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Débat sur l'orthographe amazighe Monsieur Iduahmane Mohammed de Rabat nous a écrit l’article suivant: «Le présent texte propose quelques petites modifications à votre manière phonologique de transcription en vue de l'adoption d'une écriture orthographique. Il s'agit seulement de faire distinguer quelques pronoms et prépositions en utilisant le “e”, puisqu'il est presque muet dans notre langue, et qu'on peut négliger en prononciation. - d: (avec, concomitant) = ede: Uday ede we mazigh -d: verbe copule marqueur de prédication nominale = de: netta de a mazigh. -d: datif marqueur du rapprochement = ed: ye eddue ed we mazigh (idda d umazigh) -s: (avec, instrumental) = ese: are e sawalegh ese te mazight -s: lui = es: ghur es, deg es.. -s: (vers, parler de Souss) = se: ye ftue se te gemmi (ifta s tgemmi) -n: (de, possessif) = ene: a ghmis ene te wiza -n: datif marqueur d'éloignement = en: ye eddue en we regaz -n: indice personnel du 1ère personne du plr = ne: ne edder de i mazighen.
-dt: (le complément d'objet direct): et: ye zsree et (masc) [izvra dt] -t: la (c.o.d) = ett (t): ye zsree ett (fem) [izvra t] -t: indice personnel du 2ème personne du singulier = te: te edderet -t: article féminin décliné = te: ta ghuri ene te meghart, ta meghart ene te ghuri Arteyyura.. Je termine en vous souhaitant bonne santé et excellente année. Tudert i tmazight, tudert i Tawiza»
Commentaire de Mohamed BOUDHAN
I- Une notion fondamentale: La pertinence La notion de “pertinence” est capitale pour la compréhension de la logique d'une langue donnée, que ce soit sur le plan des mots formant les phrases, ou celui des sons (phonèmes) constituant les mots. La ”pertinence” découle du principe d'“économie” inhérent à toute langue. On peut définir la “pertinence” ou ce qui est “pertinent”, s'agissant de la langue, par ce qui suit: «Un élément est pertinent si, et seulement si, son absence devient source d'équivoque, d'imprécision, de confusion de sens, ou de redondance». II - Appliquons maintenant cette définition aux propositions de Mr Iduahman: 1 - L'ajout du schwa “e” au début, à la fin, ou au début et à la fin d'un mot ou d'une préposition, comme dans les exemple du texte de Mr Iduahmane: “ede”, “de”, ed”, “ye”, “ese”, “en”…. A - Pourquoi écrire “Uday ede we mazigh” avec “ede”, au lieu de “Uday d umazigh” avec “d” , si la première phrase, en comparaison avec la seconde, ne lève aucune équivoque possible, ne nous fait éviter aucune confusion de sens éventuelle, ne précise pas davantage la signification de l'énoncé, ne supprime pas d'éléments redondants? Il est évident donc que l'ajout de “e”, dans tous les exemples cités par Mr Iduahmane n'a aucune pertinence; la présence de ce “e” est égale à son absence, il est inutile et superflu dans l'énoncé. Au contraire, il devient un élément redondant puisqu'il apporte la même information qu'on obtient avec mois d'éléments, avec seulement “d” au lieu de “ede”. Sur le plan pédagogique, l'ajout de lettres non pertinentes, qui n'ont pas d'utilité ni de fonctions, peut créer des difficultés supplémentaires d'apprentissage de l'amazigh pour les petits enfants au début de leur scolarité. B - Commencer un mot en mazigh par un schwa (e) est une influence manifeste de l'arabe. C'est l'application à l'amazigh d'une règle fondamentale en arabe qui dit: «Les arabes ne commencent pas l'énoncé avec une consonne et ne le terminent pas avec une voyelle» العرب لا تبتدئ بساكن ولا تقف على متحرك. Je n'ignore pas que même les doctes de l'INALCO aiment ajouter ce “e” au début des mots d'une seule consonne, comme “g” (faire) et “c” (manger) qu'ils écrivent “eg” et “ec”. Quant à ajouter le “e” à la fin d'un mot, ça ne peut être qu'une imitations et une influence du Français. L'amazigh continue, sans qu'on s'en rende compte, d'être un otage de ces deux langues (l'arabe et le français) à cause de leurs fortes présences en Afrique du nord. On croit élaborer les règles grammaticales propres à la langue amazighe, alors qu'on ne fait souvent que transposer les règles de l'arabe et du français à l'amazigh. Il paraît que la constitution d'un front de libération de la langue amazighe du joug de l'arabe et du Français s'impose! C - ةcrire un mot amazigh avec “e” à la fin ou au début, non seulement ce n'est pas pertinent, mais ça n'a pas de sens, puisque la seule fonction, la seule pertinence de “e” c'est d'être un “lubrifiant” qui facilite la prononciation des mots formés d'une chaîne de trois consonnes ou plus, comme “sker” (faire). Le “e” doit donc être placé seulement entre consonnes, et non pas l'inverse, comme le fait Mr Iduahmane, c'est à dire placer des consonnes entres deux “e”. 2 - L'écriture orthographique: Mr Iduahmane nous propose de séparer l'indice personnel des radicaux des verbes conjugués - “ne edder de i mazighen”, au lieu de “nedder d imazighen” - pour obtenir une écriture orthographique. Mais c'est quoi une “écriture orthographique” si ce n'est pas une écriture qui fait que le texte écrit ne prête pas à équivoque, qui le préserve de toute confusion de sens, en élimine les redondances possibles et le rend précis et facilement compréhensible? On trouve là la définition de la “pertinence”. Une écriture orthographique, c'est donc une écriture “pertinente”. Le critère est toujours la notion d'or qui est la “pertinence” Revenons à la séparation de l'indice personnel du radical du verbe: si cet indice sert à désigner la personne (1ère, 2ème, 3ème du singulier ou du pluriel), ce même rôle est joué pleinement par le même indice tout en étant attaché au radical. Pourquoi l'en séparer donc si cette séparation n'apporte rien de pertinent ni de plus? Il faut se rendre compte qu'une écriture, dans une langue donnée, n'est pas orthographique parce qu'elle est différente de la pratique orale de cette langue. Non, une écriture est orthographique si les éléments scripturaux jugés orthographiques sont pertinents, comme “Ils parlent” en français: Ici on a une écriture orthographique, non seulement la réalisation écrite de cet énoncé est différente de sa réalisation phonétique - ilparl -, mais parce que les éléments non phonétiques (s, ent), présents et ajoutés à l'écrit sont pertinents: ils permettent de distinguer le singulier et le pluriel. Mais on peut trouver des cas, dans d'autres langues, où il n'y a pas de différence entre la réalisation scripturale d'un énoncé et sa réalisation orale et phonétique, sans que cela signifie que cette langue ne s'écrit pas suivant des règles orthographiques. Exemple: en espagnole (le castillan), on écrit “habla” (il parle) et “hablan” (ils parlent) comme on les prononce. Ce qui distingue ici, en espagnole, le singulier du pluriel, ce ne sont pas des signes scripturaux comme en français, mais des signes phonétiques qui deviennent orthographiques parce qu'ils sont pertinents. Et personne n'ose affirmer que l'espagnole est une langue qui s'écrit sans règles orthographiques, puisqu'une langue sans règles orthographique est, par définition, une langue qui ne s'écrit pas. Car écrire, c'est obéir à certaines règles que l'on observe pas dans l'oral. C'est la même chose pour l'amazigh: on écrit “yessawal” (il parle) et “ssawalen” (ils parlent) comme on les prononce. D'ailleurs on remarque que l'amazigh, dans ces exemples, est plus “orthographique” que l'espagnole, parce que “yessawal” et “ssawalen” ne nous renseignent pas seulement sur le nombre (le singulier et le pluriel) comme en espagnole, mais aussi sur le genre (le féminin et le masculin). Ce qui est plus pertinent, donc plus “orthographique”, mais aussi plus concis que le français où on obtient le même résultat avec plus de mots et plus de lettres (“ils parlent” ou lieu de “ilparle”). Pourquoi donc écrire les indices personnels séparés des verbes conjugués si cette séparation n'a aucune utilité, aucune fonction, aucune pertinence, sauf vouloir faire comme en français? 3 - L'article: Il va de même pour la séparation de l'“article” du nom qu'il accompagne comme nous le propose Mr Iduahamane. “Taghuri” et “tamghart” devraient s'écrire, selon lui, “ta ghuri” et “ta meghart”. Ici encore on doit faire appel au concept de “pertinence”. Quelle fonction jouerait cette séparation de ce que l'on considère comme article du nom qu'il précède? Aucune. Cette séparation n'a aucune pertinence. Sa seule raison c'est de faire comme en français. Bien sûr la France continue de nous “coloniser” toujours. La colonisation dont il est difficile de se libérer n'est pas la colonisation de la terre, mais la colonisation des esprits. Transposer les règles du français à l'amazigh est une greffe dangereuse qui peut nuire gravement à la santé de notre langue, parce que les règles du français ne sont valables que pour le français dont elles traduisent la logique interne propre et spécifique à cette langue. Chaque langue a sa logique propre et spécifique qui donne des règles syntaxiques et orthographiques propres à cette langue. Je suis sûr que si la langue espagnole avait la même place en Afrique du Nord que le français, personne ne proposerait à séparer les indices personnels des verbes conjugués, ce serait un non sens parce que la langue de références, qui serait l'espagnole, les écrit attachés aux verbes. Et si nous ne connaissions que la langue arabe sans aucune autre langue européenne, proposerions nous ne séparer l'article du nom? Non, personne n'y penserait parce qu'on arabe l'article est toujours écrit avec le nom. Les règles grammaticales et orthographiques d'une langues doivent être construites à partir des spécificités propres à cette langues et déduites de sa logique propre, sans aucune références à d'autres langues, sauf quand il s'agit de faire des études comparatives. 4 - l’oral et l’écrit: Si l'écrit est toujours différent de l'oral, parce que l'écrit est un niveau supérieur de la pratique de la langue, cela n'implique pas que l'écriture orthographique est une écriture qui doit être nécessairement différente de l'oral, du parlé. Les degrés de cette différence dépendent de la logique et des spécificités propres à chaque langue. Ainsi, cette différence entre l'écrit et le parlé peut être grande, comme en français ou en anglais, petite ou nulle comme en espagnole ou en amazigh. Il s'en suit qu'une écriture n'est pas “respectable”, comme le pensent certains auteurs amazighs, parce qu'elle s'écrit d'une façon différente de la réalisation phonétique de cette langue. On voit que le modèle et la référence pour ces auteurs est le français. Une langue “respectable” n'est pas la langue qui s'écrit selon des règles orthographiques inspirées du français, mais c'est celle qui se pratique et s'écrits suivant ses règles propres, qui traduisent sa logique propre, même si ses règles font que l'écriture de cette langue n'est pas très différente de sa réalisation phonétique, comme en espagnole. Le critère c'est toujours la pertinence, comme on l'a vu. D'ailleurs, sur un autre plan qui est pédagogique, la différence entre la réalisation scripturale et phonétique d'une langue n'est pas un avantage. ça peut être un handicap. En effet, plus l'écriture d'une langue s'éloigne de sa pratique orale, plus il y aura de difficultés d'apprentissage de cette langue pour les petits enfants. Plus la différence est grande entre l'écrit et l'oral, plus on doit fournir d'efforts comme si on apprend deux langues différentes. A ce propos, il est établi que l'apprentissage de l'espagnole pour un enfant dont la langue maternelle est l'espagnole, est plus facile que l'apprentissage du français pour un enfant dont la langue maternelle est le français. C'est un phénomène facile à expliquer: en espagnole, il y a une grande continuité entre le parlé et l'écrit; en français, il y a presque une rupture. Pourquoi donc créer ce fossé entre l'écrit et le parlé en tamazight, à l'instar du français, si la logique propre de notre langue requit le rapprochement et la continuité entre l'écrit et le parlé, comme en espagnole? 5 - Le pronom complément d'objet direct: Mr Iduahmane nous propose d'écrire “ye zsree et” (il l'a vu) pour le masculin et “ye zsre ett” (il l'a vue) pour le féminin. Voilà ce qu'on l'on appelle la pertinence (abstraction faite de l'ajout des “e” que nous avions discuté plus haut): “tt” est pertinent parce qu'il nous permet de ne pas confondre le masculin et le féminin. C'est la notation adoptée par l'INALCO. Quant à moi, dans Tawiza, j'ai gardé le “t” pour le féminin, alors que pour le masculin j'écris “dt”: yezvra t (il l'a vue), yezvra dt (il l'a vu). Mr iduahmane me suggère de revenir au droit chemin “orthographique” et écrire comme tout le monde: “t” pour le masculin et “tt” pour le féminin. Mais avant de me conseiller d'adopter cette notation, il devrait me demander pourquoi j'ai préféré “t” et “dt”. Ici nous allons passer du problème de la grammaire et de l'orthographie à celui de la notation. Le critère du choix des caractères, est toujours, comme en orthographie, la pertinence. Il faut que la notation proposée soit pertinente, donc simple, facile, propre, commode, disponible… Alors tous les auteurs des notations latines qui ont été proposées pour écrire tamazight depuis la fin du 19 ème siècles jusqu'aux notations les plus élaborées de l'INALCO, affirment que leurs notations sont simples, faciles, propres, commodes, disponibles…. Mais la question, n'est pas si cette notation ou celle-là est simple, facile, propre.. etc, mais elle est par rapport à qui? Et c'est là où je me démarque un peu de l'ensemble des auteurs de ces différentes notations proposées. Ces notations sont simples, faciles, commodes, propres, disponibles… pour les “grands”: les intellectuels, les chercheurs, les linguistes, les grammairiens… Mais est-ce que ces notation sont simples et faciles pour les “petits”: les enfants de quatre ans qui commencent à apprendre l'amazigh en utilisant ces notations faites par les “grands” pour les “grands”?. Si la notation utilisée dans Tawiza diffère sur certains point avec celle proposée par l'INALCO et d'autres chercheurs, c'est par souci pédagogique: quand on élabore une notation, il ne suffit pas -ou il ne faut pas - de se demander si elle “convient mieux à transcrire tamazight”. Mais: est-ce qu'elle “convient mieux à apprendre tamazight” pour un petit enfant de 4 ans?. Voilà mon point de départ. C'est dans cet esprit que j'ai choisi “dt” au lieu de “tt” sans que je sois tout à fait satisfait de ce choix qui n'est pas définitif, après que j'ai découvert qu'il pose encore problème, mais moins que le “tt”. Le “tt” a déjà une fonction: il marque la tension comme dans “yettu” (il a oublié). Il est recommandé et préférable pédagogiquement que chaque signe ait une seule fonction et corresponde à un seul son (phonème) pour éviter de semer la confusion dans l'esprit de l'enfant. Toute la notation utilisée dans Tawiza a pour raison des considérations pédagogiques inhérentes à l'enseignement de tamazight pour un enfant de 4 ans. Il y a des notations qui paraissent très “académiques” et très “scientifiques”. Mais sur le plan pédagogique, ces notation désorienteraient et décourageraient l'enfant et ne l'inciteraient plus à apprendre et aimer apprendre tamazight. Je suis très attentif aux questions pédagogiques, quand il s'agit de la notation à adopter pour tamazight, sans doute parce que mon métier est pédagogue! Enfin je remercie Mr Iduahmane d'avoir soulevé ces questions, sur lesquelles nous reviendrons sans doute, qui nous ont permis de discuter d'un sujet que j'avais toujours envie de discuter, surtout quand j'ai pris connaissances des propositions très élaborées du professeur Fouad Lahbib qui défend l'adoption d'une “écriture orthographique” très proche de celle proposée par Mr iduahmane.
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