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Mots et choses amazighes (suite) Une métaphore transcendante Par: Ali Amaniss
Comme nous l’avions déjà souligné ailleurs, la poésie est l’un des arts oratoires les plus caractéristiques de la vie culturelle des Imazighen. Il permet d’exprimer en simples mots de nombreuses situations du vécu quotidien, de tristesse comme de joie, de guerre comme de paix, de sentiments profonds qui sont le plus souvent interdits d’expression par d’autres moyens, etc. Il existe des poètes professionnels qui, pendant les cérémonies diverses et variées, célèbrent la beauté ou la laideur d’un geste, d’une situation, d’une chose, d’une personne, le caractère bénéfique ou tragique d’un événement, etc.
Il existe des poèmes, formulés par des poètes professionnels amazighs, qui sont d’une beauté sublime dans leur fond comme dans leur forme. Je me propose encore une fois, tout en craignant d’être fastidieux, une tentative d’étude sémantique de deux vers de poésie, toujours du même et unique poète des Ayt-Merghad de la région du Centre-Sud marocain. Je tenterais de montrer la profondeur de la métaphore utilisée par le poète afin de donner libre court à l’expression de sentiments qui ont un sens saisissant de la réalité. Dans ce poème, l’esprit rationnel lucide du poète se mêle à son esprit fantaisiste d’artiste afin d’accoucher en mots amazighs un poème d’une profondeur exceptionnelle. Mais avant cela, dans mon imaginaire ce poème est en relation avec une petite histoire que je vais vous raconter.
Un jour où je me promenais dans les parages d’une forêt de chez-nous, j’avais fait une macabre découverte. C’était un spectacle peu ordinaire. Sous une pierre que j’avais soulevé par curiosité, j’avais découvert un énorme scorpion noir qui était entouré d’un nombre considérable de minuscules scorpions qui étaient en train de le dévorer. J’étais encore enfant aux alentours de dix ans et cette scène, où des animaux mangent un de leur congénère, m’avait bouleversé. J’avais demandé à mon père une explication de ce phénomène. D’après lui, la vie des scorpions est ainsi faite. La maman scorpion met au monde des petits et il le fait d’une manière fulgurante en engendrant un grand nombre de petits scorpions, par instinct biologique de sauvegarde semble-t-il. Une fois ces petits en âge de manger, ils dévorent leur propre géniteur. J’avais lu dans cette explication de mon père deux choses. D’abord l’ingratitude des petits scorpions qui dévorent implacablement leur propre mère et ensuite le dévouement de la pauvre maman scorpion qui se donne en offrande pour permettre à ses petits de vivre. Toujours d’après mon père, c’est ainsi que le venin passe de la maman scorpion à ses petits, sinon ils seraient tous inoffensifs. Il avait ajouté que la maman chienne, elle, mange son troisième chiot afin de récupérer l’énergie qu’elle avait perdu en accouchant des deux premiers. Cela est-il un symbolisme social quelconque ? Je ne saurai répondre, je laisse le soin aux spécialistes de trancher.
Quel que soit la véracité de l’explication de mon père d’un point de vue de la vie sociale des animaux, le problème de l’ingratitude que je me propose de soulever ici en analysant un vers de poésie, reste un phénomène profond de la vie individuelle et sociale. Poème Awa tiregax a yuzzal a kk yusin, Afa kk ibbiy ay askelu bu umalu.
Traduction
Ce sont les manches de bois qui t’ont porté, ô toi morceau de fer, Afin qu’il te tranche ô toi l’arbre à la merveilleuse ombre.
Syntaxe
Avant tout, nous voudrions souligner que le premier vers de poésie ci-dessus n’est pas dans la mesure où il met le verbe à la fin de la phrase contrairement à ce qui se passe dans le discours quotidien. Reprenons ce vers :
Awa tiregax a yuzzal a kk yusin
Remarquons que le verbe asiy, yusiy (prendre) est à la fin de la phrase et uzzal (le fer) qui est son complément d’objet direct est placé avant lui. Dans le discours quotidien habituel qui ne demande pas un langage sophistiqué, le verbe précède naturellement son complément. Ainsi, cette même phrase aurait pu s’écrire :
Awa tiregax a kk yusin yuzzal
ou bien
Awa usint kk tiregax a yuzzal. Le poète a voulu encore une fois frapper avec plus de force son auditoire et il avait changé l’ordre habituel des mots de la phrase qui constituent son vers de poésie. C’est évidemment l’éloquence du discours qui nécessite cette subtilité dans le langage, notamment lorsque le poète rentre dans une compétition publique sur la poésie avec un autre. Ce qui est le cas de celui-ci qui jouait avec les mots contre un autre par un jeux de questions/réponses formulées en poésie et non en prose. Chacun commence avec un poème et l’autre doit répondre et reformuler la même métaphore sous-jacente au poème en choisissant une autre situation et d’autres mots. Non seulement, la réponse doit rationnellement correspondre à la question, mais il faut également que le poème soit dit d’une manière éloquente et avec un vocabulaire adéquat et subtil. Tout ceci devant un public attentif. Les deux poètes n’ont pas le temps d’aller chercher leurs mots, leurs métaphores, etc. L’on sait l’importance de séduire et d’acquérir un public pour un poète, notamment dans des compétitions en direct dans lesquelles les poèmes sont composés spontanément sans que cela diminue de leur qualité comme nous le verrons.
Ce genre de compétition est organisé soit à l’occasion de cérémonies diverses tels que les mariages, les fêtes, soit simplement par l’amour du verbe pendant les discussions à Imi-n-igherm, la place des réunions publiques dans la quartier.
Maintenant, si nous analysons la scène de référence, nous remarquons que le poète constate cette scène banale dans la vie quotidienne. Une image que chacun de nous avait vu au moins une fois dans sa vie. Celle d’un bûcheron en train de couper un arbre avec une pioche dont le manche (tigrext, tiregax) est en bois. L’on ne soupçonne pas qu’un morceau de bois serait en train d’aider et de contribuer à massacrer un arbre encore vivant et encore debout. Il sème la mort là où, lui-même, provenait avant de devenir une manche au service du bûcheron et de la pioche. La manche de pioche en bois tue son géniteur tels les petits scorpions qui dévorent leur propre mère.
Notons également que j’avais transcrit phonétiquement le poème afin d’éviter au lecteur l’effort de retrouver lui-même la bonne lecture du poème. Je dois donc noter que le mot (kk) est normalement rendu par (ayed k) [qui te] qui est forcé phonétiquement en (kk) à la lecture.
Sémantique
L’on connaît l’importance de l’ombre d’un grand arbre dans un jour de chaleur. Le poète se réfugie dans cette merveilleuse ombre pour se mettre à l’abris du soleil implacable d’été de ces régions. Il se délecte d’un vers de thé à la menthe au dessous d’un arbre majestueux avec les odeurs des fleurs avoisinantes. Il s’étend confortablement sur une natte à même le sol sur l’herbe verdoyante. Il peut prendre une sieste reposante sur une couverture étalée toujours au dessus de son arbre préféré. Tous ces plaisirs simples, qui sont les plus délicieux du monde pour le poète, allaient tous être anéantis soudainement par un obscur bûcheron en quête de bois de cuisine et du chauffage. Il prépare sa pioche en coupant une manche à partir du même bois, provenant probablement du même arbre, puis part à la recherche de celui-ci afin de le mettre à terre. C’est d’une ingratitude évidente qu’un morceau de bois provenant de l’arbre initial se permette de trancher ses propres géniteurs.
La métaphore ainsi tirée de cette image apparemment banale pour un autre, mais très illustrative pour le poète, est celle de l’ingratitude comme nous venons de le souligner. Ayant pendant des années porté en lui-même le morceau de bois, ayant pendant des années aidé à faire vivre et à nourrir ce morceau de bois; plus encore, ce morceau de bois vient du sein même de l’arbre qu’il a l’intention de transpercer, finalement, c’est le même morceau de bois qui est était allé cherché un vulgaire morceau de fer afin de mettre à mort le majestueux arbre dont l’auteur du poème connaît bien les plaisirs au cours de l’été, lorsqu’il a besoin de lui pour se mettre à l’abris de la chaleur.
Cette image anachronique se retrouve dans les familles. Des parents qui, pendant des années, se sont donnés la peine d’engendrer, de faire grandir et d’éduquer des enfants, se retrouvent tragiquement confrontés à une ingratitude insupportable. C’est une sorte de trahison et chacun sait la douleur ressentie devant une injustice telle que celle-ci. Celle de parents ayant consenti tous les sacrifices afin d’éduquer des enfants qui leur rendent tous ces efforts en affichant leur ingratitude. Ils leur refusent de l’aide, les accusent d’être à l’origine de tous leurs maux, de ne pas les avoir correctement éduqué, de leur avoir fait rater leur vie, etc.
L’image de la famille ci-dessus, comme toute autre trahison et ingratitude, est un exemple dont l’auteur s’était sans doute inspiré. Elle nous montre la profondeur de la métaphore qui transcende la vie familiale mais également la vie sociale en général et la vie émotive du poète lui-même. Ce sentiment de trahison dont il est question ci-dessus nous montre la profondeur de l’image qui puise cette force à partir de la vie émotionnelle même de l’auteur, mais il l’exprime avec des mots et des images accessibles à d’autres et d’une manière éloquente. La réplique
Le poème ci-dessus a été proposé par un poète comme un défi littéraire à un autre poète qui devait le reformuler en cherchant une autre métaphore qui devait traduire avec exactitude la métaphore du poème originel, mais avec d’autres mots et avec une éloquence au moins égale à celle du poème originel. Avant de continuer la lecture, essayez vous-même de chercher une métaphore répondant à la question, même dans une autre langue que le tamazight. Vous allez ainsi vous rendre compte de l’étendue de la difficulté devant laquelle se trouvait le poète qui avait subi l’épreuve. La réponse de ce poète a été la suivante.
Poème
Tega tarbatt, af tes a bu-teghuri, Tiwiy d aregaz, inegh wadda t yiruwn.
Traduction
C’est une fille, trouve-la, ô toi qui comprend, Pour tuer son père, elle favorisa son homme.
Sémantique
Nous remarquons que d’un point de vue sémantique, la réponse est adéquate, c’est-à-dire que la métaphore proposée est exacte dans la mesure où la fille, que son père avait éduquée et pour laquelle il avait tout sacrifié, ressemble à la manche de bois que l’arbre avait fournie. Maintenant cette fille, telle une manche de bois que le bûcheron et le morceau de fer (la pioche) utilisent, cette fille est aux mains d’un autre homme, son mari par exemple, qu’elle soutient même dans le cas où il est prêt à tuer son père à elle. En ingrate, elle était allée chercher un homme, un morceau de fer, pour tuer son propre père.
C’est évidemment d’une ingratitude évidente comme nous l’avons déjà souligné à propos des parents et de leurs enfants, de la maman scorpion et de ses petits. Nous voyons, encore une fois, l’ampleur et l’étendue de la première métaphore. Elle décrit en profondeur un phénomène que l’on est susceptible de rencontrer dans tous les domaines de la vie, moderne ou traditionnelle, politique ou économique, linguistique ou culturelle.
Syntaxe
D’un point de vue syntaxique, il est clair que les phrases peuvent être reformulées de différentes façons qui reflètent le fait que l’auteur avait dit son poème d’une façon qui réponde aux exigences de la poésie en tamazight, c’est-à-dire elliptique. Les deux vers peuvent être dits dans le discours quotidien comme suit.
Hat tarebatt ayed tega, a bu-teghuri af tes. Tiwiy d aregaz afad ay inegh wadda tes yiruwn.
Ce qui peut se traduire par :
C’est une fille, trouve-là si tu prétends comprendre. Elle avait favorisé un homme dans l’objectif de tuer son père.
Remarquons que certains éléments de cette phrase habituelle sont absents dans la phrase représentant le poème et cela à cause des exigences de la poésie. Il fallait une certaine musicalité et une certaine tonalité qui exige la disparition de mots que nous avons soulignés ci-dessus, mais qui sont indispensables dans un discours ordinaire afin de mieux communiquer le contenu du message sans aucune prétention. Lorsque nous parlons au quotidien, nous ne prenons pas la peine de supprimer ces mots, de disposer, de point de vue de la syntaxe, les mots dans un ordre différent. Mais pour les besoins de la poésie, certains mots sont supprimés, parce autrement il alourdiraient le poème, et la disposition des mots de la phrase est différente.
Conclusion
Des poèmes, comme celui-ci, mais d’autres également, nous montrent avec quelle subtilité l’esprit marocain d’expression amazighe est capable de prouesses dans le domaine de la littérature et dans le domaine de la poésie en particulier. Ils nous montrent la richesse et la profondeur de l’expression de la poésie en tamazight. Cependant, si un effort n’est pas fait à temps, nous craignons que des poèmes comme celui ci-dessus soient voués à la disparition pure et simple. Je fais remarquer, en passant, que nous aurions aimé étudier des poèmes comme celui-ci au cours d’un cursus des études générales à l’école publique. Ce sont des thèmes littéraires en bonne et due forme qui touchent le fond de la vie culturelle marocaine et qui puisent et plongent leurs racines dans la terre marocaine même, la terre de nos ancêtres.
Ali Amaniss
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