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Tifawin a tamazight 2 Remarques critiques
Réalisé par : Lahoucine Azlay, enseignant de Tamazight Larbi Moumouch, enseignant de Français De l’Association Afrak Mass
1- Présentation :
L’enseignement de Tamazight a été l’événement marquant de notre siècle, en tant que tel, abstraction faite des considérations politiques et de la manière dont il a éété géré par le ministère de tutelle. C’est pourquoi il n’a cessé de faire couler beaucoup d’encre et de déchaîner des réactions passionnées et des prises de positions vives et extrêmes. Certaines critiques vont à l’encontre du manuel scolaire qui, semble-t-il, selon eux, ne concrétise et ne cristallise pas l’un des objectifs majeurs à savoir la standardisation de l’amazighe et l’enseignement d’une langue commune. Pour tenter d’approcher cette problématique de manière concrète et étayée, nous avons choisi comme objet d’étude le manuel scolaire tifawin a tamazivt 2, en vue de montrer dans quelle mesure la méthode mise en œuvre par l’Ircam a pris en considération la nécessité de normaliser et d’unifier le tamazight et que les déclarations et les principes affichés sont mis en application. Pour ce faire, nous nous sommes limités, pour des raisons méthodologiques, au niveau langagier et linguistique, dans ses différents aspects, orthographique, lexical, syntaxique, morphologique. Notre travail consiste à comparer les deux manuels scolaires 1 et 2, et surtout les différents choix opérés dans le deuxième dans la notation orthographique, les choix lexicaux et terminologiques, les structures syntaxiques et morphologiques, en vue de souligner, classer, regrouper et analyser les erreurs, les lacunes, les incohérences méthodologiques. Les relevés, classés par unités, en ordre de pages, sont accompagnés de propositions ou de remarques qui renvoient aux livres 1 ou 2, lesquelles seront expliquées et commentées par la suite, et qui nous permettrons de tirer les conclusions qui s’imposent.
2- Tableaux UNITE 1
UNITE 2
UNITE 3
UNITE 4
UNITE 5
UNITE 6
UNITE 7
UNITE 8
2- L’orthographe :
a- Le phonétisme :
Il est judicieux de rappeler qu’une bonne orthographe est celle qui se base avant tout sur une notation usuelle dont le principe fondamental est et doit être phonologique et non phonétique (on n’écrit pas tout ce qu’on prononce). Un pas important a été réalisé dans le processus de l’unification de l’amazighe, en adoptant la graphie tifinagh, dont on a neutralisé les variantes phonétiques non distinctives. Cependant on a remarqué que les séquelles du phonétisme subsistent encore dans l’écriture et la transcription des textes des deux manuels scolaires Tifawin a tamazivt. C’est ainsi que l’on écrit çë, aäëiã au lieu de çr, aäris, effet de contamination phonétique par lequel le r devient emphatique en contact du ẓ emphatique ; le même processus se réalise dans les mots aḍar, iḍr, iẓli, tiẓnint,… c’est pour cela qu’on devrait écrire aäar, iär, içli, tiçnint, sans inventer d’autres lettres de l’alphabet.
b- L’oralité :
D’autres erreurs se remarquent facilement à la lecture du manuel de 2° année. Cette fois-ci ce sont les traces et les séquelles de l’oralité qui ont échappé à la vigilance des concepteurs. On lit par exemple « ddaw yisi » (p.14), « n wussan » (p.106), « i yigḍaḍ » (p.130), au lieu de « ddaw n isi », « n ussan », « i igḍaḍ ». L’apparition des semi-voyelles w et y devant les noms masculins en état d’annexion est bien une caractéristique de la langue orale ; vous entendez ainsi « imi wgadir, iwis wmghar, ili yirgazn, aftas yifni… »
c- Le découpage des mots :
May sawaln au lieu de ma isawaln Ma ay au lieu de may May d au lieu de mayd Ay nna au lieu de maynna
Il serait fallacieux de procéder à un découpage pointilleux et excessif de tous les mots de la langue amazighe. Si les pronoms, les particules de proximité doivent être séparés et visibles dans la phrase, il n’en reste pas moins vrai que certains mots et locutions adverbiales de temps et de lieu devraient rester figés (ghakudann, ghassann, ghassad, ghid, dinnagh, dinn, dihinn, wasa, …). Nous rejoignons ici le point de vue du linguiste et chercheur Abdellah El Mountassir (cf La standardisation de l’amazighe, publication de l’ircam) qui préconise le figement et l’agglutination de certaines parties du discours qui d’ailleurs semblent soudées dans l’usage oral de la langue (ghasslli, managu, manwa, manta, iḍgam, ghilli …). De même, la leçon de langue portant sur les pronoms démonstratifs (p.43 ) pèche par incohérence dans le découpage des démonstratifs. Ils se présentent de cette manière : Rif : ina, inin, tina, tinin Atlas : wi d , wi nn, ti d, ti nn Sous : wad, wann, wid, winn, tad, tann, tid, tinn. S’il y a une différence morphologique intrinsèque surtout entre la variante rifaine et les autres, la transcription de ces démonstratifs par contre est incohérente puisque dans les variantes du Rif et du Sous les mots sont écrits en bloc, figés, alors pour la variante de l’Atlas un autre principe a été adopté, celui de séparer les particules de proximité et d’éloignement des déictiques. N’y a-t-il donc pas de concertation, de collaboration, d’unification des choix et des points de vue ? Signalons enfin que malgré les légers écarts morphologiques et phonologiques qui caractérisent les trois parlers amazighes, ils partagent le même démonstratif « -a » (tamghart-a, aghennij-a, abrid-a..), mais il n’a pas été intégré dans cette leçon.
d- L’indécision et la fluctuation :
Ce qui nous a surpris le plus, c’est que les concepteurs du manuel ont utilisé deux forme orthographiques pour le même mot. C’est le cas de « tudart/ tudert », igherm / igheṛm, agharas / aghaṛas, asekka / azekka… Ces doublets orthographiques touchent le même texte ou la même partie destinée à la même zone géolectale (Rif ou Sous par exemple). N’y a-t-il donc pas un certain consensus sur cette question, infime en comparaison des autres grandes questions de la standardisation ? S’agit-il d’un choix raisonné, conscient et justifié ? quelle serait cette justification ? A-t-on pris en considération l’apprenant, centre de toute activité pédagogique, son éventuelle réaction, son embarras face à ces fluctuations dans l’écriture ? Et celui du professeur, qui se saignerait à blanc pour trouver une explication plausible et convaincante ?
Les exemples sont nombreux, il serait fastidieux de les citer tous (cf. le tableau), mais terminera cette partie signaler que la conjugaison n’est pas en reste : deux occurrences différentes du même verbe sont données dans le même exercice : « ma f tt tḥmlt ? / man tunnunt ur tḥmilt ?
e- De l’usage du tiret :
L’un des choix de l’ircam est de se passer du tiret qui sert à relier les diverses parties du discours aux pronoms possessifs, démonstratifs et aux particules déictiques. Ce choix orthographique n’est pas sans poser des problèmes de confusion et partant de compréhension. Observons ces exemples : Tafruxtt ad iddan s tinmel cette fille étant allée à l’école ou c’est la fille qui est allée à l’école ? Idda d gmas Son frère est venu ici ou il est parti avec son frère ? A notre sens, c’est l’usage du tiret qui permettrait de lever ces ambiguïtés, comme celles liées aux pronoms affixes, comme l’ont préconisé les linguistes berbères de l’INALCO : Tafruxt ad iddan s Tafruxt-ad iddan s tinmel Idda ed gmas Yiwi-as-tn id Yuzn-as-tt inn
3- La grammaire :
Une autre leçon de langues visant à apprendre la phrase interrogative, à rendre l’apprenant capable de formuler des interrogations correctes et variées, comprend les mots interrogatifs suivants :
Remarquez que : - les interrogatifs ne sont pas en équivalence numérique et fonctionnelle. - Pour tacelḥit, on s’est limité à trois interrogatifs, négligeant ainsi les autres comme « ma », « manik/ mamenk », « manwa », « izd » - L’interrogation partielle n’est pas distinguée de l’interrogation totale : celle-ci est dominante, alors que la première a une seule occurrence « is » (Atlas et Sous) et est absente dans la leçon en tarifit. - La correspondance mot à mot entre les interrogatifs dans les trois parlers n’est pas prise en considération, ce qui aurait pu dans une approche comparative montrer les différences et les similitudes géolectales et partant contribuer a véhiculer une langue unifiée. - Le cloisonnement géolectale est de rigueur, puisqu’on n’a pas essayé de rapprocher les apprenants d’une région déterminée de la grammaire d’un autre parler.
Concernant l’expression de la condition et de l’hypothèse (pp. 179, 181, 183), on opté pour les subordonnants suivants : R : mli, mala A : mer, mec, mridd is, mridd i S : igh Il est surprenant de voir que la seule expression hypothétique retenue dans la leçon en tacelḥit est la conjonction “igh”, mettant à l’écart d’autres comme « mta », « mtadd is », « mla », « mladd is », « mtadd urd… ». Là on aurait pu observé la différence, étant donné le rapprochement inter géolectale, ce qui cristallise le principe affiché de la convergence nécessaire à l’unification et à la normalisation da la langue. On note également l’absence de variation dans les exemples fournies en tacelḥit, contrairement aux autres leçons. C’est le même modèle, la même structure qui a prévalu : Igh ar…., rad… Igh ur ar …., rad… On a insisté sur la même concordance temporelle (présent répétitif / futur) alors qu’il existe d’autres possibilités de correspondances temporelles dans la subordonnée hypothétique, telles que : Mta smunan midden arras, rad tezdig twennaḍt-negh. Igh teẓrit arras gh tdala, tesmunt-t Igh ar t ẓerragh, ar as ttinigh azul. Mtadd urd nekkin, yiwi-t wasif. Ce qui permettrait non seulement d’enrichir et de renforcer les capacités de l’apprenant mais aussi de varier le degré de complexité de la leçon et des exercices qui en évaluent l’acquisition et la maîtrise. Enfin, cette remarque sur l’usage des adjectifs numéraux en tarifit : « tasmunt wiss snat » (unité 8, page 172). Wiss est un adjectif qui s’ajoute à un chiffre pour former l’adjectif numéral ordinal ; il s’accorde en genre avec le nom qu’il qualifie : « adlis wiss sin », « tasmunt tiss snat ».
4- Le lexique : Au niveau lexical et sémantique, nous avons relevé les faits suivants : · page 61 : Dans la rubrique « Tamawalt inu » faisant suite au texte de lecture en tacelḥit, on lit l’explication suivante : « ifulki : iẓil, ighuda, icna, ihyya ». Cette façon de procéder est didactiquement inefficace, on explique à l’apprenant un mot dont il connaît bien le sens par d’autres mots – non intégrés dans le texte - qui ne figurent pas dans son aire géolectale. (c’est le cas de « nggiwr ad nsunfu… » page 131). La meilleure façon, comme l’a expliqué M Boudhan (Cf. TAwiza, n° 98 ), est de procéder inversement : intégrer par exemple dans le texte en tacelḥit ou en tamazight un mot ou des mots issus de tarifit, et vice versa, comme c’est le cas page 38, avec le mot « aberkan ». L’apprenant apprend mieux lorsqu’il est l’acteur de l’apprentissage, et surtout lorsqu’il se confronte à une situation problème qui le pousse à trouver la solution et à dépasser la difficulté. Cela lui permettra par ailleurs de s’ouvrir sur les autres parlers amazighes, lire leurs textes, extrapoler ses acquis scolaires à l’aire sociale pour comprendre des messages véhiculés par d’autres médias. · page 177 On a expliqué « ilan atig iggutn », figurant dans un texte en tacelḥit, par l’expression « ilan addur axatar ». C’est la même incohérence signalée dans le paragraphe précédent. Mais il faudrait se demander si l’équivalent proposé est adéquat, convenable, si les deux expressions signifient la même chose : « atig » = valeur, importance ; « addur » (de « bder », évoquer, parler de…) = renommée, honneur… · page 130 On lit dans le texte de lecture « mac afulki n idrarn d urtan d ilma lli asn ssutlnin, ssttun agh tuggugt n ubrid ». l’expression soulignée est à notre sens incongrue, puisque l’éloignement ne qualifie pas la route mais plutot un point ou repère spatial. C’est en réalité la longueur : « ighezzif ubrid » et non pas « yaggug ubrid ». Ainsi il faudrait écrire « ssttun agh tighzi n ubrid ». Dans le même texte, le verbe « ssnugh » (tetter gingh tselmadt d nssungh taghbalut ), a été utilisé pour supplanter l’emprunt dialectal mais malheureusement il ne figure pas dans la rubrique vocabulaire. L’élève le connaît déjà ? Est-il un acquis de la première année ? le professeur doit-il chercher et donner l’explication ? Un autre cas d’incohérence est illustré par la phrase « snfln waman » (l’eau a changé …quelque chose ?) où le verbe factitif « snfl » (dérivé de nfl, changer) est utilisé maladroitement, alors que c’est la forme simple du verbe intransitif qui est adéquate : Infel igenna. Nfel uxsan-ns. Isenfel tughmas. D’où la forme correct « nfeln waman » Enfin la phrase « smaqql f ufasi » semble entachée de l’influence de l’arabe dialectal ou peut-être est-elle une marque de l’amazighe citadin ; un natif du Sous dira plutôt « smaqql s ufasi ».
Problème des doublets : Vu son étendue géolinguistique, l’amazighe est doté d’une richesse lexicale considérable. Cela est incontestable. Mais comment réussir à gérer cette richesse, cette multitude lexicale et stylistique ? Un exemple concret, parmi tant d’autres, figurant à l’unité 7, page 150, illustre bien cette complexité. Pour parler du passage clouté, destiné aux piétons pour traverser la route, le texte en tarifit propose « imeṭṭaḍn icmlaln », auquel correspond pour l’Atlas « timitar n ayt iḍarrn » (p.152) et « izrirign mllulnin » pour le Sous (p.154). Pourquoi ne s’est-on pas mis d’accord sur une seule dénomination ? Ne risque-t-on pas de voir cette diversité lexicale s’étendre aux autres niveaux morphologique, grammaticale et syntaxique ? Et se métamorphoser en obstacle infranchissable devant la standardisation de l’amazighe ? Nous sommes bien conscients que l’unification et la normalisation d’une langue, ici l’amazighe, ne peuvent se faire du jour au lendemain, que c’est un travail qui requiert beaucoup de temps, d’effort et de travail sérieux et concerté. Mais cela n’empêche de l’initier progressivement et de sensibiliser l’élève de la première et de la deuxième année à l’existence d’un socle commun et à la possibilité d’une langue unifiée, puisque c’est cette fillette et c’est ce gamin d’aujourd’hui qui recevront et transmettront cette langue standard.
Conclusions : Cette modeste lecture du manuel scolaire Tifawin a Tamazight 2 nous a permis de constater que la méthode adoptée dans la notation et l’écriture est loin d’être unifiée et maîtrisée, ou du moins bien appliquée, que la mise en correspondance des structures syntaxiques, lexicales et grammaticales des trois parlers n’a pas été un point de mire des concepteurs (cf. l’exemple des interrogatifs), que le principe de convergence et de rapprochement géolectale au niveau de l’apprentissage se limite timidement au niveau lexical, ne dépassant quelques termes et expressions, sans l’élargir au niveau syntaxique et grammatical, que par conséquent l’effort de décloisonnement des parlers amazighes reste très faible, ce qui pourrait empirer la situation actuelle de notre langue et la confiner davantage dans divergences dialectales. Cela relève des prérogatives des chercheurs, des linguistes et des didacticiens qui ont pour mission d’unifier et de standardiser la langue amazighe dans ses composantes lexicales, grammaticales et syntaxiques, en vue d’aboutir à une langue écrite unifiée. Mais il ne faut pas oublier l’approche communicative dans la conception des méthodes et des programmes scolaires. Notre idéal consiste à ce que des locuteurs amazighes puissent communiquer sans difficultés entre eux qu’ils soient du Sud, du Nord, du Moyen Atlas, de l’Oriental ou du Sud Est. De même, nous pensons qu’il serait efficace que les élèves s’initient aux autres parlers que le leur, en étudiant un texte autre que celui qui leur est destiné, à raison d’une heure par quinzaine, qui sera réglementée par une note à promulguer par le ministère de l’éducation et de la formation en concertation avec l’Ircam. Bien sur, le manuel scolaire n’a pas que des défauts ; ses qualités et ses mérites se passent de commentaires. Mais notre propos est incontestablement de mettre le doigt sur les défaillances et les incohérences qui l’ont marqué, dans un but critique et constructif de remédier à ces problèmes et d’améliorer la qualité de notre produit et support pédagogique, garant, entre autres de la réussite scolaire. Il s’avère donc utile, indispensable et urgent de se pencher sur tous les éléments graphiques, linguistiques et didactiques, dans leurs infimes détails, en harmonie avec la vision globale et les objectifs affichés, aussi bien avec les aspirations des citoyens amazighes qui revendiquent et aspirent à une langue commune qui brisera les obstacles qui entravent leur communication par-delà les frontières géolectales. Nous espérons aussi que d’autres études seront menées qui se pencheront sur les volets techniques, didactiques, pédagogiques et culturels liés aux manuels scolaires amazighes et à l’apprentissage / enseignement de Tamazight, que d’autres potentialités, enseignants de tamazight, étudiants en licence, chercheurs, associations ayant des expériences d’enseignement de tamazight, participent à ce projet et apportent leurs propositions et contributions en vue de mener à bien cette noble mission.
Réalisé par : Lahoucine Azlay, enseignant de Tamazight Larbi Moumouch, enseignant de Français De l’Association Afrak Masst Abréviations : INALCO : institut national des langues et cultures orientales TAT1 : Tifawin a Tamazight 1 TAT2 : Tifawin a Tamazight 2 Références : La standardisation de l’amazighe, publication de l’IRCAM, 2004 M Boudhan, Tifawin a Tamazight 2, de l’unification à la dialectisation, Tawiza n° 98, juin 2005 (en arabe) Pour une notation usuelle du berbère, publié par l’INALCO
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