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LE THéATRE NORDAFRICAIN ANCIEN, ENTRE L’AFFIRMATION ET LA NÉGATION

Par: H. Banhakeia & S. Yachou (Université de Nador)

«Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m’est étranger» (Térence)

«Il ne faut point se retrancher derrière la coutume, mais vaincre par la raison.» (Cyprien, Lettre 71)

«dis-moi s’il te semble raisonnable de solliciter et d’attendre la vie éternelle de ces dieux de théâtre et de comédie?» (Saint Augustin, La cité de Dieu, VI, 6)

Il ne nous appartient pas de retracer ici l’histoire de la littérature ancienne ni de mener une réflexion approfondie sur le théâtre ancien, ni de discuter les éléments grecs et romains qui font le théâtre nord-africain,1 mais de saisir la célébration du drame dans les écrits de Térence, ensuite d’expliquer son interdiction dans les traités théologiques, notamment chez saint Augustin,2 enfin de discerner la nature de ces apports au théâtre populaire.

Le théâtre est le miroir d’une culture d’ici et du temps. Les traces écrites, formant une mémoire «établie» et ancrée dans le paganisme, témoignent de la place importante du théâtre dans la tradition amazighe, et avec Térence cette représentation s’avère intéressante. Par contre, les écrits censeurs, nés au sein de l’Eglise, sont une autre mémoire institutionnalisée, mais dans l’acculturation, qui font du théâtre une activité à censurer.

Cette réflexion sur le théâtre s’étend du siècle IIe au VIe, partagé entre le nord et le sud de la Méditerranée. Il y a à noter que face à son expansion lors de la romanisation de l’Afrique, il y a la rupture d’une telle tradition chez les écrivains nord-africains, par le processus de la christianisation. La diffusion des pièces de Térence va être contrecarrée par les auteurs chrétiens, notamment Tertullien et saint Augustin.

I.- LE THÉÂTRE NORD-AFRICAIN ANCIEN

La littérature ancienne montre une Afrique où les arts sont présents dans les affaires locales au quotidien. Il y a tendance à l’imitation des seigneurs romains et grecs. Les langues étrangères (latin et grec) servent à créer, à écrire et à versifier. L’écrivain local respecte davantage les règles grammaticales. En outre, il donne plus d’importance aux jugements de la Cité. Les genres littéraires sont bien représentés à l’exception de la poésie. Si le théâtre est bien représenté par Térence, le roman est fondé par Apulée.

En ce qui concerne l’art dramatique, il y a bien une série de questions à résoudre dans l’histoire des arts de l’Afrique: Y a-t-il un théâtre nord-africain ancien? À quelle date est-il né? Quelles sont ses spécificités? Ses auteurs célèbres? Ses écoles? Ses rapports aux théâtres grec et romain? Avant l’arrivée des Grecs et des Romains, n’y avait-il pas une création dramatique chez les Imazighen? Et avec les représentations «étrangères», n’y avait-il pas des drames locaux, autrement dit écrits et représentés par des troupes locales?

Les festivités théâtrales sont grandement célébrées à travers les villes, en des saisons qui coïncident avec les récoltes agricoles. Sur des places publiques, dans des amphithéâtres de tous les goûts, les représentations et les spectacles durent des journées entières en signe de gratitude aux dieux païens. L’architecture des amphithéâtres est d’une grande beauté, constituant un lieu harmonieux pour l’exposition et la représentation. Danses, mimes, bouffonneries et comédies sont diversement offertes aux spectateurs avides3 et intéressés. La thématique offerte aux spectateurs est de nature didactique et ludique, exposant une chorégraphie collective particulière. Seulement, c’est par la dichotomie vertu versus vice 4 que les mêmes historiens analysent le théâtre en vogue. Tout ce qui se rattache à une telle tradition est créé par le mythologique redoublé de faux.5 La critique va profondément marquer la tradition dramatique.

II.-LES RENCONTRES DU THEATRE NORD AFRICAIN

1.- DE NAISSANCE HELLÉNISTIQUE

Il est indéniable que les Nord-africains ont amplement collaboré à la transmigration des idées «grecques» dans l’univers latin. De par leur émigration à travers les terres méditerranéennes, ils fréquentent l’univers hellénistique et s’en inspirent. Seulement, l’histoire retient la chute des Battiades qui a lieu vers 440 av. J.-C., et c’est la république qui est instaurée à Cyrène. Cette région nord-africaine va connaître un essor socioculturel jusqu’à la guerre de Thibron (324-321 av. J.-C. La prospérité est encore plus importante avec l’étape hellénistique (de 322 avant J.-C, année de la capitulation d’Athènes occupée par Antipatros, à 31 avant J.-C., date de la bataille d’Actium).

Si l’école d’Aristippe a une place particulière dans la naissance de la philosophie nord-africaine, le théâtre et le gymnase (Ptolémaïon) sont édifiés, tout comme d’autres temples, comme expression de l’existence d’une vie artistique développée. En général, le théâtre amazigh ancien s’inscrit également dans la tradition grecque.6 Il est une manifestation de la vie profane où les cultes sont à l’origine. Il est une cérémonie où le jeu des acteurs est central dans l’action et la représentation. Le premier dramaturge cité par l’histoire est Eratosthène, mais il ne reste rien de son œuvre, que quelques citations «imprécises».

Enfin, la dramaturgie africaine, à l’instar des autres traditions, qui est foncièrement imitation de l’hellénisme, est plus encline à des comédies que des tragédies «célébrées» par l’humanité.

2.- DE CONTINUITÉ ROMAINE

La romanisation ou les contacts avec le monde romain sont à l’origine de la grandeur du théâtre local. Ce dernier a des traits spécifiques, mais par le contact avec une civilisation différente il va se forger une identité riche et propre. L’établissement de la colonisation romaine en Afrique va être fondamentalement militaire, mais cela va apporter la construction d’édifices socioculturels, et dès lors le théâtre. Avec les 500 villes en Afrique romaine au Ier siècle, le théâtre a sûrement connu une grande évolution. De ces villes, il y a des vestiges d’espaces citadins où l’on a une idée sur les places de représentation. Par exemple, Timgad «est un centre d’une civilisation de loisirs: une cité romaine se devait d’édifier des monuments pour les plaisirs collectifs qui contribuent tout autant que les activités religieuses et politiques à former une âme collective de la cité. On peut distinguer deux sortes de loisirs à Timgad: les thermes, au nombre de douze ou treize, situés à l’intérieur de l’enceinte ou bien dans les quartiers suburbains, (…) de plus, comme la plupart des cités romaines d’Occident, Timgad possède un théâtre qui est situé très près du Forum»7 Avec le paganisme, les manifestations dramatiques sont montées au centre de la cité.

Nous avons un autre exemple de Carthage. «Les Carthaginois, comme autrefois, se pressaient dans les spectacles. Ceux de l’hippodrome d’abord, qui gardait tout spécialement leurs faveurs, à en croire du moins les nombreux poèmes consacrés aux auriges, de véritables vedettes comme Iactofian, idole des Verts, et parfois de tristes sires, comme Cyriacus, qui mettait en cause l’attitude du public quand il perdait, ou comme cet anonyme qui, selon Luxorius, tombait de son char à chaque course… L’amphithéâtre attirait également les foules et avait ses idoles, comme le venator Egyptien Olympius, sujet de deux beaux poèmes du même Luxorius. Mais le théâtre n’était pas délaissé et avait ses célébrités comme le pantomime pygmée évoquée précédemment, fameuse pour son interprétation d’Andromaque ou du rapt d’Hélène. Les poètes eux-mêmes, enfin, s’illustraient dans des déclamations publiques et se montraient comme jadis capables d’incroyables raffinements dans leur art.»8

En général, le théâtre est un art tant célébré en Afrique du Nord. Comment expliquer une telle ferveur populaire pour les spectacles? Le théologien avance l’argument suivant: «Les autres jeux scéniques consacrés à Cérès, à Bacchus et à d’autres idoles, furent institués pendant une famine, pour réunir le peuple au théâtre.»9 La naissance du théâtre est vue comme la conséquence d’un fait tragique ou d’une épidémie. L’amphithéâtre sert à unir des foules affamées, qui vont dépenser de l’argent à la gloire des dieux païens!

Ces dieux sont chantés dans les spectacles et les représentations. Rares sont les traces qui restent d’une telle activité. Mais, les écrits chrétiens en témoignent: «Eh quoi! des fidèles, fiers à juste titre du nom de chrétiens, n’ont pas honte de légitimer par l’Écriture des spectacles où le paganisme déploie toutes ses superstitions! Ils osent autoriser l’idolâtrie! car, ne vous y trompez pas, en assistant à des fêtes organisées par les païens en l’honneur d’une idole, vous faites acte d’idolâtrie et vous foulez aux pieds la religion du Dieu véritable.»10 Il y est question d’un péché: l’on ne peut pas rechercher l’harmonie entre le paganisme et la nouvelle foi. Par ces festivités collectives les autochtones montrent leur vision du monde: ils interprètent le passé et le présent, représentent les aspirations et projettent dans le fictif leurs espoirs.

3.- DE NÉGATION CHRÉTIENNE

La christianisation de l’Afrique est forte, et avec la construction d’édifices réservés aux représentations, le théâtre va connaître autant le divorce avec la religion (le rituel), autant des immiscions tout à fait particulière. L’écrivain chrétien perçoit d’un mauvais œil la tendance à «harmoniser» les pratiques païennes et la tradition chrétienne lors des festivités théâtrales. Qu’est-il alors de la célèbre indulgence vis-à-vis de l’art païen? Qu’est-il de la bienveillance catholique face aux arts autochtones? Il n’y a pas lieu à concilier les dieux païens qui font les représentations amazighes et le catholicisme. L’immixtion du païen et du chrétien s’avère impossible dans le rituel nord-africain, et aux théologiens nord-africains de parler d’athéisme, d’hérésie et d’apostasie dans le cas du théâtre de l’époque.

Signe de pluralité, le paganisme dérange le christianisme «monothéiste». Il est une culture à convertir dans ses multiples manifestations, et il serait «sain» de le substituer par les enseignements divins. «Les chrétiens ne vivent pas séparés dans la société de leur temps. Ils vivent au milieu des païens comme nous le montre si bien Tertullien (…), mais il y a une certaine sécession morale; les traités de Tertullien sur les spectacles, la toilette des femmes, la pénitence… montrent qu’une certaine vie ascétique, un retrait par rapport à certaines coutumes (jeux de cirque, luttes, théâtre…) amène les chrétiens à se distinguer des païens dans leurs options et leur style de vie.»11 Par conséquent, les Pères de l’église africaine critiquent tout ce qui se fait dans les amphithéâtres, les arènes et les places publiques. Pour ces jeux d’horreur, au regard des chrétiens, le public ne fait qu’applaudir la beauté du péché, du vice et du crime.

Saint Augustin voit dans les jeux scéniques une ruse «païenne». Dans le paganisme, «le drame et le chant attribuent aux dieux de telles infamies, qu’il suffit de les en croire capables ou de penser qu’ils les voient représenter avec plaisir pour les imiter en toute sécurité. Or, de crainte qu’on ne vînt à révoquer en doute ces combats entre les dieux, que nous lisons dans les poètes, et à les regarder comme d’injurieuses fictions, les dieux ne se sont pas bornés à les faire représenter sur le théâtre, ils ont voulu se donner eux-mêmes en représentation sur un champ de bataille.»12 Ainsi le théâtre est vu comme une expression de la foi «étrangère» et barbare.

A son tour, Minucius Félix critique cette tradition millénaire, il précise les méfaits de la culture païenne. Le paganisme est négativement décrit dans Octavius ; l’écrivain s’y attaque aux dieux égyptiens en vogue en Afrique du nord. «La peine capitale n’atteint-elle pas quiconque aura tué un des animaux divinisés? Ces mêmes Egyptiens, ainsi que la plupart d’entre vous, redoutent autant l’aigreur des oignons que leur Isis, et les flatuosités qui sortent du corps humain ne les font pas moins trembler que leur Sérapis. Celui qui, dans ses récits mensongers, nous accuse d’adorer en la personne de nos prêtres une chose dont la pensée seule nous fait rougir, nous impute des infamies qui lui sont propres. Un culte aussi obscène se pratique sans doute parmi ceux qui, prostituant toutes les parties de leur corps, donnent au libertinage le nom de galanterie, et portent envie à la licence des courtisanes ; hommes dont la langue n’est pas pure, lors même qu’elle se tait, et qui éprouvent le dégoût de l’impudicité avant d’en sentir la honte.» (Oct.28) Aux yeux de l’auteur, ces cultes profanes sont complètement infâmes. Donc, le refus de la tradition locale est, en conséquence, total.

Cette condamnation de l’ornementation est fréquente chez les Africains convertis. L’écrivain chrétien critiquera notamment la création artistique, en prêtant la voix à Octavius: «Une licence non moins effrénée et une obscénité encore plus révoltante ne règnent-elles pas sur vos théâtres? Tantôt un mime y représente ou peint des adultères, tantôt un histrion efféminé, en exprimant l’amour, l’insinue dans votre cœur. On y déshonore vos dieux en leur prêtant les passions des hommes ; on vous arrache des larmes par de vains gestes et de feintes douleurs. Ainsi vous provoquez dans l’arène des homicides réels, et vous en pleurez de supposés au théâtre.» (Oct.37) Le théâtre païen est destructeur de l’âme, préservant les traces du démoniaque et l’immoral. C’est l’enfer qui attend les poètes et les savants.13

L’histrion a une place à part dans la géhenne. A l’écrivain chrétien de préciser la bassesse d’un tel être: «Donc quand tu m’auras persuadé ou démontré qu’un histrion n’a pas acquis le talent qu’il peut avoir, ou n’en fait pas montre pour plaire au public, en vue de l’argent ou des applaudissements, alors je t’accorderai qu’on peut posséder la musique tout en étant histrion. Si au contraire, il est infiniment probable qu’il n’y a pas d’histrion qui ne se propose, comme la fin de sa profession, l’argent ou la célébrité, tu es forcé de reconnaître que les histrions ne savent pas la musique, ou que nous devons demander à la foule la gloire et autres biens éphémères, plutôt que de chercher en nous la science.»14 L’auteur chrétien ne fait aucune référence aux compétences de l’acteur sur scène.

Pour l’Eglise, le théâtre trompe le spectateur, et à force de multiplier les artifices, l’incite au péché. Cet art multiplie les formes d’illusion trompeuse capables de séduire des foules. Comme outil à sacraliser les artefacts humains, le théâtre est à bannir dans toutes ses manifestations et représentations.

II.- LE THEATRE DE TERENCE15

Faute de références autour de dramaturges nord-africains, nous allons nous contenter du théâtre de Térence qui représente le maillon nécessaire entre l’hellénisme et l’univers latin.

Il est le grand esclave intellectuel de l’humanité, reconnu comme enfant pris sur les côtes africaines. Il a comme premier nom  Afer qu’il va délaisser pour celui de son maître Térence – peut-être son amant. Parallèlement, sa date de naissance est oubliée, méconnue entre différentes années de 192 à 185 av. JC.

Qui est au fait Térence? Si César le nomme «puri sermonis amator» – c’est-à-dire un auteur de diction pure, et si la critique le juge comme «demi-Ménandre», c’est en réalité pour se rappeler à tout moment sa différence par rapport aux deux traditions: grecque et latine.

Avec Plaute,16 il fonde le théâtre latin: «l’urbanité attique de Térence, sa simplicité inimitable et ses nuances délicates étaient faites pour le siècle, où la philosophie et la mollesse de la Grèce vaincue commençaient à apprivoiser ses superbes maîtres.»17 Comment cet affranchi (liberti) peut-il donner des leçons d’urbanité aux seigneurs? Grâce au maître qui lui inculque les principes du libéralisme, et voyant sa rapide maîtrise de l’art d’être un citoyen, il va l’introduire dans le cercle des aristocrates.

Il part en pèlerinage intellectuel en Grèce, pour acquérir la bibliothèque du théâtre antique, afin de préparer la naissance du «vrai» théâtre latin à partir de l’imitation du modèle hellénique. A l’annonce du naufrage du bateau-bibliothèques, il devient très malade, et peu après meurt de peine, avant d’atteindre la trentaine.

L’esclave nourrit une tendance à l’universel, il va alors avoir une place appropriée: la sixième, derrière Caecilius, Plaute, Naevius, Licinius, Attilius. De ces noms, juste Plaute mérite le respect de la postérité (siècles XVI, XVII et XVIII).

Son œuvre est marquée d’un style où la langue maternelle (l’amazigh) est importante, enrichie par le latin et le grec qu’il apprend lors de sa jeunesse. «Je décidai, pour cette pièce neuve, d’user de ma vieille coutume, de continuer l’épreuve ; je la remets en scène» (p.1276) L’on dit qu’il use de la poésie et du comique dans ses scènes afin de décrire «avec écart» la nature humaine, et Cicéron le juge comme un auteur d’une diction pleine de grâce et d’élégance. Ses pièces relisent Ménandre (-342/-292): tant de situations sont empruntées au théâtre grec, 18 et d’autres créées toutes pièces par l’imagination propre. Cela pose des difficultés à la réception qui fuit ses pièces. En outre, éduqué dans les trois cultures (carthaginoise, romaine et athénienne), il tissera une œuvre «par excellence» méditerranéenne.

Le succès de Térence est complexe à préciser. Si ses représentations s’adressent au public romain, elles n’ont pas les applaudissements nécessaires. Le public se plaît à les siffler. Comment Térence continue-t-il alors à écrire des pièces selon le même style? Il n’amuse point le public, il ne met pas sur scène le goût romain: les bouffonneries sont absentes. 19

Les textes de Térence se caractérisent par la statariae (absence de mouvement). Ils interpellent le calme, l’attention du public calme et concentré. Les scènes sont immobiles, elles interpellent chez le public l’attention et le silence pour saisir l’action. Le dénouement est logiquement amené à sa fin avec du suspens. Les personnages, issus de diverses classes, décrivent la société dans tous ses aspects: le souci du vraisemblable y est très présent.

La thématique de la comédie grecque est pauvre, il revient aux latins de l’enrichir par des nouveaux thèmes. La comédie met sur scène des luttes entre amants, entre pères et fils, qui essayent de débattre des sentiments et de réaliser l’amour, même les esclaves, occupant la place d’adjuvants, analysent l’amour dans ses différentes péripéties jusqu’à la réalisation. A la fin, le dénouement se fait union entre les amants. C’est cela Térence, mais qui tente de raconter «la nature humaine ; il la raconte fidèlement. C’est le visage réel de l’homme qu’il montre».20 Ses pièces traduisent grosso modo les plaintes, les déceptions, les sentiments des amants… mettant à nu la vacuité de l’établi. En un mot, elles mettent sur scène l’homme, non pas le citoyen romain, ni le grec. S’agit-il là d’une revanche de l’esclave intellectuel sur les seigneurs?

Lors de la lecture de ces pièces, le comique21 culturellement correct étonne de par sa construction: la portée sociale est essentielle. Sa vision déplaît aux citoyens romains, les travers et les ridicules des personnages sont explicités dans l’univers des seigneurs. Son être d’esclave est traduit dans son œuvre. Il est minutieusement décrit, nulle nuance de sentiments ne lui échappe…

De par son amazighité inhérente, l’œuvre de Térence s’offre nuancée. Elle est à relire, tant de scènes, de phrases et de mots sont utilisés par l’auteur afin de faire resurgir l’identité première. Il écrira à juste titre ce qui suit: «C’est là une idée chère à la société athénienne au temps d’Aristote: il existe des âmes portées vers le bien et les plus nobles activités, ce sont celles des êtres nés libres, de parents libres ; d’autres, celles des esclaves, sont naturellement vicieuses, ne sauraient relever que de la contrainte.»22

III.- SAINT AUGUSTIN ET LA FIN DU THEATRE 

Ici, nous allons parler de la position de saint Augustin envers les représentations dramatiques, mais plus amplement du christianisme qui condamne solennellement ce théâtre en pleine expansion. Tertullien, Minucius Felix, Cyprien, saint Augustin et tant d’autres théologiens amazighs condamnent une telle tradition.

Le grand théologien va prendre part au grand problème d’acceptation du théâtre. Il écrit: « Voilà donc la dispute engagée entre les Grecs et les Romains. Les Grecs croient qu’ils ont raison d’honorer les comédiens, puisqu’ils adorent des dieux avides de comédies; les Romains, au contraire, pensent que la présence d’un comédien serait une injure pour une tribu de plébéiens, et à plus forte raison pour le sénat.»23 Le théâtre se trouve alors dans une situation difficile, entre l’acceptation des Grecs et le refus des Romains.

Force est de noter que l’art dramatique est au regard de l’écrivain chrétien, un faux défi à la Création.24 Il ne peut y avoir d’art si celui-ci ne s’inspire pas du Créateur: «ce qui naît vient de Dieu ; les changements sont l’œuvre du démon. Un peintre représente avec des couleurs qui rivalisent avec la nature le visage, les traits, l’extérieur d’un homme ; son œuvre est terminée. Un autre peintre, se croyant plus habile, vient jeter de nouvelles couleurs sur le tableau pour le corriger: quelle injure pour le premier artiste!»25 La fin du théâtre local est alors annoncée si le christianisme connaît un succès. Que reste-t-il de ces dramaturges africains, doublement censurés par l’Empire et l’Eglise? Dieu est nommé créateur suprême, offrant aux fidèles des représentations et des scènes «vraies». Il y a alors un argument fort pour détruire toute œuvre humaine qui tend vers la concrétion du beau. Le vrai beau fait partie de l’impossible pour l’humain, et au divin de l’incarner à tout moment. En fait, que reste-t-il de toutes ces créations? Rien. Cela rend compte de cette Afrique qui manque de traces écrites: il y avait bien des comédies et des tragédies, mais la postérité ne va point les sauvegarder.

1.- L’EGLISE AMAZIGHE ET LE THÉÂTRE

Cet antagonisme vis-à-vis de l’univers des acteurs et des dramaturges est diversement développé dans les écrits chrétiens. Par exemple, Cyprien exhorte les chrétiens à se détourner d’une telle pratique afin de ne pas commettre des sacrilèges. «Et qu’on ne s’excuse pas en disant qu’on a renoncé personnellement à jouer au théâtre, alors que l’on en apprend l’art aux autres. On ne peut être considéré comme y ayant renoncé, si l’on met d’autres acteurs à sa place, et plusieurs au lieu d’un seul, enseignant, à l’encontre de ce que Dieu a établi, à faire d’un homme une femme, à en changer le sexe, et à faire la joie du démon qui est heureux de souiller l’œuvre des Mains divines, par ces gestes de mollesse vicieuse. (…) Faites donc votre possible pour le détourner de cette profession infâme et le ramener à la voie de l’innocence et à l’espérance de la vraie vie, de telle façon qu’il se contente de la subsistance, modeste mais salutaire, que l’Église lui fournit.»26 La condamnation des dramaturges est incontestable: l’enseignement du théâtre est dicté par le Mal.

A travers l’histoire, en plus de divertir, les représentations (les spectacles) sont souvent des cérémonies qui entendent sauver l’homme. Les Nord-Africains s’organisent pour les célébrer sur des lieux publics, et souvent sur des sanctuaires afin de rendre hommage à un dieu. Les divertissements et les sacrifices se relayent lors de ces festivités. Cela va être nommé «appétits» sauvages au regard des chrétiens.27

La critique commence par la damnation de l’espace hanté, autrement dit le théâtre. Ce plaisir intellectuel éloigne le troupeau du chemin des temples, et les emmène vers les amphithéâtres et les places publics. En effet, ce qui écœure l’auteur chrétien est l’argument suivant: «Mais demandez à cet homme la généalogie du Christ, il l’ignore ; et s’il la connaît, il est plus malheureux encore, car si je lui demande par quel chemin il est arrivé au théâtre, il sera forcé d’avouer qu’il y a été conduit par la débauche et les passions les plus honteuses.»28 Si le créateur est un condamné à délaisser l’amour du Créateur, Cyprien condamne, ainsi, l’art. Tout se résume au religieux ; une telle position est digne d’intégristes.

Le théâtre est un lieu hanté: l’esprit démonique l’occupe, et les démons y résident et exercent leur pouvoir sur les visiteurs, autrement dit les spectateurs. Par exemple, Tertullien va parler du cas d’une femme qui fut habitée par les démons au moment de sa visite au théâtre, et Cyprien rapporte, à son tour, l’envoûtement d’une femme par les démons dans un bain de manière visible, et d’une chrétienne au moment de se servir de la coupe d’eucharistie. Une fois le démon occupe un corps (souvent féminin), il le force à obéir à ses caprices et vices.

Pour guérir la personne hantée, Lactance parle de fouets contre les corps des malades (pour extérioriser les démons) quand le nom de Christ est énoncé. Les sacrifices sont alors organisés pour vaincre ces génies. De là, s’occuper du théâtre ou bien assister aux représentations est tout simplement un acte digne des pécheurs.

Qu’est-il de l’acte d’écrire les pièces? Pour créer, l’auteur ne doit s’inspirer que de la Bible: «Que le chrétien étudie les saintes Écritures: là encore il trouvera des spectacles dignes de sa foi. II verra Dieu créer le monde ainsi que les animaux et les soumettre au pouvoir de l’homme. Il verra les méchants engloutis dans un naufrage commun et les justes miraculeusement sauvés. (…) Quel spectacle mes frères! qu’il est magnifique! qu’il est agréable! qu’il est utile!»29 L’imagination de l’auteur, ravivée par de multiples anaphores, divise l’univers en deux espaces:

- l’espace des mécréants autochtones où la fournaise est totale ;

- et celui des fidèles où la joie de rencontrer le Créateur est assurée. Ce n’est pas le gouverneur qui offre le spectacle, mais plutôt le Créateur.

Les chrétiens voient dans une telle fête de l’idolâtrie ; et comme les démons vivent avec les idoles, l’âme humaine devient pervertie à la visite du théâtre. En outre, l’ornement tant développé par les scènes est un autre péché. «Ô Libye, et toi Europe, qu’avez-vous de commun avec des ornements de théâtre que vous ne savez pas revêtir? En effet, pour quelle raison s’épiler à la manière des Grecs, plutôt que de se vêtir à leur façon? Le changement d’habit devient un crime, non pas quand on change la coutume, mais quand on change la nature. Il y a une grande différence entre le respect que l’on doit au temps et celui que réclame la religion.»30 Cette imitation excessive du vestimentaire est amplement censurée par les chrétiens nord-africains.

En définitive, la culture locale est vue comme une cérémonie abjecte: c’est la quête de bas désirs qui meut les foules. Le peuple autochtone est négatif dans ses manifestations culturelles, dès lors il y a urgence et légitimité à le convertir.

2.- SAINT AUGUSTIN ET LE COMPLEXE DU THÉÂTRE

Pour Saint Augustin, il y a également le danger du théâtre à pervertir l’homme nord-africain. Le théâtre ne peut mener à un état de grâce. Il développe les misères de l’esprit, n’apportant aucun intérêt au public. Il compare le théâtre à la piqûre d’un moustique: plus on se gratte, plus cela fait mal.

Le théâtre est une maladie. Saint Augustin écrit: «les malheureux échappés au sac de Rome et qui ont pu trouver un asile à Carthage, on en a vu plusieurs tellement possédés de cette étrange maladie qu’ils couraient chaque jour au théâtre s’enivrer follement du spectacle des histrions.»31 Il va, par excès, comparer le théâtre au poison: «vous recherchez les théâtres, que vous y courez, que vous les remplissez, que vous en envenimez encore le poison.»32 Le «vous» renvoie aux Africains chrétiens.

Son jugement est irrévocable: le théâtre est lieu des licences. «Dans ces théâtres où règnent la licence et la corruption, on voit un spectateur se prendre d’affection pour un comédien, et mettre son plus grand bonheur à le voir exceller dans son art ; il aime tous ceux qui partagent son sentiment, non en leur propre considération, mais en vile de celui qui est l’objet de leur affection commune ; plus son amour est vif et ardent, plus il s’attache à faire briller son talent et à lui concilier les cœurs ; s’il voit quelqu’un rester insensible, il essaie de vaincre sa froideur en l’accablant des louanges de son favori ; s’il en rencontre un autre qui haïsse celui qu’il aime., il s’irrite contre cette haine, et multiplie ses efforts pour arriver à l’éteindre.»33 (.) N’adopte-t-il pas l’idée du même Platon qui voit dans ce genre un art dangereux du fait qu’il pervertit les âmes: «il faut donner la palme à un Grec, à Platon, qui, traçant le modèle idéal d’une république parfaite, en a chassé les poètes1, comme des ennemis de la vérité. Ce philosophe ne pouvait souffrir ni les injures qu’ils osent prodiguer aux dieux, ni le dommage que leurs fictions causent aux mœurs.»34 Démuni d’idéaux, le théâtre n’a pas une fonction didactique: il légitime la folie. Loin d’apaiser les passions démesurées, il les rend légales et source de sagesse. 35

Saint Augustin va également de la critique historique des représentations hellénistiques: «Voyant leurs dieux accueillir avec complaisance les pièces de théâtre, il ne leur paraissait pas raisonnable de mettre au rang des personnes infâmes ceux qui servaient à les représenter. Nul doute que tous ces usages des Grecs ne fussent très-scandaleux, mais nul doute aussi qu’ils ne fussent en harmonie avec le caractère de leurs dieux; car comment auraient-ils empêché les poètes et les acteurs de déchirer les citoyens, quand ils les entendaient diffamer leurs dieux avec l’approbation de ces dieux mêmes? Et comment auraient-ils méprisé, ou plutôt comment n’auraient-ils pas élevé aux premiers emplois ceux qui représentaient sur le théâtre des pièces qu’ils savaient agréables aux dieux? Eût-il été raisonnable, tandis qu’on avait les prêtres en honneur, parce qu’ils attirent sur les hommes la protection des dieux en leur immolant des victimes, de noter d’infamie les comédiens qui, en jouant des pièces de théâtre, ne faisaient autre chose que satisfaire au désir des dieux et prévenir l’effet de leurs menaces, d’après la déclaration expresse des prêtres eux-mêmes?»36 Dans ce raisonnement «religieux», l’auteur se base sur la pensée de Scipion.

Curieusement, le philosophe nord-africain va critiquer l’œuvre d’Apulée qui parle de la Création et de l’art. Il précise: «avant d’avoir lu le plaidoyer d’Apulée en faveur des démons, quiconque aurait rencontré un titre comme celui-ci: Du démon de Socrate, n’aurait pu croire que l’auteur fût dans son bon sens. Aussi bien, qu’est-ce qu’Apulée a trouvé à louer dans les démons, si ce n’est la subtilité et la vigueur de leur corps et la hauteur de leur séjour? Quand il vient à parler de leurs mœurs en général, loin d’en dire du bien, il en dit beaucoup de mal; de sorte qu’après avoir lu son livre, on ne s’étonne plus que les démons aient voulu placer les turpitudes du théâtre parmi les choses divines, qu’ils prennent plaisir aux spectacles des crimes des dieux, voulant eux-mêmes passer pour des dieux; enfin que les obscénités dont on amuse le public et les atrocités dont on l’épouvante, soient en parfaite harmonie avec leurs passions.»37 Ce mélange entre théâtre, démons et œuvre d’Apulée ne sert qu’à mettre en relief l’œuvre des philosophes grecs. Et si l’auteur de l’Ane d’or défend les lettres de l’époque, il ne peut le faire comme son maître Platon! 38 Pourtant, pour lire Platon, saint Augustin, qui n’excelle pas dans la langue grecque, passe par les traductions d’Apulée.

Si saint Augustin s’interroge sur le plaisir qu’ont les démons à la lecture des fictions des poètes et à la représentation des «obscénités» du théâtre, cela n’est pas valable pour le polythéiste Apulée dans son Du dieu de Socrate. Ce dernier s’attarde sur d’autres réflexions: Comment peut-on bannir les poètes de l’Etat? Est-il pour enseigner à l’homme à fuir les impuretés du corps? Saint Augustin va lui reprocher non seulement la foi dans le culte aux démons ou bien l’exercice de la magie, mais de considérer les mauvais esprits comme des intercesseurs et des messagers entre les dieux et les hommes. De surcroît, selon Apulée, les passions des démons sont identiques à celles des êtres humains: s’ils adorent les offrandes et les honneurs, ils s’irritent face aux injures. Et à saint Augustin de rétorquer: A cause des maux et des vices que les êtres humains ressemblent aux démons.

Les critiques d’Augustin envers Apulée, défenseur des lettres, et précisément du théâtre, se présentent de manière claire: comment avoir le culte des démons par le théâtre quand la religion nous délivre des maux et des vices?

3.- DU THEATRE ANCIEN A LA TRADITION AMAZIGHE

Qu’est-il de la tradition orale dans son rapport à ce théâtre ancien? Que dire des chants amoebés39, toujours en vogue et similaires à l’ahidus et au «ssaf», dans leur rapport au théâtre local? Y a-t-il des points de convergence entre ce que nous avons au présent et ce passé? Il y a en effet des points de continuité et ceux de rupture… Le fait théâtral a des points de suture avec le théâtre local.

Selon les sources, Emile Laoust (1921), Jean-Claude Musso (1970) et Jean Servier (1985), Abderrrahmane Lakhsassi (1989) et L’Encyclopédie berbère (1990), le théâtre nord-africain est agraire, religieux et de célébration collective. Il se base sur l’usage des masques dans les représentations. Comment expliquer un tel usage? Toujours, lors des fêtes de l’Achoura, il y a quand même des représentations masquées.

C’est bien Mouliéras qui nous décrit la persistance d’un tel spectacle millénaire qui ravive toujours la foule: «Dans tout le Rif, notamment chez, les Beni-Said, Temstman et Galîya, on fait, à l’occasion des ouaâda et des mariages, des concerts nocturnes suivis de fantasias pédestres.

Après un souper copieux, composé de viandes bouillies dans une huile qui emporte la bouche tellement les piments forts y abondent, les femmes, enfants, hommes et vieillards choisissent, en dehors du village, un emplacement convenable, un vaste champ de manœuvre permettant aux combattants d’évoluer à l’aise.

Les femmes, les enfants, les joueurs de flûte et les tambours de basque s’accroupissent sur deux lignes parallèles. Un grand feu, allumé au milieu de cette avenue humaine, éclaire le spectacle. Les dames, jeunes et vieilles, chantent des poésies berbères, improvisées le plus souvent pour la circonstance. Les flûtes et les tambours de basque leur donnent la réplique dans de furieuses ritournelles capables de réveiller un mort. Soudain, les instruments se taisent les musiciens improvisent à leur tour. Quand ils ont vociféré la dernière rime, ils recommencent à souffler dans leurs roseaux et à tanner vigoureusement leurs peaux d’âne. A l’aube, on fait circuler des pâtisseries feuilletées (oisemmène) et du thrid (espèce de potage).

Après cette collation, les guerriers se préparent au simulacre de combat. Ils forment un grand cercle. Vingt hommes se détachent de deux points opposés du cercle, dix de chaque côté ils s’avancent les uns contre les autres. La rencontre a lieu au centre même de la circonférence. Une voix s’élève, criant: «Aouith ith id Aouithith id a ifrakh, (Apportez-Jà Apportez-là! ô enfants.»

Les derniers mots sont couverts par une salve générale des vingt fusils, dont les canons, braqués sur le sol, font voler dos nuages de poussière. Tandis’ que les belligérants regagnent leur poste respectif, les you-you des femmes percent les oreilles, les grosses caisses ébranlent le sol, faisant bondir les cœurs dans toutes les poitrines.

Vingt autres fusils s’avancent dans l’arène, recommencent la même manœuvre et cette même scène dure souvent jusqu’au milieu du jour, provoquant chez les spectateurs et les acteurs un enthousiasme qui tient du délire.»40 Entre la mimésis (Aristote), et la représentation (classicisme), le théâtre amazigh oral est un jeu collectif qui tend à organiser la société. La dimension socioludique est très importante: tout se fait dans le jeu, loin de toute insistance sur la représentation, ni sur la mimésis. Dans les traditions populaires, le théâtre amazigh se fait lors des célébrations, notamment lors des mariages. Ce théâtre populaire, connu au Rif sous le nom de (tirart n Bachikh), est de tradition romaine: il est une louange à Bacchus.41

Et Mouliéras d’ajouter: «l’étonnement de voir un des leurs, un monsieur assez bien mis, prendre part à ce spectacle, se mêler aux pouilleux, aux bédouins indécrassables. Ils ne comprenaient pas, dans leur ignorance voulue, décidée, des mœurs, de l’histoire et de la langue des vaincus, que j’étudiais là un des problèmes humains les plus captivants tout simplement la question de savoir si les Arabes du Maroc ont un théâtre.

Et ils l’ont leur théâtre, rudimentaire, il est vrai, grossier, tout ce qu’il y a de plus abject et de moins artistique. C’est la bouffonnerie, c’est la farce, encore au maillot, sans aucun modèle pour se perfectionner, tandis que notre comédie, à cette heure, saturée dé chefs-d’œuvre, se battant les flancs pour trouver du nouveau, semble vouloir retourner dans les limbes. Oui, ils l’ont leur théâtre, sans imitation, sans littérature dramatique antérieure, tout d’improvisation. Reste à savoir maintenant s’il leur vient des Romains, par l’intermédiaire des Berbères, ou s’il est une production spontanée d’une race toujours éprise de moquerie, sachant saisir finement les défauts et les qualités de ceux qu’elle observe, souvent à leur insu.»42 De tels préjugés sont à l’origine de la non acceptation «académique» d’une telle création….

Dans la même perspective, saint Augustin va remettre en question les origines «divines» d’une telle coutume, et il la réduit à une souvenance belliqueuse et millénaire.43 Il parle de différents Bacchus: «Les plus savants dans l’histoire comptent en effet plusieurs Bacchus et plusieurs Hercules.»44 Y a-t-il alors un Bacchus, père du théâtre amazigh qui porterait le nom «perverti» de Bachikh? De même, la description des danses45 et chants qui accompagnent une telle représentation nous rapproche de la célébration de Bachikh. 46

En conclusion, le théâtre amazigh s’inscrit dans la tradition gréco-latine, bien que les formes et les contenus changent à travers les siècles. Et les dramaturges nord-africains modernes, depuis Kateb Yacine, ne font que s’inscrire dans la tradition du grand dramaturge Térence. 

Enfin, le même scepticisme est toujours vivant, mettant les comédiens et les dramaturges dans le domaine du vice «irréversible» 47, mais sans cet art de démonstration il est difficile de préserver la culture «minorée» qu’est l’amazighité.

Notes:

1 Pierre Grimal, « Considérations sur les Adelphes de Térence », in Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 126e année, n° 1, pp. 38-47, 1982

2 « O chastes oreilles du peuple, et surtout du peuple romain! elles ne peuvent entendre les discussions des philosophes sur les dieux immortels; mais que les poètes chantent leurs fictions, que des histrions les jouent, que la nature des dieux soit altérée, que leur majesté soit avilie par des récits qui les font- tomber au niveau des hommes les, plus infâmes, on supporte tout cela; que dis-je? on l’écoute avec joie ; et on s’imagine que ces scandales sont agréables aux dieux et contribuent à les rendre favorables! » (Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 6, chapitre 5)

3 « sur le théâtre, la débauche n’a pas de bornes ; elle ne daigne pas même dissimuler ses excès. On voit paraître des mimes, aux manières efféminées et dissolues, dont l’art consiste à parler avec les mains en présence de ces êtres dégradés, toute une ville s’émeut et applaudit à leurs danses lascives. » (Tertullien, Sur les spectacles, 5)

4 Saint Augustin, Traité de la musique, livre 1, chapitre 4

« Le comédien, en effet, après avoir conquis les applaudissements ou reçu de l’argent, ne perd pas pour cela la science, s’il en a, qui lui a servi à charmer le peuple. Plus riche, plus heureux grâce aux applaudissements de la foule, il rentre chez lui avec sa science intacte. Ce serait folie à lui de dédaigner ces faveurs; en ne les obtenant pas, il serait moins connu et moins riche ; en les gagnant, sa science n’en est pas amoindrie. »

5 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 7, chapitre 16

« Au prix d’un tel usage, que sont les larcins de Mercure, les débauches de Vénus, les adultères des autres dieux, et toutes ces turpitudes dont nous trouverions la preuve dans les livres, si chaque jour on ne prenait soin de les chanter et de les danser sur le théâtre? » 

6 Le théâtre grec antique connaît son apogée vers le V siècle av JC. Il est né du culte du dieu Dionysios. Il s’organise en trois festivals :

*décembre à janvier ;

*janvier-février ;

*mars-avril.

Elles sont une célébration de la grandeur de Dionysios, il y a sacrifice d’un bouc (en grec, tragos) en son honneur. La troupe joue avec un masque sur le visage. Aristote en parle dans sa Poétique (1449b). Le masque est fait de terre cuite, bois, cuir, cire…

7 Dominique Sorel, « La pénétration romaine en Afrique du Nord dans l’Antiquité, un exemple : Timgad jusqu’à la mort de l’Empereur Trajan », Options méditerranéennes, n°18, p.38

8 Yves Modéran, « Les Vandales et la chute de Carthage », pp.128-129, in Claude Briand-Ponsart et Sylvie Crogiez, L’Afrique du nord antique et médiévale, mémoire, identité et imaginaire, Publications de l’université de Rouen,

9 Tertullien, Sur les spectacles, 4

10 Tertullien, Sur les spectacles, 1

11 Dominique Arnauld, Histoire du christianisme en Afrique : les sept premiers siècles, édition Karthala, 2001, p.74

12 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 2, chapitre 25

13 Minucius Felix écrit : « vos savants et vos poètes vous avertissent des supplices éternels qui sont destinés aux méchants, (…) ils vous menacent de ce fleuve de feu et de ce marais brûlant du Styx » (Octavius 35)

14 Saint Augustin, Traité de la musique, livre 1, chapitre 4

15f.Banhakeia, « Térence et l’héritage amazigh », in Tawiza numéro 78

16 Peut-être Térence n’offre-t-il pas la parole aux personnages bas et grossiers, eu égard à sa conception de l’Art. A l’encontre de Plaute qui met sur scène des personnages vulgaires et dénués de scrupules, le dramaturge amazigh présente des esclaves intelligents, des courtisanes humaines, des jeunes clairvoyants, en un mot des personnages bas mais « positifs ».

17 Johannes von Muller, Histoire universelle, tome 1, traduit de l’allemand par J.G. Hess, Imprimerie J.J. Paschoud, Genève, 1813, p.198

18 Gian Biagio Conte & Joseph B. Solodow, Latin Literature: a history, John Hopkins University Press, 1999 (1987).

« Terence is one of the most professional Latin writers, most conscious of the technical aspects of his work. His interest in Attic New Comedy and in Menander particularly demonstrates the coexistence of these two aspects: Menander not only offered both a literary and a cultural model” (p.98)

19 D’ailleurs, saint Augustin écrit : « « Tout cela n’est-il pas plus propre à exciter les bouffonneries d’un comédien qu’à donner une idée de la majesté divine? » (La cité de Dieu, livre 6, chapitre 9)

20 Alexis Pierron, Histoire de la littérature romaine, Hachette, Paris, 1852, p.118

21 Les techniques du comique de l’époque sont au fond la négation :

– de la plaisanterie grossière ;

– du caricatural qui tend à déformer la réalité ;

– des calembours.

22 Plaute & Térence, Œuvres Complètes, Editions Gallimard, col. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1971, p. XXXI.

23 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 2, chapitre 13

24 « Quel théâtre, bâti par les hommes, pourra être mis en parallèle avec les œuvres du Créateur ? supposez les pierres aussi grandes que vous le voudrez, ce n’est qu’un fragment de montagne, et les lambris dorés ne feront jamais pâlir l’éclat des astres. » (Tertullien, Sur les spectacles, 6)

25 De la Conduite des vierges

26 Cyprien, Lettre 2, Cyprien à Eugratus son frère, salut

27 « les solennités païennes ne sont fréquentées que pour y satisfaire les plus grossiers appétits. » (De l’Idolâtrie, I)

28 Tertullien, Sur les spectacles, 5

29 Tertullien, Sur les spectacles, 6

30 Du Manteau, IV

31 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 1 chapitre 32

32 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 1, chapitre 33

33 Saint Augustin, De la doctrine chrétienne, livre 1, chapitre XXIX, 30

34 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 2, chapitre 14

35 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 8, chapitre 5 : « Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le connaît, l’aime et trouve la béatitude dans sa participation avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes? il est clair qu’il n’en est aucun qui soit plus près de nous que Platon. Qu’elle cède donc aux platoniciens cette théologie fabuleuse qui repaît les âmes des impies des crimes de leurs dieux! qu’elle leur cède aussi cette théologie civile où les démons impurs, se donnant pour des dieux afin de mieux séduire les peuples asservis aux voluptés de la terre, ont voulu consacrer l’erreur, faire de la représentation de leurs crimes une cérémonie du culte, et trouver ainsi pour eux-mêmes, dans les spectateurs de ces jeux, le plus agréable des spectacles : théologie impure où ce que les temples peuvent avoir d’honnête est corrompu par son mélange avec les infamies du théâtre, et où ce que le théâtre a d’infâme est justifié par les abominations des temples! »

36 Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre 2, chapitre 11

37 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 8, chapitre 14

38 Saint Augustin, La cité de Dieu, livre 8, chapitre 18

« C’est en vain qu’Apulée chercherait à justifier les fictions des poètes et les infamies du théâtre; nous avons à lui opposer l’autorité respectée de son maître Platon, si toutefois l’homme peut à ce point renoncer à la pudeur que non-seulement il aime des choses honteuses, mais qu’il les juge agréables à la Divinité. »

39 Charles Magnin, Les origines du théâtre antique et du théâtre moderne, A. Eudes, 1886, pp.25-27

40 Mouliéras, Le Maroc inconnu, tome 1, pp.135-136

41 Said El Bouzidi, « De Bakchos à Bachikh : la survivance d’un culture, pp. 17-30, Dialogue d’histoire ancienne, volume 22, numéro 22-1, 1996,

42 Mouliéras, Le Maroc inconnu, tome 2, pp.463-464

43 Saint Augustin, Cité de Dieu, livre 18, chapitre13

« Alors que Bacchus fit la guerre aux Indiens, accompagné d’une troupe de femmes appelées Bacchantes, plus célèbres par leur fureur que par leur courage. Quelques-uns écrivent qu’il fut vaincu et fait prisonnier; et d’autres, qu’il fut même tué dans le combat par Persée, sans oublier le lieu où il fut enseveli ; et toutefois les démons ont fait instituer des fêtes en son honneur, qu’on appelle Bacchanales ».

44 Saint Augustin, Cité de Dieu, livre 18, chapitre 12

45 Saint Augustin, De la doctrine chrétienne, livre II, chapitre 25, 38

46« Pour parler des signes que font les histrions dans leurs danses, si la signification de leurs gestes était naturelle, et non de pure convention, un héraut n’aurait pas été chargé autrefois d’expliquer aux citoyens de Carthage ce que le pantomime voulait exprimer par sa danse. Bien des vieillards se souviennent de cet usage, et nous en parlent souvent. »

Daniella Merolla, De l’art de la narration de tamazight (berbère) : 200 ans d’études : état des lieux et perspectives, Peeters Publishers, 2006

« Les descriptions ethnographiques de l’Achoura dans les régions amazighophones de la Kabylie, du Rif, du Haut Atlas et de l’Anti Atlas mentionnent la présence de deux jusqu’à quinze personnages aux costumes volumineux et portant des masques faits de peaux d’animaux et d’écorce de calebasses. Ces masques, suivis par un cortège de musiciens, passent par le village en chantant et font mine d’entrer de force de maison en maison pour recevoir des offrandes (gâteaux, amandes, figues sèches, etc..) et apporter fécondité et bien-être. Les masques typiques sont le vieil homme et l’âne, mais on trouve aussi la fillette, dans le Rif par exemple, ainsi que l’esclave et le juif avec quelquefois leurs correspondants féminins dans le Haut Atlas. Les aspects théâtraux sont donnés non seulement par l’usage des masques et des rôles mais aussi par les gestes obscènes, les chansons grivoises et l’ensemble des caractères carnavalesques du rite.» (p.184)

47 Saint Augustin, Traité de la musique, livre 1, chapitre 4

« Car je ne crois pas qu’on puisse rencontrer au théâtre un homme qui aime son art pour son art, et non pour les avantages qui y sont attachés; c’est à peine si on le rencontrerait dans les écoles. Toutefois, si un pareil homme a jamais existé ou existe un jour, il faudrait plutôt estimer l’histrion, que ravaler le musicien. Développe-moi donc, si tu le veux bien, les principes de ce grand art que je ne puis plus maintenant regarder comme un art vulgaire. »

 

 

 

 

 

 

 

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