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"Les yeux secs", entre amateurisme et manipulation Par: B. Lounes (Universitaire, Grenoble, France) Alors qu’une ombre se profile mystérieusement dans les couloirs lugubres d’un bagne désaffecté quelque part au Maroc, une voix off nous apprend qu’il s’agit d’une femme qui vient de passer 30 années de sa vie dans les geôles royales, où elle a été jetée on ne sait par qui ni pour quel crime et oubliée là, comme on oublie un objet insignifiant, ni encombrant ni utile et qui finit de ce fait par être inexistant. Ses geôliers ne se sont aperçus de sa présence que lorsqu’ils ont buté sur son corps qui avait fini par faire corps avec les murs de sa cellule, au moment de la fermeture définitive du bagne, d’où elle a fini par être extirpée, "expulsée" presque malgré elle, tant elle avait peur du monde, un monde peuplé de fous "enfermés à l’extérieur". J’avais une hâte curieuse mais pleine d’appréhension de découvrir le visage de ce "fantôme", de voir de quelle manière ces années-là, que j’imaginais effroyablement longues et destructives, l’avaient creusé, de voir dans quel état de délabrement physique et moral un être humain et à fortiori une femme, pouvait sortir d’un tel cauchemar et je craignais réellement la vision de la "loque humaine" que le système carcéral marocain impitoyable avait fini par rejeter. Lorsque apparaît enfin notre personnage à la lumière du jour, j’avoue avoir été déconcerté par une femme d’un âge mûr certes, avec des rides certes, mais ni pliée par une vie de recluse dans des cachots étroits et humides, ni avilie par tant d’années de traitements inhumains et dégradants qui sont monnaie courante dans les pénitenciers marocains, ni maigre, en tout cas pas plus que vous ou moi, mais belle, altière, habillée pas chichement, ayant toute sa lucidité et, comble du luxe, dotée de la volonté de "changer le monde"! Après réflexion, je me suis finalement dit pourquoi pas, peut-être que les prisons royales ne sont en fait que des gentilles colonies de vacances ou des universités d’été et que les récits de l’enfer vécu par leurs survivants, Abraham Serfati, les frères Boureqat et bien d’autres encore, ne sont que des racontars… Je sais que ce n’était pas le sujet du film, mais un clin d’œil au passage sur ce monde d’atrocités, cela n’aurait pas été superflu. Ensuite, ce qui m’a choqué d’emblée aussi, c’est l’usage de la langue ou plutôt des langues: l’arabe pour les 3 rôles principaux, pour les rôles "nobles" en quelque sorte, et le berbère – le "chelha" comme disent les arabophones avec une pointe de mépris – pour les figurants, pour les rôles subalternes, pour les indigènes. D’ailleurs la réalisatrice reconnaît que parmi les principaux problèmes rencontrés lors du tournage, il y eut "la barrière de la langue: les femmes prostituées parlaient le berbère, moi l’arabe" (Libération-France du 5-05-04). De plus, comment se fait-il que Mina la mère et Hala la fille qui sont censées être toutes les deux des berbères, conversent tout le long du film en arabe? On peut supposer que la mère ait appris l’arabe en prison, et sa fille qui n’a jamais mis les pieds hors de Tizi? Il est vrai qu’elle était la chef du village et qu’au Maroc comme dans les autres Etats nord-africains, le chef doit nécessairement être arabe ou à défaut, "faire l’arabe". Sur le fond du sujet, celui du "plus vieux métier du monde", N. Nejjar dit avoir réalisé une fiction. Soit, mais lorsque le film repose sur des lieux (Tizi-n-Isli, Aghbala) et des personnages (les figurants) qui sont bien réels, la fiction prend la forme du documentaire et l’imaginaire rejoint une réalité bien actuelle mais pour la travestir. Ainsi, la réalisatrice filme un village de femmes (Tizi) "où les seuls hommes qui entrent sont ceux qui paient" lit-on sur l’alléchante affiche du film, ce qui ne correspond en rien à la vérité car Tizi-n-Isli n’est pas un "village de putains" (Télérama-France du 5-05-04) mais un village ordinaire, avec des gens de toutes conditions, comme dans n’importe quel village du Maroc ou d’ailleurs. Mais l’auteur du film suggère de manière sibylline et stigmatisante, on ne sait à quel dessein, que dans l’Atlas berbère, la prostitution est une activité ordinaire, généralisée, massive, un trait identitaire, une "spécificité" de la région affirme-t-elle péremptoirement (Telquel-Maroc, mai 2004). Le film nous montre d’ailleurs que les "clients" des "prostituées" de Tizi ne sont pas des étrangers comme on pourrait le penser mais des hommes du cru, qui y vont en procession, bruyamment, en chantant et dès leur besogne accomplie, s’échangent gaiement des "salamalecs", comme s’ils sortaient d’un café maure ou d’une mosquée. La chose ne serait donc pas honteuse mais banale, elle fait partie du comportement social habituel des gens de cette contrée. A la question "ces villages-bordels existent vraiment?", notre jeune réalisatrice enfonce le clou en répondant sans hésitation "oui, il faut aller en milieu rural, en périphérie de certains villages" (Libération, op. cit.). Assurément N. Nejjar connaît bien mal son pays –mais le pays berbère est-il le sien? – car si la prostitution existe sans aucun doute dans les villages berbères de l’Atlas et d’ailleurs, cela n’est en rien l’apanage de ces régions, et en tout cas certainement pas plus que partout dans le monde et sûrement beaucoup moins que dans les grandes villes marocaines comme Casablanca, Rabat ou Fès. Présenter la prostitution comme une "spécialité" locale berbère est donc pour le moins tendancieux et malhonnête. D’ailleurs, si les figurantes de Tizi devaient jouer le rôle de prostituées qu’elles sont censées avoir dans la vie quotidienne, pourquoi la réalisatrice leur a-t-elle caché le scénario du film en leur annonçant vaguement qu’elles allaient figurer dans un film sur "les traditions berbères"? Que répond la cinéaste aux 43 figurants dont 35 femmes qui dénoncent dans une pétition la manipulation dont ils ont été l’objet et qui affirment: "ce film a touché à notre dignité et à celle de notre village, et l’honneur de plusieurs femmes amazighes a été sali". Avec ce film, N. Nejjar prétend défendre la cause berbère, plus que celle des femmes. "Je ne suis pas féministe. Je suis minoriste" dit-elle. "Je déteste l’idée d’une masse qui empêche l’idée d’une minorité. Les berbères sont minoritaires tout en étant la moitié de la population du Maroc" (Libération, op.cit). Très bien, mais alors pourquoi notre avocate "minoriste" falsifie et souille l’identité berbère, exploite sans vergogne la candeur, l’ignorance, et la pauvreté des femmes et des hommes de Tizi et d’Aghbala, entretient des préjugés racistes envers une région démunie mais digne, qui a lourdement contribué à l’indépendance du Maroc pour en être exclue depuis plus de 50 ans? N. Nejjar devrait s'expliquer et présenter des excuses au lieu de réagir comme une enfant gâtée en déclarant de façon méprisante: "je fais ce que je veux, j’écris ce que je veux, comme je veux" (Telquel, op.cit). Les institutions marocaines telles que le ministère de la culture et la TV publique qui ont accordé leurs aides à la production de ce film n’ont-elles pas également une responsabilité au moins morale dans cette tromperie? Pour finir, ce film qui se veut militant mais qui ne dénonce rien ni personne, semble destiné particulièrement à un public occidental en mal de sensations fortes et d’images exotiques. Le décor naturel des montagnes du moyen Atlas est splendide, les clichés idoines sont réunis, on n’attend plus que les larmes de l’émotion pour nos yeux secs et l’avalanche de prix des festivals cinématographiques internationaux. Avec un peu de chance, le gouvernement pourrait même espérer quelque retombée pour le tourisme "sexuel" au Maroc? A moins que ces rêves futiles ne viennent se fracasser sur la détermination des figurants et des habitants de Tizi-n-Isli et d’Aghbala, d’aller jusqu’au bout de leur action en justice, pour que leur image d’honnêtes gens ne soit pas davantage traînée dans le déshonneur. (Juin 2004)
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