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LE REGARD ET LA CULTURE: AUTOUR DES POINTS INSOLUBLES POUR DEFINIR LA CULTURE AMAZIGHE Par: H.Banhakeia (Université de Nador)
Pourquoi et comment écrire sur sa culture? est une question non seulement vitale, mais surtout valable pour redéfinir son être, sa culture dans un réseau de rapports qui détermine l’être collectif dans le monde. Notons tout d’abord que j’écris cette étude, conscient d’un fait fondamental: nombreux sont les lecteurs amazighs qui n’iront pas au bout de l’expérience de la lecture sur la définition problématique de la culture car ils verront dans ces (ou ses) histoires des futilités révolues et sans intérêt. Tant l’aliénation a germé des maux séculaires, et l’acculturation a fait son chemin dans la formation de la culture «quotidienne». Que disent les autres traditions de cet être, de cette culture nord-africains? Les études amazighes ont commencé avec Hérodote, fleuri avec Ibn Khaldun et mûri avec les colonisateurs occidentaux (fameux orientalistes!). La science, disent-ils uniformément, motive leur enquête bien qu’ils confondent les sens. (1) Certes, la ferveur d’occupation «colonialiste» y est davantage pour quelque chose. Ethnographes, militaires, aventuriers illuminés, historiens, linguistes et anthropologues vont avoir leur mot à dire sur cet objet bizarre, tout en méconnaissant les tours de la langue locale. En érudits, ils vont alors compartimenter l’espace visité, jauger et juger la différence d’une telle culture par rapport aux leurs avant d’oser de la définir. Comment expliquer une telle méprise condescendante? Par le regard… Le regard est en soi politique. Les écrivains voient ce monde nouveau mouvoir différemment, se conduire autrement, s’organiser à sa manière, s’orner selon une vision propre… Ainsi les dictionnaires confectionnés sont-ils des réservoirs bilingues pour des maux de la vision. Ils persistent à qualifier des cultures, des ethnies… selon des critères et des entrées réducteurs. Leur inventaire prétend quand même être objectif, leur description se veut impeccable, leurs hypothèses des faits réels et véridiques. Et les études actuelles, comme continuité, se basent sur cette production académique pour déconstruire l’amazighité, et c’est là le premier problème insoluble au moment de vouloir parler de la culture amazighe… Que reste-t-il au juste pour les propres Imazighen à dire sur leur propre culture et histoire (ou civilisation)? Ecrire dans la langue des autres et prétendre la scientificité! La dite objectivité des chercheurs amazighs dans leurs travaux écrits dans la langue des autres est un exercice proprement sophiste, et avec l’IRCAM ne manquent pas les illustrations. Pas de dictionnaire, pas de grammaire, pas d’essai, pas d’anthologie… en amazigh. Erreurs scientifiques sur la notion de la culture amazighe qu’il porte comme sigle. A notre avis, un tel projet d’auto-réappropriation n’est point entamé: la langue d’exploration de l’héritage est hélas le commencement d’une scientificité aliénante, versée totalement dans un système aliénant, point fructueux pour découvrir l’essence d’une telle culture. C’est là le second point insoluble. (2)Mal définie de longue date, depuis les premiers écrits d’histoire, la culture amazighe demeure un espace complexe à explorer. Ses éléments spécifiques deviennent non seulement flous mais également déconcertants dans leur identification. Cette culture amazighe s’offre structures complexes à tout regard qui scrute les principes de base. Que dire des remous de l’histoire nord-africaine, brassant les misères et les guerres de trois continents! De même, l’analyse de la famille, du clan, de la tribu, de la dynastie ou de la confédération (ou de l’Etat), s’étendant depuis Siwa jusqu’aux îles Canaries, se développant différemment suivant les réalités, apparaît inextricable; et prétendre offrir des règles uniformes est un autre exercice insoluble. De cette amazighité refaite à travers l’histoire peu est déchiffré, et ce qui est offert dans les archives, les récits et les manuels «scientifiques» est à relire, voire à récrire. La remise en question est bien sollicitée, en plus d’une déconstruction élémentaire. Ce qui nous est expliqué présente plus de problèmes méthodologiques que de réponses «convaincantes». Et aux chercheurs, depuis le vieux Hérodote jusqu’aux derniers guides verts et nationalistes, revient l’honneur de se rattacher plus à des questions futiles de la culture pour fuir ces points insolubles – de par leur étude la culture pourrait être déstructurée, et par conséquent «éteindre» toute confusion fondamentale. Pourquoi l’origine des Imazighen préoccupe-t-elle tellement les politiques et les intellectuels maghrébins? Au nom de quels idéaux politiques et «scientifiques» l’on persiste à inverser la logique et la réalité dans le traitement de l’amazighité «totale» de l’Afrique du nord? Est-ce au nom de ces concepts vidés ou à inverser (histoire, nation, identité, culture…) pour avoir le point de vue objectif – approprié à l’historique? Et quelle est la position de cet homme humilié, autrement dit l’Amazigh perché sur les Marges, qui ne peut pas se déshabituer de quérir désespérément la reconnaissance des autres «altiers»? Se plaît-il toujours à exister dans leur point de vue? Peut-il vraiment se procurer une place dans la religion des autres?(3) D’ailleurs, après le pourquoi et le comment, que disent les Imazighen de leur culture? Voilà l’anneau manquant pour déconstruire l’amazighité, vue et décryptée par la vision de l’autre. S’usent-ils à répéter ce qu’ont dit les autres d’eux? Si le Berbère meurt, l’Amazigh renaît. Ce dernier ne se révèle amazigh qu’après avoir effectué un acte de trahison, d’auto-trahison, faute d’expression libre de sa culture. Du négatif, de l’altérité, il vient pour se racheter au nom d’une étrange chose. Images stéréotypées, préjugés tendent à fixer cette haine de soi, respectant le regard destructeur de l’autre, tout en reniant son être dans le monde. Chez ces mêmes Imazighen, l’on entend si souvent lors d’une scène intolérable une voix désespérée dire: «War llin bu Imazighen!» (Les Imazighen n’existent plus!) (4) L’amazighité, semble-t-il, fait partie de l’irréversible. En effet, le passé attire l’attention de tout chercheur sur l’amazighité; il lui inspire une vision complexe du présent. L’écoulement des années, décennies et siècles dérange le regard de nature statique. «Les hommes passent comme les feuilles des arbres», dira Homère. Qu’est-il alors du tronc, des racines pour l’amazighité? Cette manière d’être a bien inspiré cet être dans son espace pour faire du feu, fabriquer des ustensiles, construire des gîtes, occuper des «ifran» (grottes), gérer les produits de la terre, inventer des formes, instituer des idées… comme organisation culturelle de l’espace. La géographie le met dans des situations de convoitise pour les autres. Imazighen font de leur culture ce que les conquêtes entendent faire, et les autres de la manier à la guise des grands vents politiques. Arbres continûment dépaysés, ils vivent la fin au gré des automnes…Peuvent-ils alors ces êtres dépaysés avoir un regard correct sur leur culture? En Afrique du Nord valent geste traître le fait de se confesser indigène «mmis n tmmurt», acte d’agression contre l’Islam défendre le droit de s’exprimer en tamazight ou de traduire le Coran en langue maternelle des fidèles, signe d’ignominie la référence à l’invasion sauvage des Orientaux et des Occidentaux ou de parler de la marginalisation des autochtones par les nouveaux gouvernements, (5) et folie de dire que Tamazgha n’est ni Orient ni Occident. Nonobstant, le grand malheur des Imazighen, c’est de n’appartenir dans le fait culturel ni à l’Orient ni à l’Occident, et nourrissant l’illusion qu’il porte est de défendre l’au-delà plus que l’ici. Cet amour ‘rationnel’ et ‘polysémique’ pour le Nord-africain est-il possible? L’attraction est si forte d’un pôle à l’autre que la localisation fait perdre tout de l’identité, et par conséquent de leur vision de la culture! La perception devient ainsi la seule existence culturelle; elle se fait précisément culture vague. C’est le point de vue qui est à l’origine de la connaissance d’un objet et de sa «con-fusion». Réification assumée, c’est cela la position des Imazighen envers leur culture millénaire. Pour diverses raisons, les Imazighen sont convaincus que leur langue ‘normale’ et naturelle est bien la langue arabe, le français, l’espagnol et l’anglais… et l’anormal c’est l’amazigh. Diverses raisons sont à avancer: ascension sociale, trait de culture, rachat religieux et psychique… Néanmoins, l’amazigh ressemble fort bien à cette tête de ce Lybien (de bronze) exposée au British Museum de Londres.Par ailleurs, notons que le regard est non seulement un début pour l’évaluation et le jugement, mais une action dans le monde. Il fait l’histoire des humains, les investissant de valeur. Il tisse une «pensée» fixée dans le temps et l’espace. Qui regarde quoi? L’objet est le regardé, le «regardeur» est sujet, acteur dans l’histoire. Qui regarde qui? Autrement il y a partage d’une aire de «vision» afin d’opérer des jugements mutuels, autrement des préjugés «objectifs». Ce regard se fait-il de loin ou de près? L’auteur de la vision, sans qu’il soit visionnaire, a-t-il vécu et décrit illico cet univers? Ou bien l’a-t-il fait par télépathie ou par récriture d’autres textes? Il y a relation au sens double du terme… Les relations de voyage (écrit) légitiment la colonisation dans tous les sens… Si les anecdotes et des histoires exotiques font cette dévaluation culturelle, l’écrit la fixe pour toujours. Les lecteurs «civilisés» que nous sommes, nous nous basons sur l’écrit qui se trace préjugés «scientifiques» et rationnels. Mais, comment faut-il les accepter? Les manuels d’histoire officielle en gardent des extraits-préjugés. (6) cette situation est propre de tout colonialisme emmené par des religieux, aventuriers et militaires, en tant que groupe «regardeur», qui tentent de redéfinir la carte des ethnies et de les répertorier tout en les classant avant le commencement de l’invasion. En découvrant l’absence d’institution «écrite», la culture amazighe mérite ipso facto d’être placée dans la basse catégorie aux yeux du Conquérant armé d’Ecritures. Entre ces moments de voir (ou bien transcrire, écrire) la culture étrangère, il y a de l’histoire qui se fait. Cette expérience à être un objet au regard des autres est une condamnation en soi. Mais, son expérimentation continue par les textes d’histoire devient une situation tragique pour l’amazighité. Est-il possible de se débarrasser facilement de ces qualificatifs «écrits»? Tout un travail de contre-production des préjugés est à faire, dans une autre mystification longue et intelligente à préparer. La raison de cette construction négative de la culture amazighe est un acte de légitimer la colonisation du corps et de l’âme de l’amazighité. Au nom de la civilisation, cette culture basse devait se métamorphoser selon un plan dit d’aliénation – proposant une élévation. Analyser le regard de religieux, voyageurs, écrivains, artistes, militaires sur l’Amazigh est une tâche complexe et délicate, surtout que cette vision porte des maux à enraciner, autrement dit des préjugés fondamentaux. Les écrivains se plaisent à les dénombrer sans aucun égard aux fondements d’une telle culture. Curieusement, le colon, à définir comme regard aliénant, entend fonder l’objectivité dans ses récits don quichottesques, et prouver l’inadéquation d’une telle culture pour sauver l’homme de sa misère et de son analphabétisme. Au nom des valeurs d’une humanité solidaire, il recherche à fendre les cultures pour y instaurer des greffes néfastes. Mère de toutes les influences, la Méditerranée connaît l’invasion allant du nord vers le sud, ce «versement» fait de l’amazighité un objet de tous les maux «civilisationnels». Tamazgha est par voie de conséquence créée par le regard de l’autre «destructeur». Le spéculaire est dévastateur. Y a-t-il quelque part un regard «élogieux» de ce même espace? Cet espace est historiquement phénicien, carthaginois, romain, vandale, byzantin, enfin arabe. Il est ce qu’il n’est pas. Mais, comment peut-il facilement perdre son identité intrinsèque? Les mêmes chercheurs avancent des dates historiques pour cerner l’espace identitaire dans le souci d’une objectivité «déformante». Spirituellement, il est païen (suivant l’exemple des Occupants), chrétien (selon Rome), musulman (selon La Mecque). Il change également de nom: pour les Grecs elle est Libye, pour les Romains Africa, pour les Arabes «Maghreb arabe», et pour les dits nationalistes modernes le concept de «nation» prend tous les sens au moment de définir par inversion la culture amazighe – soubassement de l’identité nord-africaine.Les «intellectuels» autochtones arrivent à opérer la rupture avec un tel héritage «de vue», ou tout au moins fonder la négation. Ils se disent «arabes», de purs sangs, et parfois des «agrégés»… (7) En définitive, il n’y aura pas d’études amazighes tant que les chercheurs ne se distancient pas des œuvres «colonialistes» d’une part, et de l’autre utiliser l’amazigh comme outil de composition. En outre, peuvent-ils ces quelques légions romaines, lors de l’occupation séculaire de Rome des terres nord africaines, fondre l’amazighité pour en faire la latinité? Peuvent-ils les quelques mille mâles arabes au VIIe et VIIIe siècles lors des premières invasions offrir à une terre une autre identité? L’usage de la langue perfore substantiellement la culture d’ici pour en être l’expression-outil, mais sans arriver à changer la vision du monde d’une telle culture appropriée à la terre africaine. Une fois les origines mises en doute, l’octroi de la parole aux autres pour parler de l’amazighité, le non usage de l’expression par ses propres moyens, toute identité culturelle s’avère impossible. Faut-il, à partir d’un système d’expériences personnelles, constituer une règle de base sur la narration historique d’une culture? Enfin, la conception de sa culture est une construction identitaire, construction de soi vis-à-vis de tout ce qui est différence… L’identité culturelle d’un peuple ne peut continuer à être que comme une série d’actes démagogiques et idéologiques. Personne n’est citoyen du monde, chacun de nous se réfugie dans sa culture, refuge contre l’altérité menaçante. L’histoire est là pour infirmer l’idéal: nous sommes citoyens du monde! Le monde est une jungle où s’immiscent les ambitions d’une ethnie et la passivité d’une autre, différente et marginalisée... Et il revient aux penseurs, de toute nature, de venir définir positivement le propre, et différemment l’altérité. NOTES : (1) Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture, F. Maspero, 1968.«la science consiste d’abord à observer ce qui s’est passé pour prédire ce qui se passera. En ce sens, il ne fait aucun doute que l’esprit et la pratique scientifiques ont imprégné toute conduite de raison chez l’homme, d’entrée de jeu, et au moment même où il s’aventurait à créer, à construire et à perfectionner la culture.» (p.13) (2) Il s’agit là d’un point insoluble du fait que les mêmes Imazighen donnent raison aux détracteurs de l’amazighité qui dénigrent la langue amazighe, et la qualifient de tous les adjectifs dépréciatifs. Cette culture «méprisée» se fait d’habitude dans une langue «incompréhensible». Selon Ibn Hazm, l’amazighe ne peut servir de langue: «Combien ils sont barbares! Et le barbare en langue des arabes c’est le mélange des sons incompréhensibles et de là la barbarie du lion» (Abu Abbas Naciri, Al-istiqssaa, tome 1)L’évocation du fait linguistique se fait dans des discours «dévalorisants». Et par notre distanciation vis-à-vis de l’amazighe nous faisons des préjugés des faits réellement réels. (3) La disparition des religions païennes (locales) provoque la fragilité de la culture nord-africaine. D’autres religions (cette fois universelles) se présentent à ses frontières, la refont d’une manière ou d’une autre. Certes, le terme «religio» vient de ‘relegare’ (rassembler) ou de ‘religare’ (relier), mais toute religion est globalisation, effacement de l’existant «négatif». Elle s’annonce alors lutte de neutralisation: «C’est par la religion que nous avons vaincu l’univers.» (Cicéron, De har. Resp., 9)(4) A-t-il raison ou tort l’énonciateur? Ce n’est pas là le grand problème: qu’une ethnie disparaisse, cela est dans la nature des forces qui gèrent ce monde depuis la première nuit des temps. Mais, la question qui préoccupe le plus est dans la nature d’un tel énoncé dit en l’amazighe même, comme si nous étions armés de la culture de non reconnaissance de nous-mêmes ou de la haine de soi… (5) Certes, tant de choses ont radicalement changé: la Libye s’appelle maintenant «Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste», la Tunisie et la Maurétanie ne font point figurer l’Amazigh «barbare» dans leurs constitutions et institutions, ni l’Algérie ni le Maroc… L’Afrique du Nord a un nom meilleur que «Tamazgha»: le Maghreb arabe (occident arabe), pour nous il serait plus juste de l’appeler «Almu3areb» (c’est-à-dire l’arabisé, l’univers arabisé)… (6) Selon Alkalbi, l’amazighité est une maladie incurable: ««Oh David, fais sortir les berbères de Cham, ils sont la peste de la terre.»« (Abu Abbas Naciri, Al-istiqssaa, tome 1, Dar Lkitab, Casablanca, 1997, p.116.)Y a-t-il une culture possiblement «pathologique»? Cette dépréciation est générale, autrement dit itérative dans l’histoire de l’humanité: C. Schmidt, Essai historique sur la société civile dans le monde romain, C.F. Schmidt Editeur (Strasbourg) & L. Hachette et compagnie (Leipzig) 1853«Les autres peuples sont des barbares; ils sont moins que des ennemis, ils sont au-dessous de la race humaine, le Grec, le Romain sont seuls des hommes. Le barbare, c’est-à-dire l’étranger, est par sa nature sur le même rang que l’esclave; il n’a rien qui le rende capable de commander, il est fait pour servir; rien n’est plus juste que de dominer sur les étrangers ou de les vendre comme esclaves; ils ont tort de s’y refuser, car la nature ne les a pas destinés à autre chose. C’est là l’opinion de Socrate et d’Aristote.» (p.13) (7) Ayant une démagogie comparable à celle des colonialistes, les écrits «nationalistes» vont hériter d’une telle vision, et vont accuser les pauvres Imazighen qui ont tout perdu, de tous les maux «imaginables»: «L’unité de la région lui vient de la continuité de son peuplement, car depuis l’aube de l’histoire elle a été habitée par des Berbères venus en grande majorité des contours de la mer rouge, auxquels se sont agrégés par la suite des Européens, des Sémites et des noirs.» (Abdallah Laroui, Esquisses historiques, Centre Culturel Arabe, 2001, p.21)
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