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En
attendant le train sans rails! Par:
Hassan Banhakeia (Université d'Oujda) Avant tout, ne
caressons pas la langue qui sous-entend les choses, disons les choses comme
elles sont. Il faut dire maintenant: le peu qui nous reste, ils font tout pour
le déraciner! Voilà la philosophie qui prédomine chez cette classe de
politiciens maghrébins qui prétendent construire une démocratie sans jamais
se soucier du peuple. C'est courant, c'est correct. Et, c'est toujours juste.
Tout devient alors absurde. Cette pensée naît
dans ma tête au moment de voir des grues, des camions et des dizaines
d'ouvriers assaillir Ayt Nsar (connu comme Beni Ensar). C'était à l'aube,
sur cette voie ferrée longue d'une trentaine de kilomètres, construite par
les Conquistadores à coups de balles et de blessures, déclarée morte avant
temps, abandonnée depuis plus de deux décennies et inondée de poubelles
publiques, règne un silence historique et politique. L'on dit que les mines
de fer du Rif ne sont plus rentables, proches qu'elles sont de l'usine sidérurgique
«SONASID» réduit à un «calentador de barras»! L'on dit que le chemin de
fer coûte beaucoup! L'on dit que les trains sont aussi chers.
Aussi n'y a-t-il pas de terrain pour construire des infrastructures et
des établissements, frayer des routes, canaliser... Et de ce seul chemin «civilisationnel»,
on en fait une ratur pour
toujours. Quelle politique sociale et économique! Y aura enfin un
train pour voyageurs, pensent les naïfs, y aura des stations de train, rêvent
les jeunes condamnés au chômage,
et les citoyens rendus nomades derrière la paperasse recherchée dans les
bureaux de la capitale disent: voyager sera facile et agréable en ces temps où
les autocars malmènent les voyageurs. Tawrart (Tawrirt) sera à un élancement bref, et le Maroc septentrional sera fluide dans son
mouvement vers le Maroc entier. Au début, les gens
croient que ces rails vont être remplacés par des neufs afin que la
locomotive électrique, tirant des wagons, puisse venir jusqu'à Nador, comme
cela a été répété par les gouvernements et le Parlement depuis 1968. Des
ponts raccordent les monts, coudent les ravins depuis Tawrart. Maintenant, se
répètent les citoyens, cette nouvelle voie fait partie du programme du développement
des régions du nord qui veut remonter sur les rails cette partie du Maroc
tant oubliée. Des routes, des rails, des aéroports, des barrages, des égouts,
des... Mais combien la surprise fut grande à la vue des rails dévissés
partir; soulevées comme des feuilles légères par les grues, mises dans des
camions-monstres et disparaître for good. Parties sont aussi
ces longues promenades de désoeuvrement, les voilà finies! Dans un hameau où
parcs et jardins manquent, marcher sur les rails et rêver de traverser la Méditerranée,
compter ses propres pas et discuter de tout, sautiller et se dire que la vie
est comme ces rails, alignée et fixe. Et ces mots allemands «Krupp und... »
gravés sur les rails, inculquent aux jeunes le rêve de partir vers cette
terre où le pouvoir se promène partout, et les richesses s'avèrent
faciles... Si on démantèle
les rails, cela veut dire d'une part que les mines de fer du Rif ne vont
jamais rouvrir leurs galeries qui se rengorgent encore de minerai, et de
l'autre que le train n'arrivera jamais à Ayt Nsar-port pour déverser les émigrés.
Où est parti le projet de développement? Où est la lutte contre ce syndrome
du chômage qui souffle continûment aux jeunes de ne pas étudier, de ne rien
faire, leur murmurant tes caprices de l'émigration? A l'instar de cette terre
qu'on brûle, peut-être qu'on incinère, sans penser évidemment à la
reboiser, on l'asphyxie dans sa langue et on la ridiculise dans sa culture,
maintenant on la déracine de ses barres économiques, blessures bénites de
la colonisation espagnole. Démanteler le peu qui reste, c'est ça le développement
des régions du nord Ce démantèlement
I déracinement est un exercice courant en Afrique du nord: tout ce qui sert,
tout ce qui est et tout ce qui vivifie vaut la peine d'être enterré. Ces
rails, à l'instar des cités antiques, sont là liés à la préoccupation
constante de tout refaire autrement. Qu'on les efface. Qu'on les efface! Ces rails seraient,
à des degrés divers, l'incarnation d'un être qui lutte pour survivre. Mais,
voilà on les démantèle: on arrache les rails aux secousses d'une terre qui
les désire encore, aux étreintes du bois qui s'accouple avec eux pour l'éternité,
et ces rails qui résistent on les coupe avec des scies électriques avant que
la même grue géante, sans coeur, les mette sur le dos d'un camion horrible.
L'on dit que ces barres sont vétustes, ont-ils alors un prix si maintenant on
décide à les vendre? Et ces locomotives... Les rails
signifient le train, les marchandises, le mouvement économique, la liberté,
l'ascension, en un mot la vie. Et que signifie le démantèlement? Le
contraire de tout ça. Pis encore, la négation de tout ça. Faut pas tant rêver,
pauvre être: le train ne peut point arriver à Nador. Les machines à vapeur
des colons se refroidissent au lendemain de l'indépendance, et des milliers
de mineurs charriés dans des paquebots pour s'écorcher, s'user, mourir et
sombrer dans les mines hantées du Rhin, ils partent pour ouvrir l'hémorragie
infinie qu'est l'émigration pour le peuple. A ce paysage humain mis en débris
durant la seconde moitié du vingtième siècle, vient se greffer un autre
paysage infrahumain: démanteler les rails des mines de fer du Rif (SEFERIF).
Est-ce pour préparer l'arrivée d'un train sans rails? Un train digital!? A Nador on se rend
compte, à défaut de s'en apercevoir au premier contact, que l'avenir n'est
qu'un à venir qui n'arrive point: des rails font défaut. Tout peut faire du
retard. Godot en sait beaucoup! Il ne va venir, décç, très déçu à voir
Pozo et Vladimir souffrir à cause d'un aéroport construit alchimiquement! Ces rails, autant
que je sache, ont une histoire très lointaine. Ils sont une mémoire.
L'histoire ou la mémoire, faut-il les enterrer? Et Si un jour on les déterre...
On peut y lire systématiquement l'histoire d'une lnjustice qu'affronte la
fierté d'un Peuple, le récit d'une Invasion que pare la Résistance, le
conte d'une Ogresse de fer qui détruit l'entêtement des tribus de Guelaya à
s'accrocher mains et pieds à leur terre. Cette horrible machine à vapeur,
chrétienne et anthropophage, démarre l'invasion permise. Les rails de Adrar
n lyysan-Ayt Nsar n'ont pas seulement une histoire, mais ils sont l'histoire
de la région. Des cadavres, restés anonymes, sont tombés pour que ces
barres ferrées de l'étranger ne pénètrent le sol marocain. Des corps
particuliers, dits martyrs anonymes, tombent en faisant choir avec eux des chrétiens
étoilés. Le Conquistador tombe sur le champ de bataille. Pas de monument,
comme c'est le cas pour l'adjoint del Generalissimo à la mémoire de qui on
édifie un musée sur le bord du chemin de fer disparu. Sur le lieu, à la mémoire
des marocains martyrs, il n'y a rien: «lghzar n Tuchent» où l'armée
espagnole pleure encore ses morts (des officiers et des régiments entiers),
est vide. Cette même rivière, aujourd'hui amincie à force de recevoir des
crocs de constructions illégales, inonde tout Ayt Nsar avant de rapporter à
la Méditerranée des tonnes de plastique et des milliers de «latas». Ces
rails, de nature aquatique, s'en vont aussi, vers une destinée inconnue... Sur ces rails, je
vois encore des lmazighen marcher les pieds enchaînés, accoutrés d'ùne
djellaba sombre et courte, pieds nus et parfois portant des chaussures d'alfa,
le coeur insufflé d'une rage, l'estomac affamé, creusant des lieues de terre
dure, tirant les barres, les plaçant dans une position parallèle, les
clouant sur du bois qu'ils couvrent de pierres afin de tout fixer, et à la
fin ils soulèvent la locomotive qui hurle, hurle et hurle... Les rails arrachés
en quelques jours, voilà du bon travail. Les rails, ces racines de la
puissance, ne sont plus. L'empreinte reste... si la pluie, le vent et la main
très inhumaine ne l'effacent. Les traces de la désolation la substituent,
elles prennent corps sur tout. De la désolation créée, créée en toutes pièces. Le train n'arrivera
pas à Nador: il n'y a pas de rails. Faut attendre d'autres temps où la
technologie peut créer un train sans rails. Là, il arrivera à Nador. Extérieurement,
Nador ou le Rif peuvent avoir l'image d'un corps inerte, mais pour ceux qui
les connaissent à fond, c'est plutôt un cadavre déchiqueté infiniment par
des vautours invisibles. Suivant l'exemple, Ayt Nsar meurt, d'une mort lente,
au début d'un siècle qui n'arrête point ses «tuftuf» de vie, au milieu
des cris de contrebandiers étoilés et inconnus. Disons les choses comme il
faut: le Rit n'a que faire des fossoyeurs - il a tellement besoin de
sages-femmes économiques. Pleurer ces rails
est une bêtise, diront quelques-uns et combien ils sont nombreux. Oui, c'est
une bêtise illuminée. L'on ne plaint pas des barres mais une région «déraillée»,
Ici, après ce démantèlement, je peux dire que les peines commencent... si
d'autres rails ne sont pas posés. En général, dans
le pays des Imazighen, pas de rails. Pourquoi? Les rails sont l'écoulement
vif de l’Histoire. Le train ne peut pas arriver au désert ni au cimetière.
Et, avec un tel exercice possible, vous faites du Rit vallée un désert, et
du Rif mourant un cimetière.
H.Banhakeia
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