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MARGHIGHDA AU PAYS DE GURUGU Par: Hassan Banhakeia (Université de Nador)
Qui n’a pas entendu parler des grands Pharaons, ces voleurs d’enfants et de symboles! se disait Marghighda, les jambes ballant par-dessus une falaise qui montrait une mer claire et infinie. Des Perses aux visions confuses! Des Grecs maîtres arrogants! Des Latins efféminés! Des Vandales fourbes! Et des Arabes en quête de butins et de terres où s’anéantissent bénédiction et rapine! Et de ces Barbares qui ramènent enfin leur dite civilisation sur la terre obscure… La jeune fille ne lisait pas les manuels d’histoire: ils narrent autrement ce que son pays était. L’autre regard, quel mal, Marghighda en savait quelque chose. Elle leur préférait les paroles des aïeux, cloîtrées dans les cavernes, et les promenades solitaires à travers ravins, vallées et pics pour entendre tant d’échos de ces temps anciens. O grotte de mes aïeux, quels secrets vous allez me livrer? Elle avait beau réfléchir à tant de siècles de civilisations où l’humanité se presse à imposer une Loi, un Mode et une Vision, elle ne réussissait pas à les longer tous. Et elle de suivre son pas, quand même, de poursuivre son errance pour se poser tant de questions… Que font les siens de leurs lois, modes et visions? Faut les changer pour recevoir tant d’autres, au nom de la modernité « importée »! Les siècles se suivent, et se ressemblent et les questions sont toujours là… Quand la jeune fille arrivait sur la place, les gens s’exclamaient: – Une bergère… mais sans troupeau… en pleine ville! La sorcière! Personne ne la défendait, elle la vagabonde. L’on riait d’elle à haute voix. L’on lui disait qu’elle n’avait pas de baguette magique pour mener les brebis et les boucs, et elle d’imaginer des bâtons d’olivier qu’elle aimerait briser sur ces têtes creuses qui se plaisaient à rire du monde alors qu’elles étaient l’âme de l’opprobre sur un chemin infini. Marghighda portait de vieilles chaussures, et avait les cheveux sales et le regard hagard en quête d’on ne sait quoi… Y avait parmi la foule quelques bonnes âmes, pleines de pitié, qui lui tendaient une pièce ou un pain pour la plaindre. Elle acceptait rarement l’aumône, et préférait leur lancer un regard vide, tout en hochant fébrilement la tête. Et les personnes pieuses de dire enfin: – Quelle malheureuse! Lasse de ce monde, elle rentrait alors dans sa montagne, déçue et malheureuse, pour revoir ce monde-bas depuis la falaise… *** En ces temps-là, depuis plus d’une année, Marghighda vivait dans la forêt de Gurugu. Elle avait rarement envie de descendre dans le village amplement métamorphosé par tant de cultures autres, de langues autres. Ce n’est plus un village, mais un Village où elle n’avait plus droit de place, elle se voyait étrangère. Les villageois étaient horribles: elles s’enorgueillissaient quand même face à leur image propre, et salivaient encore face à des étrangers arrogants. Reniée et maltraitée, Marghighda avait alors quitté les dits siens, heureuse dans sa solitude, se retrouvant libre dans les ravins et les vallées, émettant des échos où sa langue était là chantante… Auprès des bergers du village, elle recherchait des nouvelles de sa petite famille. Peut-être avait-elle envie de revoir Llalla Schrifa Bint Sidi Abdeslam et la petite Lalla Fatima qui avaient bien refait leur vie: propriétaires d’immeubles, de terres en pleine montagne, influentes et capables de placer ou de déplacer tant de têtes à la direction d’établissements. Elles étaient de vraies Llalla à tant de personnes ambitieuses… C’était le berger Mudrus, petit de taille et d’une rousseur sale, qui lui rapportait tant d’anecdotes des siens. Lui, il n’avait pas peur des sortilèges de la folle de Gurugu, et recherchait sa compagnie. Et il voyait également en Llalla Fatima une princesse de beauté, une reine à conquérir tous les cœurs. Même le sien. Il lui raconta comment Llalla Schrifa réussissait à avoir facilement des influences dans le monde, et sa fille excellait dans la conception des affaires juteuses, autant en femme douce autant en tortionnaire des âmes. Vivant dans un palace, elles étaient infiniment riches et puissantes. Elles recevaient peintres, princes, ministres, intellectuels, tant d’hommes importants. Tout ce monde luxueux arrivait durant toute la semaine: le lundi les syndicalistes, le mardi les intellectuels, le mercredi les hommes du gouvernement, le jeudi les fqihs, le vendredi les magnats étrangers, le samedi les sportifs et le dimanche elles se reposaient dans leur villa placée en haut d’un splendide ravin, finement taillé et renforcé par du ciment ferré. Puissantes schrifas, elles voulaient être surtout vénérées par la plèbe: ces hommes, femmes et enfants sales dans leur langue, tête et histoire. – Se souviennent-elles encore de moi? demanda naïvement Marghighda à Mudrus. – Ah… – Me plaignent-elles toujours? – Ah… – Quoi? Dis. – Elles ne te nomment presque jamais. Peut-être. Elles le font pour te nommer le premier malheur qui puisse arriver dans une vie vertueuse… Les deux Llalla sont des âmes nobles, Mudrus y croyait aussi. Quelles leçons offrir aux personnes vénérées? Leur parler de la vertu? Sans les deux âmes pieuses, le village serait une poubelle humaine. Consciente du pouvoir de sa marâtre dans le village, Marghighda comprenait l’émerveillement de Mudrus. Elle ne lui en voulait pas, ce pauvre Mudrus disait encore qu’il était le disciple de la Maison des deux Llalla connue comme celle de la Vertu. Mudrus, un disciple! Dépitée, Marghighda ne lui dit rien. Elle n’aimait pas les pauvres disciples, qui s’enorgueillissaient au moment de répéter les paroles du Maître, faites alors balivernes. La jeune vagabonde prit congé du berger… Elle détestait la solitude, mais elle abhorrait la compagnie de ces concitoyens aliénés. *** Il arriva, le premier mercredi de novembre, une chose insolite. A cause de la remarque du Premier ministre qui vit dans l’animal bâtard, la source de tant de maladies et son hésitation à se décider à venir dans la Maison de la Vertu, les deux schriffas demeurèrent tout pantoises. –Nous en avons parlé, mais là, mon cher ami, vous nous rassurez… fit Lalla Schriffa Fatima. – Quelles coïncidence! Nous en avons parlé, là, un quart d’heure avant… ajouta la fille. Les deux femmes mirent à la porte le pauvre Bessy, l’unique trace qui restait de l’ancienne famille... Certes, le pauvre chien avait des puces, mais de bonnes, celles qui ne causaient pas de maladie, mais qui revigoraient le porteur pour courir, aboyer et se lancer comme une flèche derrière tout intrus. Ingrates femmes. L’animal avait accompli un exploit inégalable: on n’avait jamais réussi à profaner le foyer malgré le flux des voleurs sur le Village. A sa place, le vendredi, le Consul de la République Française apporta à Llalla Fatima un petit, beau et polyglotte caniche sans puces. Quelle joie pour les cœurs des deux dames! Quand Mudrus arriva avec le troupeau, et à ses pieds se collait le tremblotant animal chétif, Marghighda pleura de joie. Elle enlaça Bessy, lui chuchotant «Tu es vivant… Vivant, mon chien...» En fait, Mudrus voulait garder Bessy avec lui, animal fidèle au maître et dur avec les brebis têtues. Mais, Marghighda le regarda d’un air méchant, et le petit enfant se ravisa dans un rire fou, disant que si l’animal restait avec elle, ce serait bien: elle la protégerait des vagabonds et des voleurs. La sécurité, la joie de vivre… Cela l’importait beaucoup. Mais, depuis ce jour-là, la folle de Gurugu porta un autre surnom: la folle au chien enragé! *** Parfois, surtout vers midi, Marghighda priait Mudrus de l’accompagner auprès de la tombe de son père, gisant dans un cimetière abandonné où les bergers aimaient ramener le troupeau vu l’abondance des herbes sauvages. Elle n’avait point peur des vieilles tombes. Cette visite était, au contraire, revigorante pour la jeune fille, elle ne pleurait pas, mais laissait sa voix dire tant de choses. Pour Mudrus, accompagner la folle le rendait fou de joie, c’était encore des moments inoubliables: se promener avec l’être qu’il aimait... Quand il tentait lui prendre la main pour la remercier, Marghighda lui jetait un regard méchant. Cela calmait bizarrement Mudrus qui était rassuré de l’affection de la jeune fille. Heddu n Mimun Azizaw portait à son éternel chevet un autre nom Abdelaziz Aziz, écrits en caractères dorés, couronnant des formules sacrées. La tombe était aux confins du cimetière, près d’un mur délabré, inondée par d’innombrables herbes épineuses. Marghighda y rapportait un sac plein d’œufs de perdrix, du pain et du miel. Elle ne versait pas de larmes sur cette tombe aux plantes sauvages, elle aimait s’y asseoir et penser à tant de choses bizarres de ce monde. Elle ne voyait pas de chameau, ni de lion, ni d’enfant survenir des temps tissés par l’ombrage des herbes sauvages, mais un soupir, léger et incessant, qui lui susurrait tant de choses de la vie. Marghighda partageait son déjeuner avec Mudrus qui avait toujours dans son sac des figues sèches ou des olives avec un gros bout de pain dur. Ils mangeaient en silence, et en face le troupeau se plaisait à nettoyer les tombes de ces herbes délicieuses. – Tu pensais bien vivre, père. Tu ne vivais pas. Tu croyais à l’amour. Personne ne t’a aimé sauf celles qui t’ont quitté, d’une façon ou d’une autre. De tes avoirs, il ne m’en reste rien. De tes rêves, il ne me reste que des cauchemars. Je suis désarmée ; et Gurugu demeure ma seule contrée… Ennuyée à ne rien faire, Bessy revint auprès de sa maîtresse pour avoir sa part du déjeuner. –Va-t-en Bessy, laisse-moi. Je parle à papa. L’animal agitait sa queue; il cherchait un bout de pain dur. Mudrus lui jeta un galet pour le chasser. Bessy ne bougea pas. Subitement, il leva la patte pour pisser sur la tombe, versa quelques gouttes, mais comme un deuxième galet lui toucha la queue, l’animal courut loin, vers les brebis... Enivrée par les airs d’automne, Marghighda ne vit rien; elle pouvait bizarrement entendre les cris de détresse d’une âme captive d’un cadavre qui voulait lui dire quelque chose.
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