près l’identitaire, dit trop de ce rapport «exogène»
ou «créé toute pièce»... Ce rapport de mystification continue toujours: tout ce
qui se rapporte au Maghreb est soit innommable, soit sans nom propre. Cela est à
l’origine de la vision négative du Machreq envers le Maghreb.
─ Dans ce récit, le narrateur dresse le portrait de l’Amazigh: tête et barbe
rasées. Cela dénote en plus de la tradition (ne pas laisser croître les cheveux
et les poils pour des raisons d’hygiène), la maîtrise du métal servant à se
raser...
─ Cette anecdote, répétons-le, alimente l’opposition entre les deux cultures.
Cette différence va être annulée «discursivement» à travers la narration. La
rupture des relations entre les deux univers n’y est pas explicitée, ni
précisée. Le récit, de mouture idéologique, recherche à déterminer les rapports
naissants après l’apparition de l’Islam: le Maghreb doit servir le Machreq.
─ L’auteur (tout comme l’historien marocain qui cite le récit!) veut fonder et
légitimer le paternalisme machrequien sur le Maghreb.
─ L’Amazigh n’a de passé que celui qui est rattaché aux Arabes, et c’est un
passé qu’il faut non seulement racheter (l’amazigh était désobéissant au père,
et aux frères), mais reconnaître comme propre: l’amazigh n’est qu’un arabe
émigré à une certaine époque de l’histoire. Notamment, l’arabe maudit par les
aïeux!
─ L’Autre (les arabes, précisément) les identifie comme un sous-groupe maudit
par leurs parents communs, ils portent alors la malédiction à l’origine. La
finalité de ce récit consiste alors à définir, sur la base d’un souvenir d’Omar,
une identité (ethnie) obscure et basse que le Machreq illuminé doit prendre en
charge. Là, de manière raisonnée, il y a refus évident de la diversité.
─ Cette recommandation renforce l’idée que l’Islam est innée chez les peuples,
et à un autre niveau la recherche de la sagesse et de l’amour par ce peuple
«nord-africain».
─ Tout en respectant les vœux de leurs aïeux, les Imazighen nient leur propre
culture (cité, souk, notable) devant le calife afin d’avoir la possibilité de se
convertir. Comment peuvent-ils réaliser le vœu de leurs ancêtres (imgharen) et
nier l’existence de notables qui les guident? Là, ce texte anecodotique serait
d’une structuration de contradictions insolubles.
─ Dans leur identification si spécifique: honorer le cheval et mépriser la
femme, les Imazighen montrent alors une «conscience négative» de leur être
devant les autres. Leurs particularismes ne seraient spécifiques que par
opposition à d’autres modes d’être collectif, comment pouvaient-ils alors les
avancer de manière claire? Concrètement, la Kahina serait l’annulation de la
deuxième spécificité -qui est sans doute tissée par la main «subjective» de
l’historien, et en ce qui concerne la première spécificité (domestiquer et
élever le cheval), cela tient du vrai. Les textes d’histoire antique (notamment
Hérodote dans L’Enquête) est d’un grand apport d’éclaircissement: les Imazighen
étaient de grands dompteurs et les meilleurs constructeurs de chars de guerre.
─ L’histoire des Imazighen est inconnue par le calife Omar (censé être un
illuminé), et vulgarisée par un cheikh de l’assistance qui fonde l’histoire sur
des dires incongrus et racistes!
─ Le calife Omar méconnaît l’histoire des Imazighen au début, ensuite c’est bien
le Souvenir qui lui rend subitement visite pour l’illuminer et identifie ainsi
les Imazighen comme ce peuple dont le prophète avait parlé et qui sauverait
l’Islam. Ces berbères, sans culture ni civilisation, seront les meilleurs
soldats de l’Islam (à mettre sous les ordres des autres, et dans les premiers
rangs sur le champ de bataille). Et cela continue: mourir ou se sacrifier pour
les causes des autres.
─ En outre, il y a explicitement condamnation du style de vie et du système des
valeurs. La négation de la cité (culture), des notables (savoir) et des souks
(économie) est une exhortation aux conquérants pour partir conquérir l’Occident.
Le marché est une organisation socio-économique importante et réalisée par un ou
plusieurs groupes. C’est un échange très élaboré.
─ Les arabes interprètent l’histoire sans jamais se soucier à la rapporter avec
objectivité. Ils font souvent des complexes de vraies victoires, ensuite des
légendes, et enfin des mythes. Cette histoire «bien écrite» va être transmise de
génération en génération, et elle deviendra un mythe fondateur qui mouvrait
l’histoire de ce Maghreb de berbères, «Machreq d’arabes maudits et damnés».
C’est, là, le mythe qui résout l’énigmatique «origine» des Imazighen à travers
l’histoire! Ils seraient alors des pécheurs envers l’autorité paternelle
(arabe), et envers laquelle les arabes ont été sans cesse bienveillants et
respectueux. De cela dérive aussi la nette supériorité morale du Machreq
ressentie solennellement vis-à-vis du Maghreb.
─ Ici, en général, le narrateur met en doute la valeur «culturelle et
symbolique» des Imazighen, à l’instar des Conquérants chrétiens qui mettent en
doute le statut d’humain des Indiens (qu’ils ont toujours identifié à un simple
animal). Ainsi, ce contact «civilisationnel» est déséquilibrant car il révèle la
«profondeur» de la différence.
─ Qu’une telle narration soit erronée, du fait qu’elle se base sur le «dit à
partir du dit» et affirmant la dite supériorité raciale, cela confirme la nature
forte et naissante du rapport entre le Machreq et le Maghreb. A ce propos, ce
voyage des maghrébins vers l’Egypte occupée, ensuite vers le Machreq rend compte
de la hiérarchie «administrative» chez les Arabes…
─ Enfin l’histoire d’Uqba (sous forme d’anecdote et de différentes versions
insistent sur l’infériorité du peuple amazigh) va se greffer sur ce premier
contact «imaginaire» chez les Conquérants arabes, ceux qui vont arriver pour
diffuser la foi musulmane. La nouvelle foi, se multipliant et s’élargissant sans
cesse sur les terres du Maghreb, aménera des guerriers assoiffés de butins et de
femmes, se trouve mal répandue. Elle apporte deux nouveautés pour les
autochtones: l’Islam et la langue arabe. Comme tous les peuples conquis, les
Imazighen ont finalement pris la religion, mais non pas facilement la langue
(moyen de communication) car ils possédaient la leur, propre…
II.- Uqba, d’une leçon d’histoire à l’Histoire
Les Imazighen ne se convertirent pas facilement et rapidement à l’Islam. La
nouvelle religion, véhiculée par une langue étrangère, ne fut pas accessible aux
Imazighen. L’Afrique du Nord connaît de longues «futuhat» (ouvertures) qui se
font de manière particulière: dans cette action (qui se définit comme cassure
d’une structure, finie et close, préexistante» s’entremêlent foi, rapt, viol,
butin, corruption et crime. Ces invasions répandaient moins la foi que la
violence et la terreur. Les bédouins recherchaient des fortunes dans le Far West
de l’univers. Ces cassures sont analogues à celles qui ont eu lieu en Amérique,
opérées par les Chrétiens. Dans ces expériences douloureuses, rechercher la
fortune sous prétexte de parsemer la foi et massacrer les autochtones afin de
les remplacer par les colons et les conquérants… s’avère la philosophie
prédominante. Ainsi, Uqba ibn Nafiaa et Christophe Colomb sont de la même chair
«dominante», nourrissant le même esprit destructeur et conquérant... Cela nous
rappelle la célèbre phrase de Cicéron: «C’est par la religion que nous avons
vaincu l’univers.»(2) Bien que le terme «religio» vient de relegare (rassembler)
ou de religare (relier), dans la réalité des choses les religieux et les
missionnaires ont cherché de par leurs conquêtes plus à massacrer non seulement
symboliquement, mais surtout physiquement les cultures dissemblables.
Au fait, qui est Uqba? Les manuels scolaires au Maghreb, tissés à partir d’une
idéologie machrequienne, disent unanimement: «Un grand chef militaire, Compagnon
de naissance, porteur de prophéties, bienfaiteur des animaux, constructeur de
Kairawane (place de la guerre), ville tunisienne, un dévoué de la cause divine,
et… », le fondateur de l’éveil, de la fraternité, de l’amour, de la justice et
du salut éternel entre frères arabes. Ces textes d’histoire disent aussi que son
prénom est énigmatique: Uqba veut dire tantôt “fin” tantôt “seuil”. Il serait
cette nomination d’un guerrier musulman qui prétendit avoir atteint la fin du
monde (qui n’était que la côte de Souss), et ouvert la porte à d’autres
conquêtes. Un prénom de prémonition. La légende dit aussi qu’il avait crié haut
qu’il voulait traverser l’Océan, et il galopa jusqu’à ce que le pauvre animal ne
pouvait plus avancer: les eaux l’en empêchaient. Il pria: “Si ce n’était pas à
cause de cet océan, je conquérrais la terre entière.” On lui attribue aussi:
«J’ai répandu l’Islam jusqu’au bout de l’univers»! Sa foi, en fait, ne signifie
pas la piété, mais se confond avec la conquête qui veut dire violence et
massacre au nom d’Allah! Domestiquer l’amazigh et persécuter toute personne qui
ne croit pas en Dieu, furent la double mission que le conquérant arabe assume en
Afrique du Nord - à l’époque divisée entre la foi païenne et la foi monothéiste
(christianisme et judaïsme). La conquête de ces terres est, aux yeux d’Uqba, du
Jihad au nom d’Allah. Il est mort en recherchant la «chahada», en empoignant les
armes jusqu’à sa mort, à l’âge de 65 ans! Il serait le premier à exercer cette
tâche noblement humaine.
Ce contact humainement “violent” entre le Machreq et le Maghreb a été précédé
par d’autres actes de dévastation. Précisément, en 646, le chef guerrier Ibn Abi
Sarh, marchant sur l’Ifriqiya (Tunisie) à la tête d’une armée forte, détruit
villes et bourgs de l’Afrique du nord, à l’époque sous domination partielle des
Byzantins. Le conquérant oriental reçoit une forte somme d’argent comme impôt de
guerre «Jizya»(3) pour deux décennies, et il se retire alors pour une amnistie
de vingt ans.
Ponctuellement, en 666, un autre chef conquérant arrive au Maghreb, portant le
nom d’Ibn Hudayj, à la tête d’une troupe militaire très importante. Il remporte
maintes victoires sur les nord-africains, et demande par conséquent la «Jizya»,
et recherche du butin et des esclaves (surtout les enfants et les femmes). Cette
collecte des enfants était pour engrosser l’armée qui allait combattre les
Imazighen irréductibles, et celle les femmes pour déguster à la «nouvelle
chair». Cela s’avère un fort stimulant pour tout Conquérant. (4) Cet attrait est
grand à cette époque-là, et de nos jours, les formes ont changé, mais la même
histoire continue…
Uqba, jeune chef militaire, est rentré au Machreq après avoir été captif d’Abu
Lmuhajir Dinar, gouverneur non arabe de l’Ifriqiya en 670. Ce dernier menait une
politique de pacification en Afrique, il réussit à convertir un grand nombre d’Imazighen
sans imposer la supériorité des Arabes. Uqba se plaint au calife. Devant les
griefs du «Compagnon par naissance», le grand calife Muawiya s’excuse.
Mais une fois arrivé au pouvoir, le fils du calife, Yazid, offrira en 682 à Uqba
un retour triomphal en tant que gouverneur en Afrique du nord, en lui disant : «Adriku-ha
qabla an yukharibu-ha!», c’est-à-dire «Sauvez l’Ifriqiya avant qu’ils la
détruisent!» Là, pour bien interpréter cette phrase, il faut l’inverser car elle
est émise par un Conquérant assoiffé de butins. Autrement dit, les Africains,
partiellement islamisés, allaient s’émanciper de la conquête arabe, et il n’y
aurait pas de butin pour les gouverneurs du Machreq. Uqba assujettit alors les
Imazighen. Il ne sentait que du mépris vis-à-vis des nobles africains. Il se
délecte à capturer femmes et enfants pour les vendre dans les marchés de
l’Orient. Cette action plaisait tant aux gouverneurs, et cela garantissait en
contrepartie à Uqba son poste d’homme d’autorité. Dans ses actions, Uqba ira
chercher la fusion totale entre le Machreq et le Maghreb musulmans, une jonction
qui serait de valeur unique, et par excellence machrequienne (arabe). Il sera le
premier chef musulman à atteindre réellement la partie extrême du Maghreb, le
Maroc. Il ira, assiégeant et détruisant bourgs et villes, à travers l’Afrique,
exigeant trois cent soixante esclaves à toute cité conquise.
Le chef guerrier avait l’épée facile à dégainer afin de soumettre les impies et
ne pas les convertir. Il avait une stratégie «de combattant» très propre. Il
s’agit, au fait, d’un Code confirmé:
- il attaque les cités par surprise: la nuit ou quand on ne l’attend pas;
- non respect de contrat avec les non musulmans, et non respect de la promesse
et la parole;
- humilier l’ennemi pour bien l’assujettir;
- détruire les ressources pour que l’ennemi capitule.
Parmi ces actions, rappelons les célèbres offenses d’Uqba aux seigneurs
amazighs: à un prince de la tribu «Weddan», il lui coupe l’oreille; à un prince
de «Khawer» les doigts; au prince de «Jerma» il l’humilie afin qu’il n’oublie
pas: ne jamais prendre les armes contre les arabes. Heureusement, ces «exploits»
sont rappelés par les textes arabes d’histoire qui disent la «grandeur» de ce
musulman pourvoyeur de la foi aux sauvages. Combien d’autres «prouesses»
sont-elles gommées? Sont-ils, au fond, des exploits ou des crimes? Ce Code,
propre à Uqba, ne reconnaît pas d’acte «raciste» au Maghreb quand tamazight est
«fièrement» évacuée de l’école, du parti, des mass-média, de l’administration et
des institutions. Car offenser l’amazighité n’est pas censée être une action
condamnable.
Tant de contresens tissent cet épisode, lointain et proche, passé et présent de
l’histoire des Conquêtes du Maghreb.
Les textes d’histoire rappellent d’autres exploits du machrequien au Maghreb.
L’on va même jusqu’à parler de deux miracles afin de renforcer cette étiquette
de «Compagnon par naissance», et d’une scène d’humiliation infligée à Kuseyla,
un seigneur amazigh.
1°) Uqba sait parler aux animaux
Le premier miracle est celui de pouvoir parler aux animaux. Il avait envers eux
un grand amour. En 670, lors de la construction de la cité stratégique Kairawan
ubiqué sur un plateau, au centre de la Tunisie, comme base militaire des troupes
arabes contre le nord et l’ouest. Il pria les bêtes des forêts avoisinantes de
quitter les lieux car il allait incendier les parages. Le lion, la gazelle et
l’oiseau partirent en sécurité. Dans cette destruction de la forêt, selon les
textes d’histoire, il n’y eut pas de dégât!
2°) Uqba sait avoir des rêves «suprêmes»
Le second miracle est de pouvoir découvrir la direction de l’Est. Un rêve
«suprême» le mit en contact avec Allah pour lui révéler la direction du minaret
de Kairawan. Il entendit et comprit la voix qui lui désignait l’emplacement
juste. Ainsi, d’après ce récit, Uqba est le premier conquérant à déterminer
l’importance de cette direction, point d’omniprésence effective.
3°) Uqba sait punir le maghrébin
Le troisième fait est longuement développé par les textes, c’est la scène du
mouton égorgé. Uqba avait de la rancune vis-à-vis de Kuseyla, et tout autre
notable amazigh. Ce dernier était un seigneur amazigh, qui avait beaucoup
d’influence sur les tribus nord-africaines et collaborait à l’islamisation. Il
fut converti à l’Islam lors du gouvernement d’Ibn Muhajir.
Un jour, après une victoire sur les Imazighen, Uqba ordonna à Kuseyla d’égorger
des moutons (reçus comme butin). Le noble amazigh y vit, selon les textes, dans
cet ordre une humiliation et exprima son refus. Alors, le chef arabe l’y
obligea. Tout en égorgeant un mouton, Kuseyla essuya ses mains pleines de sang
contre sa barbe. Ce qui était une menace dans la culture amazighe. Ibn Muhajir,
fin connaisseur des traditions amazighes, prévint Uqba de la menace. Ce dernier
ne fit pas attention à une telle velléité «amazighe».
Pour nous, maintes remarques et questions sont à avancer:
Ce récit n’est pas clair, ni cohérent. Comment peut-il Kuseyla évaluer un tel
acte comme dénigrant alors qu’il venait de massacrer et de saccager les siens
sans aucun remords ni cas de conscience? Dans l’acte du sacrifice, qui est
honorifique en Islam, Kuseyla ne pouvait que le lire et le déchiffrer ainsi.
Pour nous, il s’agirait plutôt d’une révolte contre la domination «arabe» qui
s’acharne à humilier la «race» amazighe, et une réaction immédiate au génocide.
Après une telle humiliation «raciste», Kuseyla s’enfuit chez les Romains. Il se
réunit avec d’autres Imazighen, victimes et conscients de l’injustice
machrequienne, et ensemble vainquirent Uqba et Ibnu Muhajir dans une bataille en
683. (5) Bien qu’Uqba fut exterminée, le mécanisme d’arabiser par la violence
fonctionnera toujours.
La mort d’Uqba tant décriée dans les manuels d’histoire (un homme pieux tué par
les traîtres amazighs!) est le péché premier des Imazighen dans l’imaginaire de
cet Orient omnipotent et dominant. Le racheter s’avère un exercice toujours en
suspens... Certes, ce grand péché historique, commis contre un seigneur arabe,
est à racheter, et le rachat s’avère nécessaire et constant de nos jours.
Par ailleurs, le premier racheteur de l’arabité sera bien Tarik ibn Ziyad qui
organise l’expédition en 711 vers la péninsule ibérique (6) Il est ainsi le
premier fruit du complexe Uqba: un sujet fidèle qui mourra pour servir les
arabes (ses exécuteurs à la fin).
Enfin, Uqba n’a islamisé aucun nord-africain, peut-il être alors accepté comme
une «délivrance des ténèbres» pour les Imazighen?
III.- Le complexe Uqba
Uqba incarne la supériorité arabe en Afrique. Il a pour fonction essentielle
de mater l’impertinence de ces gens qui résistent non pas à embrasser l’Islam,
mais à accepter la domination arabe. Dans cette politique de violence, les
effets sont soit une résistance totale (de là cet amazigh, qui refuse la
domination arabe, sera dit non musulman et digne de mourir), soit un assentiment
(de là cet amazigh, qui se reconnaît dans le lignage arabe, passera aux premiers
rangs du Jihad afin de se racheter (cf. le conte d’Aljaman). Et il y a un
troisième groupe, et c’est celui qui va souffrir plus de l’arabisme, c’est le
camp des Imazighen qui hésitent entre les deux antipodes. Kuseyla en est le
meilleur exemple: fratricide physique (il extermine les siens, le propre est
totalement bafoué), et fratricide métaphysique (il extermine les pieux
musulmans, le Paradis est alors perdu à jamais…) Le maghrébin souffrira ainsi
d’un complexe difficile à surpasser. Il s’agit, au fait, d’un nœud de questions
et d’états ‘contradictoires’. Ce complexe est-il un «défaut» commun et
omniprésent chez l’Africain du nord?
Il y a des complexes qui naissent avec l’Histoire dans l’âme d’une collectivité
qui se trouve marquée à jamais, traumatisée. Au début, c’est un fait historique
qui prend de l’ampleur et de la profondeur pour demeurer là, à jamais, même à
déterminer le comportement collectif, et il devient fixé quand l’institution de
l’écriture commence à le traiter à partir d’un point de vue politique. Ce
complexe n’est pas propre à l’invasion arabe, mais à toute invasion qui a mutilé
l’Afrique. Hérité d’une étape traumatique de l’Invasion, il explique le
comportement «politique» des Imazighen qui ont peur de s’exprimer proprement,
ils choisissent plutôt de le faire autrement (et dans la langue de l’autre),
c’est-à-dire ils se retrouvent dans l’expression de l’autre et de l’altérité. Il
ne peut pas être l’expression de l’infériorité, mais de l’«infériorisation». Pas
celle de la culpabilité, mais de la «culpabilisation». Ce complexe entrave
l’expression de soi, cette tendance à se définir. Mais, de par ce trauma, le
nord-africain est investi d’une logique d’inversion qui fait en sorte que le
«soi» est perçu comme «le contraire de soi», et ce dernier comme un élément
identitaire. D’où l’insurmontable problème d’auto-reconnaissance pour le
maghrébin. Ce complexe rend difficile la communication, l’expression et la
concertation. Il détermine les rapports à l’autre, surtout dans les affaires
étrangères. Vis-à-vis des siens, l’amazigh nourrit une angoisse de séparation:
il leur reproche de l’abandonner, de le délaisser face à la menace prédominante.
Ce complexe se manifeste même dans la réflexion quotidienne où les nouvelles à
propos d’un drame «lointain, notamment au Machreq» l’emportent sur une tragédie
locale, ce que salue ‘naïvement’ Butaina Chaabane dans son article, et tant
d’autres. A un autre niveau, les partis politiques maghrébins souffrent
énormément de ce complexe qui révise les propositions démocratiques car derrière
la main de l’Occident (chrétien) s’y cache... A titre d’illustration, rappelons
une fameuse: il ne peut y avoir de démocratie dans le monde arabe tant que la
Palestine est occupée! Plus proche de nous, du vécu et du palpable, l’amghar
(qui était le responsable, le sage et l’illuminé), grâce à ce complexe
millénaire, se métamorphose et devient «cheikh» ou «ajarray» (l’indic, le
fouineur et le destructeur de toute tendance démocratique), et ainsi de suite.
Pour nous, les traits définitoires du complexe «Uqba» sont les suivants:
1- problème d’identification;
2- autolynchage ou autopunition ;
3- autopréjugés;
4- autodépréciation;
5- recherche du rachat auprès de l’autre ou dépendance;
6- réagir négativement (dire non ou refuser) en face de l’autre ne sont pas
possibles;
7- L’affectif est absent quand il est question de l’amazighité, une charge
sadomasochiste y est présente;
8- Insécurité, etc…
Dans cette suite d’évènements et processus d’acquisition se projettent nettement
différents complexes et des idées «sous-jacentes» de la communauté «arabophone»
de l’Afrique du nord. Les Imazighen assimilent «nettement» ce complexe car il
met en péril leur survie! L’assimiler serait le neutraliser physiquement, mais
point sur le plan symbolique.
Par la suite de ce premier regrouprement, d’autres complexes «orientaux»
naissent facilement au Maghreb, et continuent de naître et de changer de forme…
et deviennent ainsi mythe fondateur. L’échange entre ces deux pôles se développe
alors dans l’exercice de la violence identitaire; Kuseyla est damné dans les
manuels d’histoire car il représente la résistance identitaire.
Tant de questions demeurent encore posées sur l’invasion des Arabes de l’Afrique
du nord
IV.- Le mythe d’Uqba
Qu’est-ce que l’esprit du mythe? Selon Claude Lévi-Strauss: «Le propre du
mythe, c’est, confronté à un problème, de le penser comme d’autres problèmes qui
se posent sur d’autres plans: cosmologique, physique, moral, juridique, social,
etc. Et de rendre compte de tous ensemble.» (7) Ce mythe va se répandre partout,
insufflant la même violence envers le propre. Il est, en effet, un récit, de
nature religieuse, qui développe des événements lointains dans l’histoire des «futuhat».
(8) Uqba ibn Nafiaa est situé au début de l’arabisation –qui est considérée en
Afrique du nord comme le début de l’histoire. Par la suite, Idris premier sera
l’intronisation de ce mythe, et le promoteur réel de l’arabisation et de la
«modernité». A juste titre, Mircea Eliade verra le mythe comme une histoire
sacrée qui narre un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps
fabuleux des «commencements». (9) Le temps amazigh a cessé avec l’arrivée d’Uqba,
et l’espace apparaît également métamorphosé, le guerrier régénère le temps dans
le sens de lui retracer une voie définie et unique. (10) Il devient, dans la
réalité, l’unique calendrier maghrébin, tout comme la conception de l’écoulement
du temps est lu comme totalement machréquien.
Par ce mythe, l’on croit surmonter la contradiction Machreq dominant / Maghreb
dominé. Ce mythe de la supériorité arabe va naître et, au fur et à mesure que
l’Islam se propage parmi les autochtones, le propre se rétrécit et s’efface, et
l’étranger se propage et s’enracine. Le propre est à la fin inversé: il fait
partie de l’étranger et automatiquement de l’arabité. Opérant à travers ce
rapport complexe, il s’avère aussi une naissance «dynamique» de symboles
étrangers. Sa vitalité dépasse le physique pour se forger des représentations
métaphysiques, en conséquence il est perçu comme une tranche de la vérité
métaphysique, enseignée au monde entier. Le trait «sacré» de ce mythe, qui est à
rapprocher plus de l’arabité que de l’islamité, a de nos jours un investissement
«idéologique» extraordinaire, voire incompréhensible.
L’identification objective du mythe est communicable, c’est-à-dire il est de
nature culturelle; et c’est par la culture qu’elle est communiquée sous forme de
situations précises. Le complexe d’Uqba est à définir comme un acte inconscient
qui traverse la pensée, sous forme de représentations conscientes ou
inconscientes. Il peut ainsi organiser, arguer, renforcer et rationaliser le
quotidien chez le Maghrébin. Démuni d’un discours irrationnel, le mythe d’Uqba
explique l’illégitime historiquement. Il est nécessaire pour l’Arabe en Afrique
du nord: il y offre un rappel «historique» aux autochtones afin de créer
l’obédience continue. Il peut être imité, censé qu’il est d’être répété pour
qu’il s’investisse d’un discours de légitimité. Ainsi, tout acte négatif (ou
destructeur de l’amazighité) reproduit exactement ce complexe antique, déjà
refoulé, comme une répétition renouvelante du mythe.
Si le complexe se comprend par sa référence à l’objet, son conditionnement est
acquis et par les arabophones et par les amazighophones. L’adaptation à cette
idée se fait facilement. Il émerge de déterminations inconscientes. La
répétition du même acte «uqbien» (arabiser par la force et s’aliéner) devient un
fait naturel, logique et indiscutable. Un tel acte est «approfondi» par d’autres
conquérants, et aura définitivement le nom de «wala’a» (obédience au sultan)
avec Mussa ibn Nusayr, et «taessis dawla» (fondation de l’état) avec Idris
premier. Ce mythe mènera alors à l’annulation, définitive et effective, de la
confrontation des idées entre les deux pôles dissemblables. Uqba, en tant que
mythe fondateur, crée alors le Maghreb arabe, il en est l’origine, la création
et la fondation de ce mythe. Il fonde la cité Kairaouane (place de la guerre)
qui est vue par les intellectuels comme la fondation du monde maghrébin.
Ce mythe fondateur incarne le Pouvoir éternel. Il légitime l’institution «uqbienne».
Il est surhumain. Il développe des actions «imaginaires» ou impossibles ou
irrationnels. Il condamne: il est un rappel constant de l’amazigh «traitre»,
«criminel»… et parfois cela entraîne des exceptions d’être. (11)
V.- L’omniprésence du mythe fondateur d’Uqba
Le passé explique le présent. Y a-t-il une institution au Maghreb qui porte
le nom de Kuseyla ou de la Kahina? Le même esprit mythique règne partout: cette
négation ou absence révèlent qu’à un temps précis il y eut une approximation
violente entre le Machreq et le Maghreb. Aussi est-il que cet esprit machréquien
est toujours vivant et fort au Maghreb, aux dépens du maghrébin qui doit
s’effacer dans son authenticité.
Ce contenu hérité (substituer l’amazighité) est vu dans différentes formes.
Cette expérience est plurielle, elle se répète incessamment. Elle montre une
diversité de possiblement possibles qui ont lieu d’être à des époques
différentes au Maghreb. Partis politiques, institutions, administration, codes,
constitution, écoles… sont explicables de par ce mythe dans leur fondation
première. En général, le chef arabe incarne cette époque mythique où
l’implantation de l’arabité tend mécaniquement à se réaliser au Maghreb. Mêlant
l’appartenance raciale et l’héritage de la foi musulmane (universelle), il punit
l’originel et le corrige pour avoir «résisté» au système exogène.
Avec Uqba arabiser est bien dissimulé derrière l’acte de la conversion à
l’Islam. Cette action revêt une double signification: elle est présence et
absence amalgamées en jonction Machreq-Maghreb. Présence effective elle est,
quand elle concrétise cette continuité à arabiser les nord-africains, et absence
signifiante lorsque ce projet devient politiquement impossible, comme c’est le
cas de l’UMA (Union du Maghreb Arabe). Le pays de résidence d’Uqba, c’est-à-dire
la Tunisie, c’est lui qui intensifie encore le plus ce projet de dénaturation
(arabisation). Uqba est le pionnier de l’arabisation en Afrique du nord, ce
mythe se réalise au jour le jour et partout. C’est un acte réitéré, urgent et
accompli avec violence. Les premières croisades, faut-il le dire, commencent en
Afrique du nord, fait que renient les livres d’histoire. Chrétiens et musulmans
s’entretuent pour avoir les Imazighen dans un camp ou dans un autre. Les
Imazighen voguent d’un bord à l’autre, oubliant ce qu’ils sont, leur propre
camp. Seul l’amazigh nomade fut l’âme de l’amazighité inconquise et intègre. Ni
les chrétiens ni les musulmans ne purent la dompter définitivement. L’Eglise
puissante, qui s’inspire des écrits et réflexions de l’évêque amazigh
Saint-Augustin, n’a pas un effet total sur les autochtones –plutôt attirés par
les thèses donatistes. De même, l’arrivée tonitruante et rigoriste, d’Uqba qui
ne cessait de trahir, de mutiler nez, oreilles et doigts des sédentaires,
n’atteint point l’amazigh volant: les nord-africains choisirent le kharijisme.
De nos jours, en Afrique du Nord, valent acte d’agression contre l’Islam: fonder
un parti politique qui défend l’héritage amazigh, défendre le droit de
s’exprimer en tamazight, traduire le Coran en langue maternelle des Imazighen,
se référer à l’invasion sauvage des Arabes et parler de la marginalisation des
autochtones etc... Ce refus est hérité d’Uqba l’arabisant, l’exterminateur de la
différence. Le discours arabiste des partis, des associations de droits de
l’homme, de l’intelligentsia est salué haut et fort, pour nous il naît de cet
enchaînement de faits et d’événements lointains et proches lors de la conquête
uqbienne. Le rachat, à leurs yeux, est nécessaire. Et une conscience investie de
mensonges devait mouvoir tout. Et une scène «de race supérieure et de race
inférieure»: la race supérieure n’a pas le choix; elle est appelée à commander
(qui veut dire dominer). Et un mensonge fondateur qui signifie la négation,
souvent dit vérité, et qui s’impose au réel: L’enfer, c’est moi; et le paradis
c’est l’autre. Voilà l’équation fondatrice. Par extension, le mythe d’Uqba,
cette spirale ouverte sur l’Occident (en premier lieu l’Afrique du nord, et de
nos jours l’Europe et l’Amérique) ne cesse son mouvement giratoire, il est la
jonction de l’ici infernal et du là-bas paradisiaque… De l’ici à l’au-delà, de
l’enfer «terrestre» au paradis «céleste», la foi assure moins que la langue, le
voyage tant désiré par les damnés.
En conclusion…
Le premier récit de cette rencontre Machreq/Maghreb est peut-être réel, ou
bien selon l’expression de Claude Lévi-Strauss «un miroir grossissant» (cf. la
clôture du texte La Potière Jalouse) car la cité, le notable et le souk devaient
disparaître aux yeux du Conquérant oriental, même s’ils existaient, afin de
légitimer l’occupation et la destruction. Le machrequien recherche donc à fonder
sa cité, à nommer ses notables, à écouler les souks du Maghreb selon sa vision
propre, et à tout reconstruire à son image.
Ici, nous n’avons nullement l’intention d’avancer que cette définition
«historique» est à généraliser comme l’adéquate explication de la personnalité
«nord-africaine». Néanmoins, se connaître pour un peuple est un grand bonheur,
tant au Machreq qu’au Maghreb. Nous essayons de revisiter l’histoire. Disons:
les arabes ne furent point des libérateurs; ils considéraient le Maghreb comme
un vacuum. Toujours est-il qu’ils n’essayèrent jamais de comprendre cet univers
nu, à leur vision totalisante.
En Uqba il faut voir le commencement: le Maghreb, avant sa venue, était dans le
chaos infini!!! Son arrivée est l’amorce d’un contact réel, notamment d’origine
linguistique. De ces actes, l’on ne retient que des scènes de violence, de
coercition... A son sujet, pourquoi ne pouvons-nous pas parler d’impérialisme
linguistique de l’arabe en Afrique du Nord, comme de l’impérialisme européen en
Amérique?
Enfin, ce mythe qu’est Uqba a la fonction éternelle d’interdire et de censurer
toute aspiration à se connaître et à découvrir sa propre identité au Maghreb, et
au Machreq de s’investir comme seigneur légitime sur un univers qui prend fin
sur l’Océan Atlantique.
NOTES:
(1) Abu Abbas Naciri, Al-istiqssaa, tome 1, Dar Lkitab, Casablanca, 1997, p.130
(2) Cicéron, De har. Resp., 9.
(3) « Jizya » est le seul souci des conquérants arabes avant la conversion même.
Amr ibn Laass demande aux Libyens de Barqa (22 hégire) de payer coûte que coûte,
même s’ils devaient vendre leurs enfants. Ensuite, ce sont les Imazighen de
Lawat qui eurent également la « jizya », et ainsi de suite…
Par la conversion, l’Amazigh ne paie pas la lourde « jizya », et il ne reçoit
pas d’attaque physique (agression), il aura la paix au prix d’une agression
«pécuniaire».
(4) Asiouti, « Tarikh alkhoulafae », p.221.
« Dans maintes confessions des sultans dont nous citons la parole de Abdelmalik
Ben Marwan (Celui qui désire prendre une esclave pour la dégustation, qu’elle
prenne une berbère, celui qui désire prendre une esclave pour la procréation,
qu’elle prenne une persane, et celui qui désire prendre une esclave pour le
travail, qu’elle prenne une chrétienne.»
(5) Ajoutons à cela les événements suivants:
En 683, Kuseyla chasse les armées arabes de l’Ifriqya. Il accorde la vie sauve
aux musulmans. Kuseyla ne fit rien contre les captifs de Kairawan (enfants,
femmes et vieux), mais il les a sécurisés. Il meurt en 686 dans une bataille
contre les arabes.
La Kahina, prenant la relève de Kuseyla à résister aux envahisseurs, est
également tuée en 695 contre les Arabes. L’on dit, toujours selon les textes
d’histoire, qu’elle va confier ses enfants aux conquérants!!!!!!
En 704, Mussa ibn Nussayr a une autre politique en Afrique du nord: il instaure
le «walaa» rite qui existe toujours.
(6) C’est bien au XI siècle que l’islamisation s’achève en Afrique du nord, mais
l’arabisation se fait toujours sans succès (depuis l’invasion des tribus Bani
Hilal et Bani Salim). Plusieurs manuels d’histoire fixe à 150 000 arabes au VIIe
et VIII siècles lors des premières invasions, et 200 000 Hilaliens venus
d’Arabie au VIIIe siècle.
(7) Claude Lévi-Strauss et Didier Eribon, De près et de loin, Editions Odile
Jacob, Paris, 1988, p.194.
(8) Le terme « mythe » a pour étymologie le verbe grec « muthein » (parler,
converser) et le nom (muthos) qui signifie «parole», ensuite «récit transmis»,
et à la fin devient un « ensemble de symboles » ou bien « un récit symbolique ».
(9) Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Gallimard, Paris, 1969.
(10) Avant les invasions, l’année amazighe était en harmonie avec la nature
nord-africaine. (cf. M.P. Nilsson, Primitive Time Reckoning, Lund, 1929)
(11) Obligés à embrasser des systèmes étrangers, les Imazighen choisissent
l’intégrisme. Ainsi, le donatisme en réaction aux Chrétiens oppresseurs, et le
« kharidjisme » contre les Musulmans oppresseurs…
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