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Les dimensions amazighes du patriotisme marocain Par: Aïcha Aït-Hammou «On ne peut pas cacher indéfiniment à un peuple son histoire. Il finit par la connaître et par l'écrire lui-même.» Ferhat Abbas Ce fut dans la vallée de Taghiya n Ilemchen à une vingtaine de kilomètres de Tinghir qu'Assu u Baslam, «ce très remarquable homme» comme le décrit David Hart, qui devait incarner le carnage et la bête noire à l'envahisseur français aux débuts des années trente du siècle dernier, avait vu le jour autour de 1890. Taghiya est un paysage naturellement beau dont le centre est matérialisé par Ighrem, le village: des habitations en terre battue fortifiées et dont l'enceinte est un mur assez haut dont la seule entrée est un grand portail qui devait être fermée et surveillé toute la nuit. Assu u Baslam devait avoir aux environs de quarante ans au moment où il avait pris les fonctions du général en chef de la grande bataille de Bugafer. Son père, Ali u Baslam n Ayt bu Tighuraten du clan des Ilemchen, fut l'administrateur de la localité, amghar n Tamaziret. Un académicien français de l'époque, Henri Bordeaux, qui l'avait certainement rencontré en personne parce qu'il s'était rendu sur place pour enquêter à Bugafer, juste un an à la suite des événements, le décrit en disant qu'Assu u Baslam «était un homme au beau visage grave, au corps maigre et musclé, impassible et indifférent d'apparence, mais fier et plein de dignité, et qui imposait la confiance.» (Réf. Henry Bordeaux. L'épopée Marocaine, Henri Bournazel, Plon, 1935. p.306.) La bataille dont il fut le général en chef a eu lieu à Bugafer dans la région de Saghru. Le même auteur se demandait, «Qu'est-ce donc que ce Djbel Sagho où devaient se livrer quelques-uns des durs et des plus coûteux combats de toute la guerre du Maroc ?» (H.B. p.304.) Saghru (Ighrem Amazdar) fut le siège de la capitale et le point de convergence de la confédération des Aït-Atta qui est décrite comme étant «les tribus les plus guerrières de tout le Maroc.» (H.B. p.330.) Leur résistance aux envahisseurs étrangers a été attestée par d'autres chercheurs et elle se justifie par l'organisation socio-politique qu'ils avaient fondée afin de faire régner la paix et la sécurité sur le grand territoire du centre-sud du Maroc qu'ils occupaient. Le commandement global de la bataille de Bugafer sous la direction du général Assu u Baslam a été une des raisons du succès de la résistance malgré les pertes humaines encourues. En effet, «leur longue résistance se fut émiettée plus vite sans lui [Assu u Baslam]. Il fut l'âme des assiégés.» (H.B. p.306.) A la fin de la bataille, au cours des négociations avec le colonisateur, Assu u Baslam avait lancé au commandant Boyé: «Ta parole vaut la mienne…» et le commandant de réponde: «Oui ma parole vaut la tienne…» Puis, «au retour de l'entrevue, Asso-ou-Baslam fut blâmé par les femmes. Elles voulaient tenir jusqu'à la mort.» (H.B. p.333.) La femme amazighe avait pris part au combat et avait fait preuve de courage et de ténacité dans cet univers où la mort rôdait au moindre mouvement. Elle avait soutenu les combattants en les encourageant et en les poussant à résister lorsque le découragement, inévitable dans de telles situations, ne manquait pas de les effleurer. Elle s'était portée volontaire pour aller chercher de l'eau dans les sources avoisinantes malgré le risque de la mort qui la guettait. En effet, «les mitrailleuses braquées sur les points d'eau ont beau jeu d'interdire le ravitaillement de la dissidence. Les femmes s'y font tuer, mais continuent.» (H.B. p.319.) Plusieurs ont été tuées en voulant faire ce geste indispensable pour la poursuite de la résistance. D'autres avaient remplacé les combattants qui venaient de tomber en martyrs sur le champ de l'honneur en saisissant l'arme car «leurs femmes veillent à rassembler les isolés, distribuent les munitions, prennent la place des mourants, et font rouler sur les assaillants d'énormes pierres qui sèment la mort jusqu'au fond de l'oued.» (H.B. p.325.) Puis, «quarante-deux jours de bombardement diurne et nocturne, venu du ciel et de la terre, quarante-deux jours de privations, de manque de sommeil, de manque d'eau. Quarante-deux jours, outre les deux grands assauts qui avaient échoué, de grignotage partiel où peu à peu nos troupes occupaient un promontoire, un versant, un épaulement, resserraient l'étreinte, où les veilleurs de jour et de nuit ne quittaient pas leurs armes, remplacés par des femmes s'ils défaillaient. Quarante-deux jours enfin passés avec un bétail affolé et hurlant à la mort, avec des cadavres décomposés, dans l'impossibilité d'abreuver tous ces animaux épouvantés (…) Ah! Si parmi ces Berbères, se fut trouvé quelque poète, quelle chanson de geste n'eut-il pas composé avec ce long Roncevaux d'agonie, avec ce drame infernal qui tient du prodige ! Et sur la Djema el Fena (…) quelle ronde ne se fut pas nouée autour du conteur qui aurait dit l'épopée berbère du Djebel Sagho! »(H.B. p.333.) Des poètes à Saghru? Il y'en avait eu. Des poétesses avaient chanté le drame morbide qui fut celui de cette morte lente dont furent victimes 7.000 résistants et 25.000 têtes de bétail. (réf. David Hart. The Ait 'Atta of Southern Morocco. Daily life and Recent History, MENAS, London. 1984. p.176.) Ces poèmes que ma grande-mère chantait encore avant sa mort avaient bel et bien existé. Néanmoins, certains membres de notre élite intellectuelle marocaine, notamment l'élite arabisée, n'a pas daigné consacrer son temps précieux pour enregistrer ce qu'elle considère comme étant des «chantonnements des grands-mères» qui n'eussent pas été dignes d'un "intellectuel" rivé qu'il est sur son propre moi, sur son idéologie arabiste importée et qui lui assurait ses propres prérogatives, politiques et économiques. Le mot "berbère" invoque pour ces "intellectuels" de crue l'idée d'inférieur, de rétrograde et de mesquin. Pourquoi perdraient-ils leur temps et leur énergie et s'abaisser en allant chercher une grande-mère qui leur appendrait qui ils sont et ce qu'ils doivent écrire et dire à la postérité à propos des actes héroïques dont la terre marocaine fut le théâtre? Pourquoi consacreraient-ils le moindre effort en vu d'enregistrer des poèmes qui avaient eu la malchance d'être formulés dans une langue autre que l'arabe classique qui fait désormais l'objet d'un culte? La notion même de "culture", chez nos "intellectuels", devient un terme abstrait et métaphysique qui dépasse l'entendement humain et qui aspire à la construction d'une culture imaginaire dont les éléments sont importés ou de l'Orient ou de l'Occident et qui sont loin de toute réalité marocaine. Le général Assu u Baslam avait eu son homologue du côté français, qui n'était autre que le notoire capitaine Henri Bournazel, qui avait tenu en échec la résistance du Rif conduite par le héros Abd l-kerim. A Bugafer, face à Assu u Baslam, le capitaine Bournazel n'a pas pu tenir son pari qui était celui de faire échouer les plans de la résistance. Laquelle résistance était acharnée et bien conduite car «précédemment les tribus que nous avions combattues avaient cédé assez vite à notre pression. Celles-ci agiraient sans aucun doute de la même manière. Or elles manifestèrent nettement qu'elles continueraient la lutte et ce fut le choc redoutable». Bournazel n'a pas pu s'empêcher de déclarer «Le Sagho, c'est le Sagho.» (H.B. p.308.) Lui qui s'était fait un nom dans les tueries qu'il avait perpétrées aux différentes résistances amazighes à d'autres endroits, il avait fini par périr comme tant d'autres officiers et sous-officiers français sous les balles des combattants du Saghru dont les moyens étaient pourtant dérisoires face aux bombes et aux avions français. La situation matérielle des combattants fut dramatique parce que «n'avait-on pas vu descendre de la montagne et se rendre au petit jour une femme parvenue au bout de son terme et qui, le lendemain, accoucha de son enfant (…) ?» (H.B. p.332.) Puis, «un an plus tard, lorsque je suis allé au bord de Bou-Gafer dont je n'ai gravi que les dernières pentes, les chacals et les oiseaux de proies qu'on appelle des charognards déterraient encore des cadavres ensevelis sommairement au sommet de la montagne. Le lieutenant Cramaille, du 32e goum, qui y était monté récemment et qui avait pris part à l'opération, me représentait ce sommet comme un charnier où l'on ne pouvait demeurer, tant on y découvrait encore, après une année, des restes humains à demi décomposés et mêlés à la terre.» (H.B. p.334.). Je suis incapable de lire ces lignes sans émotion et sans souvenirs à la mémoire de nos martyrs, de nos combattants glorieux, à la mémoire des familles déchirées et des orphelins dont on a, semble-t-il, oublié toute gratitude en voulant effacer toute trace dont la langue et la culture constituent les meilleurs représentants. Si j'avais la chance ou la malchance d'être présente à cette bataille, je sentirais l'odeur du sang et de la mort, je verrais la tête de mon grand-père fracassée par une balle ennemie en plein front, je sentirai l'odeur des dépouilles dans un état de décomposition avancé. Je verrai les enfants pleurer, terrorisés qu'ils sont, en face de leurs parents tués devant leurs yeux, en train de se décomposer sans qu'ils puissent rien faire. Je les verrais mourir dans les bras de leurs mères par manque d'eau et de soins. Je verrais la détresse des femmes en train de préparer un semblant de repas pour les combattants dans des conditions inhumaines où règnent l'odeur de la mort, le froid et la soif. Je les verrais se disputer laquelle serait la première à aller chercher l'eau dans les puits surveillés par les mitrailleuses de l'ennemi prêtes à tirer à tout moment, et ainsi se proposer la première en martyr avant les autres femmes qui la suivront sans hésiter. Des témoins oculaires, qui avaient participé à la bataille de Bugafer, me racontèrent que le sang, mêlé à l'eau, coulait en plein milieu de la montagne de Bugafer. Les combattants recourraient à la ruse pour tromper les assaillants; ils leur allumaient des feux, un peu partout, là où il n'y avait personne et aussitôt des bombardements par mortiers et par avions pleuvaient sur ces endroits, ne tuant évidemment aucun résistant parce que ce n'était qu'un piège pour leur faire perdre leurs munitions. Il est juste de noter également que l'ensemble des fractions de la confédération des Aït-Atta étaient représentées dans cette bataille car «aux débuts de 1933, un millier de résistants se ressemblèrent là-bas [à Bugafer], avec toutes les fractions et clans représentés.» (D.H. p.176.) A la fin de la bataille de Bugafer, le colonisateur avait reconnu son échec car «Là où le capitaine Bournazel avait échoué, qui pourrait réussir? Il n'y eut pas de victoire de Bou-Gafer. Les assauts avaient été payés trop cher et d'un sang trop généreux (…) Avait-on jamais rencontré un adversaire aussi résolu? Aucune compagne coloniale, dans aucun pays, n'avait dû briser une telle résistance de l'homme et du terrain.» (H.B. p.332.). Cependant, les pertes furent trop importantes pour les résistants des Aït-Atta car «nous avions perdu, tués, ou blessés, près d'un millier d'hommes, et les dissidents douze cents.» (H.B.p.334.). Mille deux cents (1200) personnes, d'autres sources disent 1400, décimés pendant les assauts puis le siège de Bugafer, mille deux cents personnes assassinées pendant que certains "patriotes" fêtaient la victoire avec l'intrus français en lui composant des vers poétiques pour le féliciter. La plupart de nos martyrs avaient péris par la soif et non pas par les balles de l'envahisseur, mais quelle est la différence ? Que traduit l'ampleur de cette résistance si ce n'est un attachement sans faille à la terre et au territoire national qu'il s'agissait de défendre avec toute l'énergie dont on dispose, fut-il au prix de la vie et des déchirements qui n'avaient pas manqué de faire des ravages parmi les familles des combattants? Ce fut une preuve déconcertante et démonstrative que les Imazighen sont des patriotes hors paire. Ces faits, il faut les rappeler, de temps en temps, à la mémoire de certaines personnes parce que l'on est surpris aujourd'hui lorsque la langue de ces hommes et de ces femmes, qui avaient accablé le colonisateur en offrant leurs vies sur le champ de l'honneur et pour la patrie, ne vaut pas la peine d'être sauvegardée par les moyens qui s'imposent. L'on se demande pourquoi certains font barrage et nous annoncent leur refus d'inscrire le tamazight dans la Constitution marocaine. L'on est étonné lorsque les petits enfants d'Assu u Baslam n'ont pas le droit d'apprendre leur propre langue, la langue avec laquelle fut conduite la grande bataille de Bugafer et qui a montré, si besoin était, la nature du patriotisme que ces gens témoignaient à la patrie. Cette démarche de négation nous montre à quel point certains veulent s'approprier la défense de la patrie et réduire les autres à néant tout en ne présentant rien de notable à cette même patrie qu'ils prétendent vouloir unifier, uniformiser et réduire à ce qu'elle n'est pas et à ce qu'elle n'a jamais été. L'on se pose des questions lorsque certains veulent effacer toute trace de cette civilisation qui avait tant nourri et nourris encore des âmes qui sont prêtes à se sacrifier pour le pays dont on ne leur a présenté pourtant qu'une image déformée et fabriquée dans les manuels d'histoire. A la suite de cette bataille finale de Bugafer, qui avait mis un terme à ce que le colonisateur appela la "pacification du Maroc", le "patriotisme" s'était dès lors réduit à occuper un fauteuil avec un gros salaire et des titres de gloire, bien mérités semble-t-il, tandis que les dépouilles de nos martyrs n'ont pas mérité un enterrement en toute dignité et furent dévorées par ce «qu'on appelle des charognards», comme dit l'autre. Ils ne méritent même pas un rappel et un souvenir à leur mémoire qui soit à la hauteur de leur gloire dont les Français, leurs ennemis, les avaient pourtant comblés puisque «le général Huré voulut accorder aux vaincus les honneurs de la guerre. Il leur laissa leurs armes et les fit secourir et ravitailler. Nous avions eu en face de nous les meilleurs guerriers berbères.» (H.B.p.334.). Ces gens ou leurs ancêtres qui réclament aujourd'hui le privilège d'avoir défendu le pays n'étaient pas là, au cours de cette bataille, pour casser par une attaque arrière le blocus de 42 jours que les colonisateurs français avaient imposé pour tuer des femmes et des enfants innocents. Ils avaient au contraire fourni des contingents pour le renforcer en attendant l'issue de la bataille pour savourer, avec l'intrus, le méchoui de la victoire. Maintenant, ce sont les amazighophones qui sont des traîtres et des agents du colonialisme occidental, eux qui n'avaient jamais failli à leur devoir de défendre le pays, eux qui avaient péris sous les balles des colons par refus de l'humiliation, qui ne se sent jamais résignés à la colonisation sans combattre. Ce sont eux les racistes, parce qu'ils réclament leur droit juste et légitime d'apprendre leur langue. L'on s'étonne de l'ingratitude de certains panarabistes qui défendent les causes du moyen orient arabe, dont ils sont des citoyens paraît-il, et déploient toute leur énergie pour contribuer le plus possible à effacer la trace de la langue de nos héros nationaux qui avaient donné une leçon au colonisateur avec leurs modestes moyens. L'on se demande par quelle logique et en vertu de quel principe et de quelle morale cet acharnement a redoublé afin de souiller la mémoire de nos ancêtres qui avaient offert leur vie pour sauver la notre. Si les hommes oublient, l'histoire, elle, elle n'oublie pas. La vérité l'a toujours emporté sur le mensonge et la démagogie, quel que soit le temps qui leur est accordé. L'Homme est né libre et il entend le rester; l'effondrement de l'URSS, de la Yougoslavie et de tant d'autres pays, fondés sur une histoire mensongère et inventée, prouve que l'histoire ne s'impose pas à un peuple par la force, mais au contraire, c'est lui qui en est le fondateur par le geste quotidien. Un jour viendra où nous serons obligés de nous confronter à nous-mêmes, où nous n'aurons d'autres choix que celui de nous regarder en face tel que nous sommes et non pas tel que certains veulent que nous soyons. Un jour, nous réécrirons l'histoire telle qu'elle s'est passée et non pas telle que certains l'imaginent et nous l'enseignent. Assu u Baslam avait perdu certains membres de sa famille dans ce combat dont sa fille Fatima âgée de seulement treize ans et qui a été assassinée par les balles ennemies au moment où elle s'était rendue au puits pour chercher de l'eau. A la suite de ces événements, la politique coloniale partagea le territoire des Aït-Atta entre deux provinces pour diminuer et annuler la solidarité qui les avaient toujours unis depuis des temps immémoriaux. Une partie est échue à la province Kasser-Souk (l'actuelle Errachidia) et l'autre à Ouarzazate. Feu Assu u Baslam s'était éteint aux environs de 1960, à l'âge de 70 ans à peu près. Ce fut un homme, un modèle, un modèle de patriotisme et un homme d'honneur qui n'a jamais failli à ses devoirs. Sa mémoire nous interpelle, ce n'est pas après sa disparition que l'on doit s'acharner sur ce qui incarnait l'identité d'une personne. Nous n'oublierons jamais vos sacrifices. A Bugafer, aux sommets du Rif ou aux confins du Souss ou des Atlas, vous êtres tous des nôtres et vous avez été morts pour la patrie, pour nous. Aïcha Aït-Hammou, 12 Juin 2001.
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