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Polysémie des verbes prépositionnels en tarifit Par: Mohammed SERHOUAL (Université de Tétouan, Maroc)
La polysémie dont il est question ici concerne des verbes prépositionnels. Des travaux précédents ont été consacrés à la morphologie et à la syntaxe du verbe dans le cadre d’approches structurale et générative (Cf. K. Cadi 1987 et 2006). Néanmoins la sémantique reste le parent pauvre en linguistique amazighe en général et rifaine en particulier. Dans le présent travail, il sera justement question de polysémie verbale qui va être articulée essentiellement autour de trois points: 1. La grammaticalisation de la préposition x « sur, au dessus de », d’origine nominale. 2. La richesse polysémique d’un verbe comme jbed « tirer », doublement transitif indirect. 3. Le basculement sémantique dû à la préposition x tel qu’il se manifeste dans un poème chanté intitulé Dcar - inu « Mon village », de Lwalid Mimoun. 1. La grammaticalisation de ixf « tête » > xf/ghf > x « sur » Un cas de grammaticalisation portant sur l’item lexical ixf « tête » peut faire l’objet d’un traitement spécial, à cause du changement de catégorie grammaticale à l’échelle pan-amazighe. Ce terme a connu une évolution notoire. En se grammaticalisant, il a pris le statut d’une préposition locative (de lieu) signifiant « sur ; au-dessus » : issars aÄrum x ééabra « il a mis le pain est sur la table»Cette préposition s’est dotée d’un sens supplémentaire temporel exprimant la postériorité : yused x uma –s « litt. il est venu (au monde) après son frère, il est né après son frère, il est son cadet ». išša Ãazarà d wghrum iswa xa-sn aman « litt. il a mangé des figues et du pain et a bu de l’eau dessus, il a mangé des figues et du pain ; ensuite / après il a bu de l’eau ». En plus d1e l’évolution sémantique marquée par le passage du sens dénotant l’espace à celui dénotant le temps, autrement dit il y a évolution du sens concret au sens abstrait2. Cette évolution lexico – sémantique est accompagnée de changement ou plutôt d’usure phonétique que l’on peut considérer comme une marque formelle de la grammaticalisation. Le terme en question a perdu, en tarifit du moins, l’initiale vocalique i- et la consonne finale -f ; seule la pharyngale x persiste. Ceci montre encore une fois la souplesse et le génie de la langue amazighe. Avant de passer à la classe des prépositions, le mot ixf , va être concurrencé, en tarifit, par un mot nouveau doté d’expressivité. Il s’agit, en fait, d’un synonyme qui va gagner du terrain et qui fera fortune azeÜif < azellif « litt. tête flambée de bête, tête < zlef « flamber (une tête de bête pour la cuisson). D’ailleurs ce sens étymologique de ‘bête flambée’ n’est pas appréhendé par le locuteur amazighophone. Le terme de ixf ne sera pas perdu de vue une fois pour toutes ; il est toujours disponible, mais à un degré moindre, en tant que terme signifiant « tête ; extrémité, bout de qqch. ». Il persistera dans d’autres emplois ou dans des locutions idiomatiques. L’usage du terme gardera sa valeur normale ailleurs et notamment dans les parlers du Moyen Atlas3. Cette évolution sémantique sera traitée dans le cadre des rapports sémantiques. La grammaticalisation est tributaire d’un changement sémantique et notamment la polysémie (Bat-Zeev 1995 :77).a-Changement formel : On constate donc qu’il y a un triple changement sur le plan formel : -Caducité des phonèmes initial et final i- et -f sur le plan formel.-Changement de catégorie grammaticale. b-Changement sémantique : la polysémie Ce changement formel s’accompagne d’une évolution sémantique au niveau du contenu. -Perte de sèmes comme sphéroïdité, solidité, extrémité, verticalité et supériorité; seul le sème supériorité est conservé au niveau de la grammaticalisation (Cf. Creimas 1966 : 46). L’évolution sémantique est corollaire d’une évolution phonétique. Cette grammaticalisation va connaître une évolution de grande envergure, dans le cadre de la polysémie ; ainsi on trouvera plusieurs sens de la préposition x auxquels nous renvoyons (Cf. Notre Dictionnaire tarift - français). Nous allons énumérer quelques uns seulement :
On relève d’abord l’emploi de verbes suivis de la même préposition comme dans les exemples suivants: rÇeskar Üa taßfen x Ãudrin « les militaires fonçaient les maisons ; les soldats violaient les domiciles». bØa x Ãnayen « divise par deux ; partage en deux ».On remarque d’ailleurs que, dans le second exemple, l’équivalent dans la langue-cible change, le français, en l’occurrence; il est rendu au moyen de la préposition par ou en, compte tenu des contraintes imposées par le verbe prépositionnel utilisé comme équivalent. Pour le premier énoncé, on note l’absence de l’équivalent prépositionnel en langue française. Voyons maintenant ce qu’il en est de la polysémie verbale. 2. La polysémie verbale : R. Martin (1979) a fait une étude formelle de la polysémie présentée dans deux articles. La première est consacrée au substantif (1972), la seconde, au verbe. L’auteur fait appel à une formulation dans laquelle il utilise un ensemble de règles empruntées à la logique formelle. C’est une étude qui gagne en précision et en rigueur scientifique. Nous allons donc nous inspirer de cette étude puisqu’elle rend compte du processus sémantique de la polysémie d’une manière globale et complète. R. Martin adopte des concepts de sémantique et une terminologie empruntés à B. Pottier (1964). Il distingue deux types de polysémies, l’une est dite interne, l’autre externe ; la première est rattachée au sémantisme intrinsèque, la seconde est liée à la rection, à la présence d’un ou deux complément(s) d’objet(s) indirect(s). A l’intérieur de cette polysémie, nous relevons un autre type de polysémie baptisée polysémie externe de sens. Ce qui correspond à une classe verbale répertoriée par K. Cadi (1987) ; formellement, elle se présente ainsi : V^N0 N1 prép. N2 et V^N0 N1 prép. N2 prép. N3 Cette polysémie est le résultat d’une double incidence sur le verbe, celle de la (ou des) préposition(s) qui est liée à l’expansion syntaxique ; la seconde se rapporte aux traits sémantiques qui caractérisent les constituants de l’énoncé phrastique placés à gauche et à droite du verbe4. C’est justement le cas du verbe jbed « tirer » qui peut être employé absolument, sans complément essentiel, comme il peut être transitif direct et indirect :
Il y a tout un arsenal de prépositions fonctionnelles qui lui sont rattachées ; passons – les en revue au fur et à mesure. Schéma syntaxique: N0 ^V pron. rég. dir. - s (instrumental ou prép. de manière) - N1. Celui-ci apparaît sous la forme suivante : N0 ^V - N1 - s - N2 à la suite à une transformation pronominale, au niveau de la structure de surface si on emprunte un terminologie de Chomsky et où : N0 = [+ hum.] ; N1 (pron. rég. dir. ) = [+ hum.] ; N2 = [- hum.] ijebß-ià s rxir «il a dit du bien de lui, il l’a loué». ijebß-ià s rÇib «il a dit du mal de lui, il l’a calomnié». Äar « vers ».
N0 ^V - pron. rég. dir. - part. d - prép. - pron. aff. Après la transformation pronominale, on retrouve : N0 ^V – N1 (pron. rég. dir. ) - partic. d - prép. - N0 (pron. aff. ) où : N0 = + hum ; N1 (pron. rég. dir. ) = [+ hum.] ; N0 (pron. aff. ) = [+ hum.] ijebß-ià id Äar-s « il l’a tiré vers lui ». x «sur » .N0 ^V – x – pron. aff. – N1. Après la transformation pronominale, on retrouve : N0 ^V - N1 - x– pron. aff. – N2.où : N0 = + hum ; N1 (pron. aff. ) = [+ hum.] ; N2 = [- hum.] ijbeß xa-s rmus « il a sorti un couteau (pour l’agresser) ».ijbeß xa-s ddur i « il tiré la couverture sur lui, il l’a découvert». ijbeß xa-s awar «il a parlé de lui, il l’a évoqué ». i «à (datif)». N0 ^V – i - pron. rég. ind. - N1. Après la transformation pronominale, on retrouve : N0 ^V - N1 - prép. - N2. où : N0 = + hum ; N1(pron. aff. ) = [+ hum.] ; N2 = nom du corps. ijbeß-as imezzuÄen « il lui a tiré les oreilles ». ijbeß-as aÇeddis « il l’a poignardé au ventre ».ijbeß-as aßan « il l’a poignardé aux boyaux». ijbeß-as ires « il lui a sorti la langue ; faire dire à qqn. ce qu’on veut savoir (par métonymie) ; il l’a cuisiné».
N0 ^ V – i - pron. rég. ind. - N1. Après la transformation pronominale, on retrouve : N0 ^ V - N1 - prép. - N2. où : N0 = + hum ; N1 (pron. aff. ) = [+ hum.] ; N2 = nom abstrait. ijbeß-as d awar « il a entamé une discussion, à propos d’une affaire » i «à (datif)». -pron. aff. + pron. rég. + part. d + pron. rég. dir.
N0 ^ V i - pron. rég. ind. - partic. d - N1. Après la transformation pronominale, on retrouve : N0 ^ V i – N1 – i – N2. où : N0 = + hum ; N1(pron. aff. ) = [- hum.] ; N2 pron. rég. dir. = [+ hum.] ijebß-asà id «il le lui a sorti (pour le (qqch.) lui (à qqn.) montrer ou le lui donner) ». zi «de (origine, lieu ».N0 ^V - N1 - zi - N2. La structure phrastique reste la même : N0 = [+ hum.] ; N1 = [- hum.] ; N2 = [- hum.] ijebbeß mašša zi arru f«il prend de la nourriture de l’étagère ». i «à (datif)» , d ( particule d’orientation), zi (origine, lieu)
N0 ^V i- pron. rég. ind. - N1 Après la transformation pronominale, on retrouve : N0 ^V – d - N1- i- N2 - zi - N3 où : N0 = [+ hum.]; N1 (pron. rég. ind. ) = [- hum.] ; N2 = [+ hum.] ; N3 = [- hum.] ijbeß-as d ÃinÇašin zi jjib «il a sorti l’argent de sa poche (pour le donner à qqn.) ». i, zi (origine, lieu).
N0 ^V i-pron . aff. - d - N1 - zi - N2 Après la transformation pronominale, on retrouve : N0 ^V - N1- i- N2 - zi - N3 où : N0 = + hum ; N1 (pron. rég. ind. ) = [- hum.] ; N2 = [+ hum.] ; N3 = [- hum.] ijbeß-as ÃinÇašin zi jjib «il lui a pris l’argent de la poche, il l’a escroqué ». zi , suivie d’un pron. affixe :N0 ^ V – zi - pron. - N1 . Après la transformation pronominale, on retrouve : N0 ^ V – N1 - zi - N2 où : N0 = + hum ; N1 (pron. aff.) = [- hum.] ; N2 = [+ hum.] ijbeß zzay-s ÃinÇašin « il lui a soutiré de l’argent». ak « avec », s « « au moyen de » .
N0 ^V ak-pron. - s - N1 Après la transformation pronominale, on obtient : N0 ^ V - prép. – N1 - s - N2. N0 = + hum ; N1 (pron. aff. ) = [+ hum.] ; N2 = - inanimé. ijbeß aki-s s ij umeÑÑaÑar «il lui a donné une gifle».La richesse sémantique de ce verbe est indéniable grâce à la présence d’un certain nombre de prépositions. 3. Illustration sémantique : Dcar – inu « Mon village»5de Lwalid Mimoun. Compte tenu de l’importance de la préposition x « sur » présentée précédemment, passons à une analyse succincte de notre poème composé en tarifit ; le choix de ce texte est motivé par la présence de cette préposition. Elle déclenche un basculement de sens notoire et débouche sur une interprétation profonde et symbolique du texte. Ce dernier est composé de deux parties essentielles ; seule la première sera prise en considération :A yeààah a yeààah x yinni ittun dšar – inu ! Défavorisés par le sort ceux qui ont oublié mon village ! IsemmiØen d tÇejjajin di dšar – inu Vents et poussières tourbillonnent dans mon village tenØen akd ràuyØ n dšar – inu Ils font le tour des murs de mon village IÄarwaØ d ixamrawen di dšar – inu Raquettes de cactus et toiles d’araignée prolifèrent dans mon village Msakin iÇzariyyen n dšar – inu ØiyyaÇen di dšar – inu !
Oisifs, les jeunes de mon village végètent dans mon village ! A yafeÜaà n dšar – inu d wenni d tidi n dšar – inu !Ô paysan de mon village, il sue sang et eau dans mon village! Iàenjiren imezzyanen n dšar – inu tiran di deg wšar n dšar – inu !
Les enfants de mon village se vautrent par terre dans mon village A yanitši n dšar – inu rebda itetliÇ di dšar – inu Ô berger de mon village, il flâne toujours dans mon village aya ÃfušÃ ÃeÄri di dšar – inu !Le soleil s’est couché dans mon village! aya ÃfušÃ ÃeÄri x dšar – inu !Le soleil s’est couché sur mon village! […] Lwalid Mimoun est à la fois l’auteur, le compositeur et l’interprète de ce texte. Il ressent son for intérieur une colère inextinguible contre ceux qui ont délaissé son village natal, ils l’ont abandonné et l’ont laissé pour compte, aux dépens d’autres régions désenclavées, privilégiées. C’est un véritable cri émis par l’auteur pour son village, en son nom; il en est le porte-parole légitime. Ce village est situé dans le Rif – est, au nord du Maroc, ce que le texte ne dit pas. Ce village n’est qu’un prototype du monde rural en général. Nous sommes en présence d’une véritable mise en scène au sens dramaturgique du terme : un décor apocalyptique initial est déjà planté : vent, tourbillon, toiles d’araignée. Des personnages y sont : jeunesse désœuvrée, en chômage ; paysans qui triment à longueur de journée ; enfants sans loisirs pour jouer, ni équipement pour étudier, pas d’établissement d’accueil; le berger est condamné à l’errance et au vagabondage. Décor final : le soleil s’est éclipsé et le village est noyé dans les ténèbres. La récurrence du groupe nominal dšar – inu, revient comme un refrain, véritable leitmotiv, il apparaît quatorze fois dans le texte dont la moitié est précédée de la préposition n qui introduit un complément de nom n dšar – inu avec sept occurrences. Ce même refrain est répété quatre fois avec le locatif di dšar – inu . Il est utilisé deux fois seulement avec la préposition x « sur, au dessus» x dšar – inu : 2. Ce qu’elle perd en quantité, elle le récupère en qualité compte tenu de la profondeur sémantique qu’elle permet d’explorer.La répétition de cette formule exprime une idée obsessionnelle, c’est un cri qui nous dit tout l’attachement viscéral de Lwalid Mimoun à son village natal. Il prend possession de son village par la force de la poésie des mots itératifs, une force de l’appartenance, un attachement indéfectible, ferme et permanent. Les deux derniers vers retiennent l’attention du lecteur averti par leur identité, à une différence près due à la substitution de la préposition di « dans » vs. x «sur » :aya ÃfušÃ ÃeÄri di dšar – inu ! Le soleil s’est couché dans mon village! aya ÃfušÃ ÃeÄri x dšar – inu !Le soleil s’est couché sur mon village! Le terme ÃfušÃ «le soleil » est utilisé au sens propre dans le vers préfinal (lever et coucher cycliques du jour) ; alors que dans le dernier vers , il est utilisé par métonymie, au sens figuré, il connote l’idée d’absence de lumière ; le village est submergé de ténèbres. Le village est aux enfers, il est dans la détresse à cause de la pénurie, du dénuement et de l’illettrisme. On a l’impression que l’auteur-compositeur-interprète, en grand désarroi, est désespéré. Ce basculement sémantique est provoqué par la préposition x analysée précédemment. Elle clôt la première partie du poème et le dote d’une profondeur sémantique. Ainsi Lwalid Mimoun nous offre une poésie engagée, une poésie qui milite pour l’intégration une poésie de la résistance à l’exclusion.BIBLIOGRAPHIE BAAT-ZEEV SHYLDKROT, H. 1995 ‘Tout’ : polysémie, grammaticalisation et sens prototypique, Langue française, Synchronie et diachronie : du discours à la grammaire, Larousse, pp. 72-92.CADI, K. 1987 Le système verbal rifain. Forme et sens, SELAF (Société d’études linguistiques et anthropologiques française), Maghreb - Sahara 6,178p. 2006 Transitivité et diathèse en tarifit : analyse de quelques relations de dépendances lexicale et syntaxique, Publications de l’Institut royal de la culture amazighe, Rabat.GREIMAS, A.J. 1966 Sémantique structurale, Larousse, coll. «Langue et langage».MARTIN, R. 1979 La polysémie verbale. Esquisse d’une typologie formelle, Travaux de littérature et de linguistique, XVII,1, Strasbourg, Klincksieck, pp.251-261.POTTIER, B. 1964 Vers une sémantique moderne, Travaux de littérature et de linguistique, Centre de philologie et de littératures romanes de Strasbourg, pp.107- 137.SERHOUAL, M. 2002 Dictionnaire tarifit – français, Vol. I, & Essai de lexicologie amazighe,Vol. II, thèse de doctorat d’Etat, Université Abdelamalek Es – Saâdi,Tétouan.TAÏFI, M. 1991 Dictionnaire tamazight-français (Parlers du Maroc central), L’Harmattan-Awal.Notes : 1 2 Pour Bat-Zeev (1995 : 76) « …nous pouvons admettre que quand une unité désignant l’espace se grammaticalise, elle se développera dans une direction qui indique le temps ». 3 Cf. Dictionnaire tamazight - français (Taïfi 1991 : 277). 4 Ces traits sémantiques sont [+ hum.] spécifiant des mots comme afeÜaà «paysan, cultivateur », ou [- hum.] caractérisant les êtres inanimés comme dšar «village », traits qui signifient respectivement [ + humain] ou [– humain].5 Une traduction intelligible du poème est donnée vers par vers.
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