|
|
Pourquoi enseigner la langue amazighe? Par: Abdelaziz Oumerzoug
Dans le contexte de restructuration de l’enseignement, un événement inédit survint dans l’histoire de l’école marocaine: en 2003, la langue amazighe est intégrée dans le système éducatif national. A cela s’ajoute l’intégration des études amazighes dans certaines universités marocaines. Sur le plan de la philosophie de l’éducation, l’enseignement/apprentissage de l’amazigh en tant que langue maternelle se justifie amplement. Pour en être convaincu, examinons sommairement les arguments produits par les spécialistes de l’éducation. Les experts de l’UNESCO ont dès les années cinquante affirmé que l’enseignement par la langue maternelle constitue le moyen le plus efficient pour éradiquer l’illettrisme aussi bien en milieu jeune qu’en milieu adulte. En outre, les spécialistes de l’éducation ont démontré que: - L’acquisition des stratégies d’apprentissage se fait de manière rapide et opératoire dans la langue première de l’apprenant. - La maîtrise de la langue première de l’apprenant précède celle d’une langue seconde. - La maîtrise de la langue orale précède l’apprentissage de la lecture et de l’écriture chez l’apprenant. - La maîtrise d’une langue seconde ne peut réussir si l’apprenant souffre de l’insécurité linguistique dans sa langue maternelle. Sur le plan psychologique, l’enseignement de l’amazigh est à même d’assurer une continuité affective et cognitive entre l’environnement familial de l’élève et l’institution scolaire. Il contribuera ainsi à éviter le décalage existant entre ces deux univers et qui constitue présentement une source de dysharmonie dans la maturation de la personnalité de l’apprenant. Sur le plan pédagogique, l’enseignement de l’amazigh peut contribuer à: - Eviter le passage abrupt d’une langue et d’une culture à d’autres en réduisant les effets négatifs de l’interlangue et du semilinguisme, des interférences et généralement l’insécurité linguistique et culturelle. - Assurer une assimilation plus rapide et plus efficace des aptitudes psycho-motrices et des facultés cognitives. - Faciliter une meilleure articulation des compétences acquises dans l’institution scolaire sur l’environnement socioculturel. - Assurer l’acquisition graduelle et progressive des habiletés cognitives comme la lecture, l’écriture, le calcul et la communication. - Remédier à la situation dramatique de l’éducation formelle en milieu rural amazighe marquée par des taux importants de non-scolarisation, d’échec et d’abandon en milieu amazighophone. Sur le plan socioculturel, cet enseignement va contribuer à un ancrage soutenu de l’élève dans la marocanité, notamment dans ses dimensions historique, culturelle et linguistique. En l’absence de l’enseignement des langues et des cultures nationales, l’éducation dispensée peut s’avérer infructueuse, pire une entreprise d’aliénation de l’apprenant. Dans l’état actuel des choses, en raison de l’exclusion de la marocanité des curricula, le lauréat de l’enseignement cultive un sentiment de honte et de dénigrement de sa marocanité sinon de haine de soi. Pour rendre justice à la culture et la langue amazighes, dans le cadre du discours royal, il est impératif de concevoir un programme d’enseignement de Tamazight dans l’enseignement de base, l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Ce programme devra réaliser les grands objectifs suivants: a- Sensibiliser les Marocains de l’importance de leur authenticité; b- Rapprocher les Marocains de leurs origines: c- Encourager la recherche scientifique dans les domaines linguistique, sociologique anthropologique et autres pour arracher à l’oubli éternel des fresques importantes de notre culture orale; d- Intéresser l’élève et l’étudiant marocains à leur environnement culturel; e- Ressortir le Maroc profond de l’oubli; f- Combattre la culture d’exclusion; g- Instruire l’élève et l’étudiant marocains à considérer la diversité linguistique comme une richesse nationale à exploiter et non comme un obstacle à la communication entre citoyens. L’enseignement de l’amazigh révèlera en outre chez l’enfant l’importance de cette langue et le conduira à s’y intéresser de près, à l’entretenir davantage et, partant, à ne jamais la perdre. Ainsi acquis et pratiqué, l’amazigh permettra à l’apprenant de savoir se mouvoir (vivre) au milieu des choses (matérielles et immatérielles) qui l’environnent et d’y repérer les éléments de l’héritage civilisationnel ancestral. De même, l’enseignant, à travers des programmes traitant de la civilisation et de la culture amazighe, lui fera prendre conscience de son identité ethnique et notamment de son identité culturelle. La gestion des variations linguistiques.L’objectif est d’expliciter, à travers les données des manuels scolaires de l’amazigh marocain »tifawin a tamazirt», la stratégie adoptée dans ce domaine, et faire la différence entre ce qui se rapporte à la normalisation structurelle dans sa dimension polynomique et polypétale et l’implantation progressive de cette norme par l’enseignement. Pour normaliser l’amazigh marocain, comme c’est le cas pour toutes les langues, deux actions sont nécessaires: - La première action porte sur les structures de la langue, il s’agit de modeler les structures de la langue de manière à les coder (essentiellement sur le plan raphique) et d’accorder à chaque structure une identité graphique valable pour tous et partout. - La deuxième action a une dimension pédagogique se rapportant à l’implantation. Il s’agit de gérer, sur le terrain de l’usage linguistique réel, les zones de variations et principalement les variations lexicales, morphologiques et stylistiques normées et codées. - Cette normalisation doit composer avec les faits de variations, tous niveaux confondus (phonétique, lexical, morphologique et stylistique). Là encore, la situation de l’amazigh n’est pas une exception; l’expérience des autres langues est instructive. De l’observation de ces langues, plusieurs constats peuvent être dégagés:
- La variation est commune à toutes les langues (normés et non normées): variations synchroniques / variations diachroniques, variation sociolinguistiques; variations phonétiques / lexicales / morphologiques / stylistiques. -Le stock lexical des langues normées s’enrichit par des néologismes (essentiellement) et des emprunts (secondairement). -La norme linguistique est une propriété collective (externalisation de la norme) et elle est englobante. -Face aux variations, tout locuteur de la langue développe une compétence active (production) et une compétence passive (réception). -L’apprentissage des langues se fait progressivement: du plus fondamental au plus recherché / rare / varié; du plus simple au plus complexe. Pour normaliser la structure de l’amazigh marocain, une série d’actions ont été entreprises dès la fondation de l’IRCAM. Ces actions de normalisation ont porté sur la graphie tifinaghe, l’orthographe, le lexique, la morphologie et les structures syntaxiques. Face aux variations, la tendance générale dans ces actions est, d’une part, de neutraliser les variations sur le plan graphique (un nombre limité de lettres normées en tifinaghe et des règles de segmentation orthographique) et, d’autre part, d’intégrer les variations de nature lexicale, morphosyntaxique et stylistique.
La normalisation de la graphie se fonde sur deux principes: - la neutralisation de certains traits phonétiques comme la spirantisation (akal, kti, aglzim, argaz, itri, dl, …) - la neutralisation des effets de certains processus phonétiques comme l’assimilation (tamllalt, izgarn, …), l’épenthèse (inna as, a argaz, …), l’effacement (alus, tama, amvar, atbir, …), ect. - la généralisation des mêmes règles de segmentation (blancs typographiques) pour tous les parlers. La normalisation du fonds lexical a permis de retenir trois blocs de mots: - le premier est constitué du fonds commun attesté dans toutes les variantes (argaz, avrum, akal, awal, tamvart, …) - le second comprend le fonds lexical divergent mais structuré en termes de synonymie (tamazirt / tamurt, izm / ayrad, …). La normalisation des structures morphologiques, principalement celles du verbe et du participe ainsi que celles du nom et du nom de qualité, les autres catégories lexicales (préposition, adverbe, conjonction, particule,…) n’ont pas de structures morphologiques, les variations observées sont de nature lexicale (synonymie et polysémie). La normalisation des structures syntaxiques permet d’identifier la structure de la phrase simple et complexe, les expressions de prédication (iga argaz / d argaz ; ur d argaz) et les différentes transformations qui interviennent sur les phrases de base comme la focalisation ou le clivage des différents composants de la phrase. Implantation de la variation normée: La situation sociolinguistique de l’amazigh marocain impose une stratégie d’implantation qui respecte le principe de la progression: du local au national et du fondamental, du plus simple au plus recherché, au plus rare. Ainsi, face à un contenu à expressions normées mais polynomiques comme celui donné ci-dessous, le concepteur du manuel ne peut que partir des compétences lexicales locales des enfants amazighophones pour les ramener progressivement, d’une séquence à une autre et d’un niveau à un autre, à la maitrise des variations d’une seule et même langue. Exemples: IFta uFrux s tgmmi. Idda urjba s taddart. Idda urba gr taddart. Iëap upnJir vr taddart. La stratégie à adopter doit permettre à l’amazigh marocain au bout d’un certain nombre d’heures d’enseignement à reconnaître et à comprendre ces structures comme faisant partie des potentialités expressives de l’amazigh marocain sans qu’il les reproduise nécessairement dans ses réalisations personnelles. Ainsi, face à la variation et pour atteindre cet objectif, les manuels scolaires de l’amazigh «tiFawin a tamazivt» présentent les caractéristiques linguistiques suivantes: 1ère et 2ème années (variantes régionales normées: données locales et néologismes) (exemple: tawJa / tawacunt / a^^yt uxam). 3ème et 4ème années (approfondissement des acquis et continuité des variantes régionales normées + plus ouverture sur les variations afin de consolider la synonymie lexicale et les équivalences morphosyntaxiques et stylistiques). 5ème et 6ème années (approfondissement des acquis et initiation aux contenus communs normés: nécessité d’équilibrer entre les données régionales dans les textes et les activités didactiques): une situation qui prépare la dynamique sociolinguistique nécessaire à la standardisation. La connaissance progressive des équivalences synonymiques entre les variantes devient une capacité explicitement ciblée à partir de la troisième et de la quatrième année où des activités linguistiques ont été formulées dans ce sens. Exemples: Is tssnm? = ma tssnm? Ntta, iga agllid. = ntta, d agllid. Ma ims …? = mad iga …? Min iona …? Dans le sillage de cette progression, l’apprenant entame pour la première fois, à partir de la quatrième année, une initiation aux textes dits communs. La caractéristique linguistique majeure de ces derniers est qu’ils fusionnent syntagmatiquement, par un dosage équilibré, les particularités des trois variantes, tout en privilégiant le fonds commun. Le petit lexique, formulé généralement en termes de synonymes et de paraphrases, accompagne ce type de texte et permet de renforcer une tradition à laquelle l’apprenant s’est habitué graduellement depuis la deuxième année, à savoir les correspondances synonymiques (régionales) d’une seule et même langue. Sous la consigne «ad ssiriwv amawal inu’ («J’enrichis mon lexique»), un petit lexique suit immédiatement ce texte et explicite les équivalences à la compréhension. mQQar : waxxa. Yaggug : igÅJ. Memmi : iwi. Timlsit: aëëuÄ, iobann. Man : min, matta. Immédiatement après, un petit exercice «ad afv imnawayn n tguriwin ad» («Je trouve les synonymes des expressions suivantes») vient renforcer cette sensibilisation à la synonymie et aux variations stylistiques au sein de l’amazighe marocain. - ad as wcn ifitaminn ^pma ad iggnfa … - ur iwpil ad irzu tamsuvt I umddakæl NNS … Ainsi, dans ce texte commun, nous relevons des termes attestés dans tous les parlers et des termes ou des structures tout en faisant partie de la norme nationale gardent, dans la situation sociolinguistique actuelle de l’amazigh, un ancrage régional très fort. Nous retenons que la variation est une situation naturelle dans toutes les langues vivantes. Le processus de normalisation linguistique réserve une place importante à la variation et les outils pédagogiques accompagnant l’implantation de la norme retenue (manuel de grammaire, manuel de conjugaison, dictionnaire, …). L’amazigh, comme langue vivante, ne fait aucunement exception. La langue normée ne peut qu’intégrer et structurer le fonds commun et les particularités régionales. C’est ce principe qui fonde la conception de l’IRCAM et son intervention sur les structures de l’amazighe marocain. Pour implanter cette norme linguistique, principalement dans le système éducatif, une stratégie a été arrêtée dans le cadre de laquelle ont été prises en considération, en plus des compétences et des capacités ciblées, l’apprentissage progressive des structures linguistiques en allant du local au national et du simple au complexe. Dans ce sens, la variation linguistique a été introduite graduellement. Et comme il s’agit d’une langue qui a souffert de marginalisation à travers l’histoire, elle a besoin de temps et de soins intensifs pour se reconstruire et retrouver ses couleurs afin d’être présentable au public des apprenants. Ce travail scientifique est bien sûr, l’affaire de l’IRCAM qui est largement impliqué dans L’enseignement de l’amazigh. Pourquoi l’enseignement de l’amazigh, contrairement aux autres langues, ne relève-t-il pas du ministère de l’enseignement? En plus comment confier le pilotage d’un projet à une institution autonome qui n’a aucun pouvoir sur les exécutants? Ses membres avaient essayé de saisir l’opportunité mais sans aucune garantie de réussite. C’est au gouvernement marocain que doit incomber cette tâche. C’est au ministère de l’enseignement de piloter ce projet et de se donner les moyens de le réussir. Conclusion Beaucoup de chemin reste à faire pour effacer des décennies d’injustices culturelles scolaires. L’idéal est que notre école permette aux générations montantes de se réconcilier avec leurs racines (amazighe, africaine, arabe). Elle doit les amener à parler en amazigh, et en arabe sans complexe. L’école publique marocaine doit être un lieu de tolérance et un temple de construction de notre véritable identité basée sur la diversité culturelle dont l’assise ancestrale est avant tout amazighe. Bibliographie - Boukous A., 2003, «L’amazighe dans l’éducation et la formation: pour un enseignement intégrateur et émancipateur», actes du colloque: L’amazighité, bilan et perspectives. - Iazzi E.M., 2006, «Normalisation et gestion des variations linguistiques», actes du 1er colloque sur l’enseignement de l’amazighe, Agadir.
|
|