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2.- LE PORTRAIT DE MARC-AURELE D’APRES FRONTON Divers sont les textes qui ont analysé l’œuvre et la personne de Marc-Aurèle, fils adoptif de l’empereur Hadrien dès l’âge de trois ans, ensuite adopté par l’empereur Antonin (86-161) (fils adoptif d’Hadrien). Il s’agit, en fait, d’une personne qui intrigue tant de lecteurs vu son humanisme, son amour de la philosophie et le difficile équilibre à créer avec les affaires politiques. Ses différents précepteurs ont un effet considérable sur sa formation. Il a une place particulière au sein des Antonins: «Son corps et son esprit se sont exercés à tout; la palestre a fortifié sa constitution, que l’étude et les austérités devaient affaiblir; il n’a pas dédaigné la chasse, ce divertissement impérial mis en honneur par Trajan; la peinture ne lui a pas été étrangère; la rhétorique, cette manie de son siècle, l’occupera jusque sous la pourpre; la jurisprudence, cette science bien impériale et bien romaine, lui est devenue familière. Mais la philosophie surtout a mis la main sur lui comme sur son bien. Elle l’a dégoûté et des amusements de la poésie, et des subtilités de la logique, et des curiosités même de la science; il se félicite de ne s’y être pas adonné ou même de n’y avoir pas réussi.» (1) Seulement, ici nous allons nous satisfaire des Lettres pour esquisser un tel portrait, tout en opérant des comparaisons avec l’œuvre de Marc-Aurèle – l’autoportrait...Cet ouvrage de correspondance a, en effet, une valeur historique: «La correspondance entre Marc-Aurèle et Fronton renferme des détails précieux sur les premières années de Marc-Aurèle, sur ses études et sur sa vie intime; mais elle nous laisse entièrement ignorer la vie politique du prince et les bienfaits de son règne.» (2) Un double portrait se précise, tout en suscitant toujours des questions.(3) Il est probablement esquissé par la main d’un Africain qui regarde un prince et un empereur: l’artificiel y a toute son importance par la multiplication des passages d’éloge, de complaisance, d’allégeance...(4) Après l’indéfectible éloge de la dynastie des Antonins, l’auteur ajoute: «Votre père enfin, cet homme divin par la prudence, la chasteté, la frugalité, la candeur, la piété, la sainteté, a dépassé toutes les vertus des autres princes» (Lettres, pp.145-147) Qui est Antonin dit le Pieux? Il représente l’apogée de Rome, et la période de paix et de gloire… Quant à Marc-Aurèle, il dira de son père adoptif: «Qualités qu’on prisait dans mon père, souvenir qu’il m’a laissé: Modestie, caractère mâle.» (Pensées, p.1) et un peu plus loin il insérera une longue tirade laudative de son père s’étendant sur plusieurs pages (Pensées, pp.8-10). Certes, Marc-Aurèle est connu dans l’histoire comme un empereur-philosophe, et pour avoir promulgué des lois qui assurent le privilège des philosophes, l’enterrement des pauvres aux frais de l’Etat, la protection des orphelins et le droit de cité. Préoccupé par un Empire attaqué de tous les côtés, il écrit Pensées tout en menant des campagnes contre les Barbares, des guerres contre les Parthes et les Germains, et son amour de la philosophie stoïcienne l’emmène à guerroyer le christianisme naissant, plus fétichiste dans son amour du Christ. Il croit subséquemment aux superstitions, aux présages et aux rêves. Son œuvre est menée à terme par un auteur superficiel qui nourrit l’amoralité et la trivialité de l’esprit, loin d’une recherche esthétique. La mort de Vérus, connu comme un collaborateur bête, en 169, laisse les pleins pouvoirs pour Marc-Aurèle. Fils adopté par l’empereur, Marc-Aurèle a des difficultés à mener une vie de prince modélique. «Doué du cœur le plus franc et le plus généreux, comme de l’intelligence la plus vive, Marc-Aurèle sut, dès ses premières années, mettre à profit l’heureuse condition dans laquelle la fortune l’avait fait naître, et se montrer digne d’être appelé un jour à gouverner l’empire.» (5) Depuis sa naissance, Marc-Aurèle est sensible.(6) Il se désole incessamment pour les maux et les maladies de son maître. Il est également délicat: il n’aime pas l’action. Une telle qualité va à l’encontre de sa préparation à être un politique, un homme d’action. L’on dit, peut-être est-ce pour cela, que Fronton dirige à sa guise la conscience de Marc-Aurèle, l’appelant même à dormir… (cf. Lettres, pp.151-156) où il lui raconte le conte (mythe) de la création de la nuit (pour le sommeil) et le jour (pour le travail). Conscient de la vision stoïque de son élève, il l’exhorte au repos: «Si à présent tu as déclaré la guerre au jeu, au repos, à la satiété, au plaisir, dors au moins autant qu’il suffit à un homme libre.» (Lettres, pp.147-149) En plus de stoïque, Marc-Aurèle est panthéiste. Cette philosophie va altérer l’amitié entre le maître et son élève. Les lettres surdéterminent, en général, les rapports à autrui selon la vision du maître africain. Ce dernier lui prescrit un modèle à suivre dans la vie en multipliant les conseils de conduite. E. P. Dubois-Guichan va jusqu’à dire que le jeune homme voit Fronton comme «un demi-dieu». (7) Cette manière d’éduquer, si particulière, fortifie l’attachement de l’élève à son maître. Plus explicitement, dans les lettres, cela se manifeste à tous les niveaux, comme une dépendance intellectuelle: «Ainsi, mon maître, tu vas être aussi notre patron. A la vérité je puis être tranquille, puisque j’ai suivi les deux choses les plus chères à mon cœur, la saine raison et ton sentiment. Veuillent les dieux qu’en tout ce que je ferai je me règle toujours selon ton jugement, ô mon maître !» (Lettres, p.91) Le jeune Marc-Aurèle n’est pas sûr. Il a peur des reproches de l’Africain: «Je ne t’écrirai pas de quelle manière nous avons fêté les féeries à Alsium: tu t’en affligerais, et me gronderais, mon maître.» (Lettres, p.137) Autrement dit, cette position est fondamentalement morale…Ce qui nous intéresse davantage, c’est l’affection partagée entre Fronton et son élève Marc Aurèle. Elle est grande, elle est la passion même. L’on peut parler d’un rapport homosexuel (homo-erotic relationship) entre les deux si l’on analyse le texte des lettres. Entre le maître et l’élève, il n’y a pas de moment de dispute, mais plutôt une étrange amitié, s’étalant longuement sur plusieurs lettres (notamment le premier livre), qui dérange dans ses excès. Des phrases sont indistinctement prononcées par l’un ou l’autre: «Adieu, mon très-doux maître.», «Mon Fronton, mon très-grand consul; je t’aime d’un amour à moi.», «Adieu mon souffle», «par Hercule, je t’aime à en dépérir», «Adieu tout mon désir; adieu ma lumière et ma volupté…», «Adieu, mon très-doux seigneur.», «Aime-moi comme tu aimes», «fie-toi sur un ami qui t’aime», etc.. révèlent un tel rapport «brûlant» entre les deux compagnons. En fait, l’Africain a peur du doute princier qui manifeste des moments d’insécurité et d’angoisse. (8) C’est pourquoi, il lui écrit: «je veux que tu te croies encore plus aimé de moi en toute chose; un fruit présent et certain vaut mieux que l’espérance incertaine d’un fruit à venir. (…) En vérité, je serais le plus stupide de tous les campagnards et de tous les laboureurs, si j’aimais mieux la semence que la moisson.» (Lettres, p.59) En plus du fait que l’esprit pragmatique de Fronton y est bien présenté, dans ce rapport à la Cour impériale, son savoir en agronomie s’avère vaste. (cf, Lettres, p.145 et p.291) Quant à Marc-Aurèle, il partage le même amour, écrivant à son maître des passages où le mot «amour» revient d’une violence particulière. Lisons: «Quand vous verrez le vin doux bouillir dans le tonneau, songez à mon amour pour vous; ainsi il fermente, il bouillonne, il écume dans ma poitrine». (9) Grâce à cette passion, il croit aveuglément à son maître: «Je serai quelque chose si vous le voulez». Seulement, ne serait-il là qu’un amour de nature poétique et esthétique? Cette affection ne fait que corrompre l’éducateur: «A présent, empereur, agis envers moi comme tu voudras ou comme ton cœur te l’inspirera, ou néglige-moi, ou même méprise-moi, enfin ne me donne plus une marque d’honneur, et mets-moi, si bon te semble, aux derniers rangs. Il n’y a de ta part, rien de si injurieux pour moi, qui puisse, quand tu le voudrais même, empêcher que tu ne sois pour moi la source de joie la plus abondante.» (Lettres, p.175) N’est-ce pas là la raison qui le porte à louer la négligence (ou l’indifférence devant les apparences), une des qualités du prince stoïcien? En général, cette correspondance montre le maître africain dans tous ses états, d’une soumission totale à la famille des Antonins. (10) Il les exprime dans un style alliant la tendresse à la sécheresse. Ses souffrances physiques sont longuement notées dans les lettres du prince, sous forme d’expression d’une compassion particulière. D’ailleurs, l’éducation de Marc-Aurèle est aussi assurée par Calvilla Domitia, une «mère» austère. Le fils dira d’elle: «Imiter de ma mère sa piété, sa bienfaisance; m’abstenir, comme elle, non-seulement de faire le mal, mais même d’en concevoir la pensée; mener sa vie frugale, et qui ressemblait si peu au luxe habituel des riches.» (Pensées, pp.1-2) Entre cette mère et l’Africain, il y a une complicité presque parfaite autour de la question de l’éducation de l’enfant.Stoïcien, Marc-Aurèle ne va apprécier les spectacles, ni les combats de coqs ou de cailles, ni les combats de gladiateurs, mais il s’intéressera plutôt aux jeux publics. Fin lecteur, il lit tout ce qui lui tombe entre les mains, notamment les stoïciens. Cela va déranger énormément son maître, (11) notamment quand il commence à avoir des idées différentes, et à partir des années 147-148 éclatent des brouilles «idéologiques» entre eux. Pourtant, Marc-Aurèle raconte tout à son maître à propos des voyages et des fêtes champêtres. L’auteur africain, en bon serviteur, prie pour le bonheur de l’Empereur romain et de sa famille. Il prend l’habitude de saluer les filles du prince. Son paternalisme va non seulement à l’élève, mais également à sa progéniture. Seulement, il demeure qu’une telle protection se précise intellectuellement: il quête des traces de ses leçons dans les discours impériaux. Ecrire pour plaire au maître, réfléchir selon la vision du maître… Est-ce là question de l’imitation: l’acolyte imite le maître? Systématique dans son esprit, Fronton use fréquemment de l’imitation comme technique de création. Il sait choisir les mots, cela est réalisé par le recours constant aux Anciens. Il cisèle les mots, il quête le goût des dilettantes… Outre ces sentiments autoritaires, il y a également un mouvement d’idées qui vont du maître vers le jeune empereur, d’un précepteur africain vers l’homme d’Etat romain. Ce dernier confesse: «J’ai senti, grâce à Fronton, tout ce qu’il y a, dans un tyran, d’envie, de duplicité, d’hypocrisie, et combien il y a peu de sentiments affectueux chez ces hommes que nous appelons patriciens.» (Pensées, p.5) Ce passage, qui remet en question toute cette amitié, montre simultanément un précepteur monstre, et un élève «hypocrite».(12) Pourtant, rappelons que Marc-Aurèle estime particulièrement Fronton entre tous ses enseignants; il demande au Sénat qu’on érige une statue en son honneur – comme il le fera avec d’autres enseignants aimés. Cette autorité intellectuelle continue à s’imposer pour Marc-Aurèle qui la lui reconnaît explicitement: «Envoie-moi, pour mes lectures, ce que tu jugeras de plus éloquent de toi, de Caton, de Cicéron, de Salluste, de Gracchus, ou de quelque poète, car j’ai besoin de repos et surtout de repos de ce genre; que cette lecture adoucisse le poids de mes fatigues et les fasse oublier.» (Lettres, p.67) Cette obéissance aveugle pose problème: Comment un empereur romain accepte-t-il continûment cet assujettissement symbolique d’un Africain? Est-ce par le recours constant au paganisme? (13) Il quêtera d’autres divinités, parfois dérisoires: «Je louerai donc des dieux peu connus dans les éloges, mais très-connus dans tous les usages de la vie, la fumée et la poussière, sans lesquelles on ne peut user de l’autel, du foyer, des routes, des sentiers.» (Eloge de la fumée et de la poussière, p.351) Ces dieux peu connus, appartenant à la vie de tous les jours, auront-ils une force constante pour changer le cours de l’existence? Relevons ici, justement, non seulement l’éloge de ce qui est marginal, de ce qui mal vu ou mal perçu…, mais surtout l’appel à d’autres dieux que les officiels. Peut-être la culture propre de l’auteur est-elle pour quelque chose dans l’expression de telles opinions. Cette authenticité est complexe au regard de Fronton: «En effet les autres mortels mentent pour le jour présent; mais les mensonges des écrivains méritent un blâme et un souvenir éternels.» (Principes de l’histoire, pp.339-341) Dans ses lettres ou écrits, le serviteur africain ne fait que souligner son suprême bonheur, au service des grands Antonins. A cette «fausse» sincérité, afin de mettre en relief son allégeance et asservissement, s’ajoute naturellement la satisfaction d’un précepteur à voir son élève faire de grands progrès. Peut-être conscient de la nature de ce rapport, le maître africain va louer l’indulgence: «si vous ne négligez pas facilement les fautes, vous n’êtes pas véritablement indulgent.» (Eloge de la négligence, p.355) Cette indulgence est liée à l’acte de négliger les fautes, autrement dit au pardon… Mais, est-ce son cas en tant que précepteur? En plus d’apporter des corrections aux écrits du prince (ou de l’empereur), (14) le maître précise des recommandations dans les lettres, c’est pourquoi une juste satisfaction est là: «Je me réjouis surtout de ce que tu ne prends pas les mots comme ils se présentent, mais que tu recherches les meilleurs; car ce qui distingue le grand orateur du médiocre, c’est que celui-ci se contente facilement des mots, s’ils sont bons; et que le grand orateur ne se contente pas des bons, s’il en est des meilleurs.» (Lettres, p.47) Cet art d’écrire est le fruit d’une éducation bien assumée par le maître. Il dira sans modestie: «Pour moi, lorsque je me suis chargé du soin et de la culture de ton génie, j’ai compté que tu serais un jour ce que tu es aujourd’hui, et c’est pour ce temps de ta vie que j’ai réservé toute la force de mon amour.» (Lettres, p.61) Le maître reconnaît ne pas s’être trompé, dès le début, sur la grande qualité intellectuelle de son élève. De sa part, Marc-Aurèle, en plus d’élève obéissant, lit les lettres «très-souvent pour y obéir très-souvent». (Lettres, p.157) Il célèbre, également, haut et fort l’œuvre de l’Africain. Il adhère non seulement au style du maître, mais aussi à ses conseils. Une telle célébration est également citée par Aulu-Gelle qui voit en lui un grand grammairien. (15) Les Pensées de Marc-Aurèle nous informent d’un Fronton qui excelle non seulement dans l’enseignement,(16) mais également dans les joutes et les dialogues d’artistes et de philosophes. Les joutes entre le maître et l’élève sont fréquentes. Citons une d’elles autour de la question du sommeil. Fronton fait l’éloge du sommeil à son élève, ce dernier le dénigre en avançant arguments empruntés à Homère et à Ennius, et les siens. Il termine cette lettre: «allons dormir…»Précisément, Fronton est le surmoi «esthétique» pour Marc-Aurèle. Non seulement corrige-t-il l’élève, mais il lui offre aussi une série d’exercices pour mériter la reconnaissance ou bien l’éloge. Il lui montre, de manière explicite, des modèles à suivre. III.- LE POUVOIR DE L’ELOQUENCE, LA FAIBLESSE DE LA PHILOSOPHIE: En temps des changements socioculturels, notamment avec la l’expansion du christianisme, le jeune Empereur verra différemment le monde. Notons qu’au IIe siècle «la philosophie servait souvent d’introduction à la religion nouvelle (…) Avant que le christianisme se fût répandu dans le monde, les esprits s’étaient élancés vers la philosophie, le plus souvent sans la comprendre, mais attirés par ses affirmations hardies contre des dieux auxquels on ne croyait plus, et par ses satires amères contre des mœurs dont on commençait à sentir le dégoût et la honte.» (17) Marc-Aurèle se trouve alors devant deux positions contradictoires: ou bien s’accrocher à la rhétorique qui serait obéir pour le maître africain ou bien s’en éloigner qui serait une sorte de révolte. La dite «conversion» de Marc-Aurèle à la philosophie en 146 fait date; elle perturbe les rapports entre le maître et l’élève. N’est-ce pas là une sorte de révolte contre l’autorité intellectuelle du maître? Fronton a peur pour son éducation d’empereur, de celui qui va gouverner l’Empire. Il dira des gouverneurs et de leur rapport à la rhétorique: il est difficile, en réalité, d’avoir de bons orateurs. Fronton, en bon tyran intellectuel, est contre l’intérêt du prince pour la philosophie, car il y a risque pour le salut de l’âme. Seule l’éloquence doit être sa religion. Il peut y développer sa propre foi, peut-être l’unique qui existe... En refusant la philosophie, le maître africain a peur pour la pérennité de son influence sur le jeune empereur. «Si l’étude de la philosophie n’avait à s’occuper que des choses seules, je m’étonnerais moins de te voir mépriser si fort la parole, mais apprendre les raisonnements cératins, les sorites, les sophismes, mots cornus, instruments de torture, et négliger la parure du discours, la gravité, la majesté, la grâce et l’éclat, cela n’indique-t-il pas que tu aimes mieux parler que t’énoncer, murmurer et bredouiller plutôt que de faire entendre une voix d’homme.» (Lettres, p.11) Aux yeux de Fronton l’antonyme de la philosophie est la rhétorique. (18) La grandeur d’un empereur se mesure par sa maîtrise de la rhétorique. Pour l’écrivain africain, Auguste «n’était ni orateur, ni improvisateur; personne ne fut moins soudain que lui: il lisait ses discours au sénat, haranguait les troupes un papier à la main; quand il avait à s’entretenir avec un ami, ou avec sa femme, il écrivait d’avance ses pensées, et ne s’en permettait pas une de plus». (Lettres, «notes», p.407) Le bon gouverneur est celui qui est rhéteur, pas un politique ou un sage qui change les choses. Ceci est toujours vivant en Afrique du nord. L’Africain prêche l’éloquence à son gendre Victorinus et à ses élèves de par la pratique de l’imitation des Anciens. Il va défendre le rhéteur: «Remarque enfin que le rhéteur est méprisé et sans crédit, mais que le dialecticien est honoré et entouré de tous les égards, parce que dans ses raisonnements il y a toujours quelque chose d’obscur et de tortueux; d’où il résulte que le disciple demeure toujours dépendant du maître, qu’il s’y attache, et s’y tient comme enchaîné par d’éternelles chaînes.» (Lettres, pp.119-121) Au nom de la liberté intellectuelle et de la clarté des idées, Fronton s’attaque aux obscurs penseurs, les philosophes. Mais, Marc-Aurèle, en bon stoïcien, développe une opinion différente: «Ne montre (…) jamais à ta pensée d’ornement frivole; point de prolixité dans tes discours» (Pensées, p.30) Le luxueux ne sert pas la pensée, il la corrompt… En fait, Fronton est nostalgique des temps où l’élève découvrait les trésors du latin ou du grec, il faisait de la recherche lexicologique: «Où est cet heureux temps où, ne pouvant composer tout un discours, tu t’abusais du moins à recueillir des synonymes, à rechercher des expressions remarquables, à tourner et à retourner les membres de phrases des anciens, à communiquer de l’élégance aux termes vulgaires, de la nouveauté aux mots corrompus, à ajuster une image, jeter dans le moule une figure, la parer d’un vieux mot, lui donner avec le pinceau une teinte légère d’antiquité?» (19) Laisser la rhétorique pour s’intéresser à la philosophie est au centre de cette correspondance. Passer des procédés et des techniques de dire aux idées, de la forme au contenu. La leçon la plus utile pour un prince est la rhétorique, la correspondance est une Leçon infinie de rhétorique entre le prince et le maître. L’élève fait ses exercices: il se soucie trop des figures de style et de style, plus que des pensées, lui qui apprend à être un gouverneur suprême. Le maître africain rappelle Marc-Aurèle à l’ordre: s’initier à la politique en faisant des discours politiques, et non pas être un membre de «ces merveilleux mortels» (Lettres, p.261). En fait, tout ce qui se rapporte aux idées, à l’argumentation, à la dialectique et à l’expression des sentiments se confronte dans l’écriture de Fronton. Il faut parler au cœur, et non à l’esprit dans un style maniéré. Apprendre le beau langage est l’idéal pour tout aliéné, pour quelqu’un qui a perdu la foi dans sa propre langue. Voilà l’idéal de Fronton. Pour l’auteur numide, la pensée est foncièrement rhétorique. Il conçoit la rhétorique non seulement comme un ensemble de procédés et de figures, mais comme un Logos. Seulement cette construction de règles de bon sens se fait dans l’amusement et le plaisir. (20) Citons encore l’écrivain numide qui explicite: «Il faut donner un tour sérieux aux choses plaisantes.» (Eloge de la fumée et de la poussière, p.349) Le sérieux et le plaisant vont ensemble… Ainsi, le philosophique va naître forcément de la rhétorique. Mais, le jeune Romain a un autre point de vue: «N’exécute aucune action au hasard, ni autrement que ne le comportent les règles que l’art prescrit.» (Pensées, p.37) L’impact du stoïcisme y est manifeste dans une telle position. Fronton verra le politique réussir plus avec la rhétorique qu’avec le philosophique: «Or, l’empire n’est pas seulement l’expression de la puissance, mais du discours; car l’empire s’exerce en commandant et en défendant. S’il ne loue les bonnes actions, s’il ne blâme les mauvaises, s’il n’exhorte à la vertu, s’il ne détourne du vice, qu’il renonce à son nom, qu’il n’ait plus que son vain titre d’empereur.» (Lettres, p.189) Ce passage a, sans doute, eu une certaine influence sur Machiavel dans la composition du Prince.EN CONCLUSION… La réflexion de Fronton est révolutionnaire pour l’époque: par le langage l’on peut changer le monde. Un tel souci est autrement une prise de conscience de l’importance des langues à changer la réalité des gens, des peuples… Il avoue même les mécanismes pour une telle politique «discursive», en insistant par exemple sur des procédés «démocratiques» comme la variété. Il en dira: «La variété, même avec quelque désordre, est plus agréable dans un discours que la monotonie.» (Eloge de la fumée et de la poussière, p.349) L’appel à la différence est non pas cohabitation, mais une sorte de reconnaissance de l’autre… En outre, ne serait-il cet amour de la rhétorique également une reconnaissance des siens (c’est-à-dire des Africains) qui ont excellé dans cet art?En fait, cette correspondance, entre le maître africain et l’élève romain, serait donc une manière de découvrir les rapports entre les deux rives de la Méditerranée. Un natif africain parle, conseille et impose des règles à un maître romain … Mais comment serait la position de Marc-Aurèle? Les textes parlent de rapport filial, d’amour… Seulement, la position du maître est explicitée dans ses écrits: Pensées. (21) Marc-Aurèle remporte une victoire solennelle, pour ne pas dire une revanche, sur son maître: il s’intéresse plutôt aux philosophes qu’aux rhéteurs du moment qu’il se construit une carrière politique. Pour gouverner, il s’initie au raisonnement sur des questions ontologiques et métaphysiques. Fronton reste ainsi sans l’amitié de son fidèle élève: Marc-Aurèle perd le sens de la vie, et les raisons de gouverner un grand Empire. (H. Banhakeia) NOTES: (1) Le comte de Champagny, Les Antonins, tome 3, Libraire-éditeur Ambroise Bray, Paris: 1863, p.4 (2) E. de Suckau, Etude sur Marc-Aurèle, sa vie et sa doctrine, A. Durand, Libraire-Editeur, Paris: 1857, p.VI (3) Marcus Aurelius in love, traduit par Amy Richlin, University of Chicago Press, 2007. (4) Nous avons le même amour entre Vérus et Fronton, mais à un degré moins fort. Vérus écrit: «Ne me suis-je pas représenté ta joie, ô mon très-cher maître? Il me semble que je te vois me voir et m’embrasser tendrement, et me baiser beaucoup chaque jour.» (Lettres, p.205) Quant à Fronton, il lui écrira: «voici quelle fut ta pensée: d’abord tu ordonnais que je fusse introduit dans ta chambre; de cette manière, tu me donnais baiser sans exciter la jalousie de personne. Oui, je le crois ainsi, parce que tu avais fait la réflexion que moi, à qui tu avais confié le soin de former ta bouche à l’éloquence, je devais avoir le droit du baiser, et que tous les maîtres de la parole avaient le privilège de recueillir le fruit de leurs leçons, au moins sur le seuil de la parole. Enfin j’imagine que l’usage du baiser a été établi en l’honneur de l’éloquence (…) Enfin, les animaux muets et privés de la parole sont aussi privés du baiser.» (pp.213-215) (5) E. de Suckau, Etude sur Marc-Aurèle, sa vie et sa doctrine, A. Durand, Libraire-Editeur, Paris: 1857, p.2 (6) Lettres inédites de Marcus Aurélius et de M. C. Fronto, traduites avec le texte latin en regard et des notes par M. Armand Cassan, tome 2, A. Levasseur, Libraire, Paris: 1830, pp.61-62 «Qui ne sait que, lorsque ton père se portait moins bien, toi près de lui et comme lui tu restais sans bain, et que tu avais pris l’habitude de te priver de vin, d’eau même et de toute nourriture? Pour toi alors ni sommeil, ni veille studieuse, ni festins, ni voyage; tes jours étaient enchaînés aux jours de ton père.» (7) Etienne Prosper Dubois-Guichan, Tacite et son siècle, Didier et Cie, Paris: 1861, p.261. (8) Lettres inédites de Marcus Aurélius et de M. C. Fronto, traduites avec le texte latin en regard et des notes par M. Armand Cassan, tome 2, A. Levasseur, Libraire, Paris: 1830. Nous n’avons que cette phrase dans une lettre totalement «effacée»: «Oui, Marcus, ma vie passée est un repentir.» (p.89) (9) Cf. Gaston Boissier, «La jeunesse de Marc-Aurèle d’après les lettres de Fronton», in «Revue des deux mondes», mars-avril 1868, tome 74, in www. mediterranees.net/histoire_romaine/empereurs_2siècle/ boissier. html (visité le 5/5/2008) (10) Lettres inédites de Marcus Aurélius et de M. C. Fronto, traduites avec le texte latin en regard et des notes par M. Armand Cassan, tome 2, A. Levasseur, Libraire, Paris: 1830. «Tous ces biens reposent pour moi en ton frère et en toi, ô Antoninus, délices de mon cœur; car, depuis le moment où je vous ai connus, où je me suis donné à vous, je n’ai trouvé qu’en vous mes délices, et je ne pourrais les trouver ailleurs quand je recommencerais à vivre autant d’années que j’en ai vécu.» (p.37) (11) Lettres inédites de Marcus Aurélius et de M. C. Fronto, traduites avec le texte latin en regard et des notes par M. Armand Cassan, tome 2, A. Levasseur, Libraire, Paris: 1830, pp.123-124 (12) Par contre, Rusticus, son autre précepteur, est bien ménagé dans les Pensées. Il est vu comme un sauveur: «Rusticus m’a fait comprendre que j’avais besoin de redresser, de cultiver mon caractère; il m’a détourné des fausses voies où entraînent les sophistes; il m’a dissuadé d’écrire sur les sciences spéculatives, de déclamer de petites harangues qui ne visent qu’aux applaudissements (…) Je lui dois d’être resté étranger à la rhétorique, la poétique, à toute affectation d’élégance dans le style» (p.3) (13) Lettres inédites de Marcus Aurélius et de M. C. Fronto, traduites avec le texte latin en regard et des notes par M. Armand Cassan, tome 2, A. Levasseur, Libraire, Paris: 1830, p.72 «Je prie les dieux que sur ce point tu puisses me satisfaire.» (14) Cf. Lettres, p.109. (15) Aulu-Gelle, Les nuits attiques, livre XIX, VI. «Dans ma première jeunesse, étant à Rome, et avant d’aller à Athènes, quand les maîtres, dont je suivais les leçons, me laissaient un moment de loisir, je me hâtais d’aller voir Fronton Cornélius, pour jouir de sa conversation si élégante et si instructive. Il ne m’eut jamais arrivé de l’entendre sans revenir avec plus de goût et de savoir. Voici, par exemple, une de ses conversations sur un sujet léger, si l’on veut, mais intéressant pour l’étude de la langue latine. Quelqu’un de ses amis, homme instruit et poète alors célèbre, ayant dit qu’il avait été guéri d’une hydropisie par un bain de sables chauds, arenis calentibus: Tu es guéri de ta maladie, lui dit Fronton en plaisantant, mais non des vices de langage.»(16) Pierre Alexis Pierron, Histoire de la littérature romaine, Hachette, Paris: 1852 p.607. (17) E. de Suckau, Etude sur Marc-Aurèle, sa vie et sa doctrine, A. Durand, Libraire-Editeur, Paris: 1857, pp.59-60 (18) Marc-Aurèle imagine une autre comparaison pour expliquer cette opposition philosophie / rhétorique: «Si tu avais à la fois une marâtre et une mère, tu aurais des égards pour l’une, mais ce serait après de ta mère que retournerais à chaque instant. Ta marâtre et ta mère, ce sont la cour et la philosophie; reviens souvent à celle-ci, repose-toi dans son sein: c’est elle qui te rend l’autre supportable; c’est elle qui te rend supportable à la cour.» (Pensées, p.82) (19) cf. Albert Paul, Histoire de la littérature romaine, tome 2, Livre cinquième, C. Delagrave, 1871, in www.remacle.org/bloodwolf/philosophes/fronton/lettres8.htm. (site visité le 09/07/2008 à 6h)(20) Dans ses essais, il avance que le plaisir de penser (de réfléchir) l’emporte sur l’argumentation: «il ne s’agit pas ici de sauver la tête d’un homme, ni de faire passer une loi, ni d’encourager des troupes, ni d’échauffer une assemblée, mais de badiner et d’amuser.» (Eloge de la fumée et de la poussière, p.349)(21) Ici, un passage court intrigue le lecteur; il pourrait expliciter ce rapport de maître à serviteur: «Tu n’es qu’un esclave, tu n’as pas la parole.» (Pensées, p.203)
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