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“Marghighda”
et les Latifs de bois (Inspiré
de «Cendrillon» transcrit par Charles Perrault) Par:
Hassan Banhakeia (Université d’Oujda) À
la mémoire de mon père, celui qui disait à tout moment: Non,
non à l'éclatement des illusions.
Il était une fois
un paysan, veuf et père d'une fille naïve, qui prit pour seconde épouse une
veuve, brune, trop fière et méchante. Elle avait, elle aussi, une petite
fille. La mère et sa fille se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Et les
deux filles avaient le même âge. Le paysan adorait sa seconde épouse car
elle l'avait accepté comme mari, lui le primitif et elle la sainte. Le lendemain des
noces, la marâtre Aïcha se montra très irritée à la vue de la sale
Marghighda couchée dans des draps propres, auprès de sa fille. Elle lui
donna un coup de pied violent. A côté de la petite qui se réveilla en
sursaut, les larmes aux yeux, dormait profondément la petite Lalla Fatima. Ne
pleure pas si haut, tu vas réveiller ma petite! Imbécile, lève-toi et va
chercher de l'eau au puits. Arrête de pleurnicher comme une sotte! Ainsi commençaient
pour Marghighda les tâches de la maison: puiser de l'eau, cueillir des herbes
pour les animaux, balayer la basse-cour, laver le linge à la source, porter
le lourd cartable de Lalla Fatima jusqu'au seuil de l'école et à la fin
garder le troupeau jusqu'à l'égouttement dernier du jour. Le soir, Aïcha
expulsa Marghighda de la chambre à coucher pour les enfants: elle avait des
poux. Sa petite Lalla Fatima s'en plaignait beaucoup; les morsures de ces
bestioles sont dangereuses. Aussi les manières de Marghighda étaient-elles
celles d'une fille primitive: elle ronflait trop ou marmonnait des choses la
nuit. Elle pouvait être du règne des ogresses. C'est plus que probable. Ce
fut ainsi que le grenier accueillit la petite. Pas de paillasse, pas de draps,
elle ne trouva là rien que du foin et quelques cartons pour se réchauffer,
et l'odeur des cendres emplissait le lieu. Marghighda était triste, elle
pleurnichait: pourquoi de telles injustices? Pourquoi lui avait-on pris sa
place de toujours, là où sa mère l'avait mise au monde? La petite ne
pouvait pas protester; sa belle-mère ne comprenait pas sa langue «sauvage»,
un dialecte «fourretout», proche de celle des animaux dans laquelle elle gémissait
sans trêve. C'est pourquoi, la fille essaya au début d'en parler à son père: -Ma marâtre me
punit pour rien. Elle me méprise, je ne sais pas pourquoi. -Tu es une ingrate,
lui cria le père préoccupé par d'autres choses importantes de la vie dure.
Fais ce qu'elle te dit! Elle
m'a chassée de ma chambre. Ta
chambre? Tu oses dire cela, dévergondée. Obéis à ta nouvelle mère! Ainsi, la petite
s'habitua avec patience à ces abus sans rien proférer ni protester. En
outre, elle commença à comprendre la langue de Lalla Schrifa Aïcha, à la
maîtriser en dépit de quelques difficultés. Elle avait un accent horrible
et construisait pêle-mêle des phrases. La petite
Marghighda ne pouvait pas aller à l'école pour y apprendre parfaitement
cette langue car elle n'était pas inscrite dans le registre civil. Son prénom
n'était pas adéquat. Marghighda, avec
ses balbutiements et son hésitation à dire les choses, paraissait idiote
devant Lalla Fatima qui se sentait toujours encouragée par «Tu es sacrément
intelligente, ma fille!». Et, elle avançait des effronteries applaudies. Le
parâtre était une bonne personne, il l'embrassait; et la mère ne cessait de
lui faire des éloges. Marghighda n'en était pas jalouse: dans son cœur
n'ont pas de nid la jalousie ni la rancune. Lalla Fatima
s'irritait beaucoup à l'idée de se réveiller tôt, prendre son petit-déjeuner
et partir à l'école. Là, elle répétait à sa mère qu'elle s'ennuyait
beaucoup, et la mère de la rassurer: -Mon
cœur, tu t'habitueras. L'école, c'est bien! -Et
Marghighda? Moi aussi, je veux rester à la maison. -Marghighda est une sauvage. Mais toi, tu es une schrifa, tu
es appelée à avoir une éducation. Comme Lalla Fatima
ne comprenait rien à ces choses que lui disait sa mère, elle continuait à
se plaindre. Là, sur le seuil
de l'école au moment de rendre le lourd cartable plein de livres et de
cahiers à la petite Lalla Fatima, la petite Marghighda se plaisait beaucoup
à regarder cette fille ou l'autre, ayant le même âge qu'elle, se faufiler
parmi d'autres élèves, courir dans la cour, réciter des chansons étrangères
mais combien belles; elle rêvassait, sans oublier de guetter le mouvement des
brebis qui s'affolaient à se répandre dans un champ, à le parcourir à la
recherche de rares herbes. Là, dans les classes, les maîtres étaient très
bizarres: ils hurlaient trop à des enfants pétrifiés. Cela faisait peur à
la petite Marghighda qui
s'empressait à ramener ses brebis loin, très loin pour les faire disparaître
en pleine nature. Marghighda n'avait
pas de marraine, comme c'était le cas pour Cendrillon. Elle n'avait pas de fée
pour la protéger. Ses contes ou ses croyances étaient complètement bannis.
Une fois, la marâtre la surprit en train de parler au chat, en train de lui
raconter les tribulations de «Meqdidech», et voilà une rossée terrible
pour cette sotte et insolente fille qui persistait à préserver ces choses
dignes de la sorcellerie. -Tu vas oublier
tout ça! lui dit le père d'une voix résignée. -C'est tout
simplement un conte que me racontait ma grand-mère… -Oublie tout cela,
c'est de la profanation! Maintenant, les temps ont beaucoup évolué. Et la petite
Marghighda oublia tout cela. ہ
la place de la marraine, Marghighda voit naître le latif qui lui en
voulait… D'autres scènes
s'ensuivirent jusqu'au moment où la petite Marghighda
commença à apprendre la langue de la schrifa, qui pour la récompenser,
lui répétait cyniquement: -Ton dialecte ne
vaut rien. Il faut que tu t'en débarrasses, ma fille! Regarde, ton père! Il
ne dit jamais rien en berbère… Il a raison. La petite ne dit
rien. Elle avait très peur de l'ire de la marâtre. Le latif, le voilà,
qui va s'exploser de rage pour définir des calculs précis et précisés. ********* Il arriva que le
Roi appela ses sujets à scolariser tous les enfants du pays sans distinction.
Au village, il n'y avait que la petite Marghighda qui n'avait pas eu cette
chance. Le taux d'analphabétisme devait être réduit à zéro. Une honte
pour notre pays, au vingt-et-unième siècle, d'avoir un analphabète parmi
ses citoyens! Les enfants doivent aller tous à l'école. On décida alors de
la scolarisation hâtive de Marghighda. Avant cela, le prénom
pose problème: «Marghighda» n'est pas un prénom; il est à changer. Que
dire de Layla? Bon, elle s'appellera dorénavant Layla. Et le nom? Azizaw? Ah,
non! Alors Aziz. Si Marghighda veut aller
à l'école, elle s'appellera dorénavant: Layla Aziz. Dehors, les cris du
latif résonnaient fort. Des prêches
se multipliaient contre cette fille, sans nom authentique, ni nom approprié qui voulait, coûte que coûte, se civiliser. Afin de célébrer
cet itinéraire vers la civilisation, le Roi organisa une grande fête pour
que la nation fasse définitivement ses adieux à l'ignorance. Les temps noirs
chutaient dans le vide, d'autres temps commençaient. Ce n'était pas une fête
d'amour et de partage, mais aux yeux des courtisans une fête de calculs,
d'hypocrisie et de facéties. Comment éduquer Marghighda la sauvage?
Fallait-il le faire à coups de bâton pour qu'elle délaissât définitivement
sa langue? اa
non, les thèses des pédagogues et des scientifiques prouvaient que c'était
antipédagogique. En choyant la petite, en la louant, en la récompensant pour
ses prouesses mnémotechniques et sa célérité intellectuelle à remplacer
«Tafunast» par «Baqaratun». اa
oui. Mais, si elle ne se lassait pas de s'accrocher à sa culture, à sa
langue, il n'y aurait pas de raison pour ne pas la punir avec dureté. Il y
avait là une possibilité plus que probable. Cette Marghighda allait sûrement
irriter les maîtres et le directeur de l'école. On en informa le ministère
de l'éducation et les instances suprêmes des problèmes théoriques et
scientifiques à l'instant d'éntamer une telle expérience. Dehors, les cris du
latif continuaient à résonner fort. Des
prêches se multipliaient contre cette fille primitive, celle qui
allait rendre l'école étroite: trop d'élèves par classe et les plages
horaires déversées. Le jour de son
arrivée à l'école, Marghighda était habillée en fille civilisée. Elle n'était
pas à l'aise; sur sa peau elle sentait des sensations bizarres cheminer. Elle
n'avait pas de cahiers ni de livres, juste un cartable vide. C'est ainsi qu'on
planifiait, au début, la scolariser. Par semaine, elle aurait une heure et
quarante-cinq minutes pour s'éduquer. Elle parlerait en tamazight comme le
bon Dieu l'entend! Et eux, sur le tableau noir, ils allaient écrire à sa
place: ils allaient jouer avec le sinueux araméen pour transcrire sa voix
cahotante et rugueuse. Cette difficile graphie à apprendre sera ainsi facile
aux enfants pour tout apprendre, tout apprendre pour tout oublier. Le maître
Sidi Ahmed, un didacticien dit réputé pour son souci de l'objectivité,
affirma que cela était possiblement possible: pour «faire sortir»
Marghighda de son ignorance, la graphie était un problème technique et
scientifique. Oust aux temps ténébreux des discours idéologiques et
politiques! Par la technique techniquement technique, tout est possible. C'est
le même point de vue que nourrissait Schrife Mohamed, un autre pédagogue célèbre,
qui salua en ce geste le nationalisme ou le patriotisme ou les deux choses à
la fois. Marghighda dit non
à tout cela. Trop d'arrière-pensées édulcorées. Point d'idées à elle.
Elle dit non, non et non. On lui proposa
alors de choisir entre maintes graphies pour fixer sa parole.
Le débat était long: Que faire? Que diront les autres? Qu'est-ce qui
est possible? Qu'est-ce qui est impossible? A ces questions, Marghighda ne
comprit rien; elle opta pour le silence. Vaut mieux rester muette que de réfléchir
ainsi. Il faut penser à des choses plus pratiques et plus astucieuses,
insista une Voix à l'accent étranger, celle que personne ne peut identifier.
L'on dit qu'Elle est savante, inspirée et prophétique. Elle peut calculer,
mesurer, jauger, parfaire les plans avant leur réalisation.
La Voix disait que les latifs étaient puissants, plus forts que les
ogres. Marghighda de penser à l'astucieux «Meqdidech» qui peut vaincre les
ogres et les ogresses et leurs enfants. Elle refusa tous les enseignements.
Elle dit qu'ils étaient caducs, que la nature lui enseignait mieux que tout
cela. Dehors, les cris du
latif résonnaient plus fort. Des prêches se multipliaient contre cette fille
primitive qui entendait découvrir l'enseignemnt moderne et adéquat à ses rêves
sauvages. Quand on en informa
encore le Roi, ce dernier s'irrita plus de ce que ne pouvaient l'imaginer les
courtisans. Ses paroles sont difficiles à rapporter. C'est pourquoi, le
ministre dit ceci, le délégué répéta cela et le directeur décida de dire
à la petite un jour: Ma
petite, nous allons te laisser le choix! Toi seule, petite Marghighda, tu peux
décider. Que feras-tu pour ton enseignement? C'est vrai, vrai que tu es la
seule analphabète du royaume! Nous allons te scolariser, t'intégrer… Nous
allons te laisser la liberté pour… -Me laisser la
liberté? -Oui, tout le
choix! Et, les mots
manquaient terriblement à la petite Marghighda. Elle secoua énergiquement le
cartable où les sons du vide retentissaient encore, regarda le tableau noir,
hocha la tête. Elle reprit son sac toujours vide et repartit loin de l'école. L'on rapporta
encore au Roi le refus de Marghighda à rejoindre l'école: elle demandait
trop de choses. A quoi bon sa scolarisation! Non, dit le Roi, mon peuple a droit à l'éducation. Sans distinction. Recherchez la petite
Marghighda. Dehors, les cris du
latif résonnaient très fort. Des prêches se multipliaient contre cette
fille sauvage qui songeait d'une éducation singulière. La petite fille
sauvage avait déjà fui sa maison. Lalla
Schrifa Aïcha dit aux soldats que sa chère fille n'était pas là,
qu'elle n'avait pas besoin d'éducation. Elle veut rester une sauvage. Ces
gens ne peuvent pas évoluer. Voilà, notre honte! Dans un coin, le père se
lamentait en silence; il regrettait d'avoir mis au monde une fille aussi dévergondée.
Lui, à l'école du soir, il avait appris à sillonner son prénom et son nom: Abdelaziz Aziz. Il n'est plus analphabète, plus jamais. Grâce aux cheikhs,
aux mqadems, aux ajarrays et aux mokhaznis, la recherche ne dura pas
longtemps. Les soldats la trouvèrent cachée dans les fourrés cernant la
ville antique tombée en ruines. Ils la ramenèrent manu militari devant le
Roi. Dehors, les cris du
latif résonnaient trop fort. Des prêches appelaient à la mise à mort de
cette dévergondée. Devant le
Souverain, Marghighda se sentit très nerveuse. Elle ne put pas dire quoi que
ce soit; elle baissa les yeux. Les mots lui manquaient, une autre fois. -Que veux-tu, ma
fille? -Moi, rien. Les
autres veulent décider à ma place. -Explique-toi, ma
petite! -Tout le monde dit
comprendre beaucoup de choses de moi; ils ne me laissent jamais la liberté de
choisir à ma place. Je me connais, je crois.
Et si je choisis, ils s'écrient de rage, m'inculpent de sorcière,
m'humilient, m'humilient, m'humilient… Combien l'ire du
Roi était terrible: il punit les courtisans et les hypocrites. Il publia un décret
où il laissa à Marghighda la liberté de remplir son cartable, d'avoir ses
heures légitimes à l'école et choisir son itinéraire dans l'école, comme
tout le monde, sans distinction. ******** Que retenir de
cette histoire inachevée? Ces deux moralités.
MORALITÉ L'amour de l'autre
est un bonheur rare, Et de l'aimer
jamais on n'en pense Qu'au moment du
coup péremptoire Celui qui le met
bas, le tue bien.
C'est ce que
Marghighda fait voir aux autres Rien ne se passe en
l'instruisant autrement Quelque chose
meurt, quelque chose renaît (car ainsi s'écoule
la vie des Imazighen)
Amour de l'autre,
cette qualité vaut mieux que la vie, Pour tuer un corps,
pour en venir à bout, La bonne forme est
la vraie politique D'enseigner
tamazight sur d'autres enseignes.
AUTRE MORALITÉ C'est sans doute un
grand exploit D'avoir Marghighda
instruite, Elle qui nageait
dans les mares de l'ignorance Qui
s'enorgueillissait à vivre bas,
Que le Ciel en soit
témoin; Si vous n'avez pas
de marraine, Laissez le bâton résonner
A la place de la
baguette magique.
Dehors, les cris du
latif résonnaient extraordinaires: «Marghighda à l'écoleت!
Quelle humiliation!» Cette humiliation
devient profanation. La profanation se fait ensuite athéisme. A la fin, il
n'y a que des fins finies. Ceci est un conte,
Marghighda reste éprise de ses cendres, elle ne se marie jamais: elle n'aura
pas probablement beaucoup d'enfants. Du bonheur, s'il vous plaît, n'en
parlons pas! (Fin)
Commentaire «simple»: L'histoire de
Marghighda est l'histoire de l'amazighité, dans ses détours et ses malheurs. ةtrangement
le conte de Marghighda m'obnubile continûment. De l'enfant, je garde cette
histoire merveilleuse. Elle hante ma vision, surgit au moment d'expliqer le
monde. Vrai, le conte est l'existence dans tous ses états. D'une part, il y a
la pauvreté, la faiblesse, l'opprobre et
l'humiliation. D'autre part, il y a la richesse, la force, la gloire et le
cynisme. Marghighda traversera ces deux contrées, le cœur grand et la
conscience tranquille… Après le monde des
illusions, pour cette petite fille il ne reste que ce monde, le nôtre.
(H. Banhakeia)
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