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Les lettres de Cyprien, martyr premier d'Afrique (4ème et dernière partie)

Par: Hassan Banhakeia (Université de Nador)

V.- L’Identité Martyrisée: De l’Autopersécution à l’Allégeance

Comme il est fort connu, c’est bien dans la correspondance d’un écrivain qu’apparaissent nettement sa pensée, ses attitudes et les sentiments nourris vis-à-vis des événements quotidiens et généraux. Dans l’exemple de Cyprien, une résistance mêlée à la persécution y apparaît: l’africanité ne se manifeste pas simplement aliénée, mais encore persécutée. Autrement dit, il s’agit d’une époque où l’africanité, quêtant de nouvelles identifications, comme portées et significations, se trouve tiraillée entre plusieurs pôles: elle ne peut affirmer son propre système.

Généralement, la littérature amazighe d’expression latine tend à parler d’affaires «subjectives» et de la réalité africaine. Parmi les autres thèmes de prédilection, il faut citer chez les auteurs païens la chasse, la pêche, la navigation (cf. Marcus Aurelius Olympius Nemesianus), et chez les chrétiens la morale, le culte et l’incidence du christianisme sur une société de débauche se précisent davantage. Cette littérature dans ses deux variantes, en effet, montre l’étroite dépendance des Africains de Rome sur les plans militaire, culturel et symbolique. Cette cité inspire les artistes et les politiques. Les Africains munissent Rome non seulement de céréales et de viande mais également de juristes, de précepteurs et de gladiateurs. Cyprien, conscient d’un tel rapport, va défendre le christianisme africain, mais sans aller jusqu’à la rupture avec la tradition. Il ne peut pas corriger les siens (confesseurs africains) qui se révoltent contre l’orthodoxie, mais l’intervention de Rome par la même lettre avec les mêmes arguments et principes, et les confesseurs obéissent. «Parlant du célèbre passage (Matth. 16, y. 18 ss) où Jésus fonde l'Église sur Pierre, Cyprien affirme que cette prééminence a été, non pas réelle mais symbolique. Les autres apôtres restaient ses égaux (…). Si l'épiscopat forme un tout, chaque évêque en détient une partie, en pleine égalité avec les autres. «Dans le système de Cyprien, dit Auguste Sabatier, il n'y a point de place pour un évêque universel. L'autorité suprême de l'Église ne saurait être que dans le conseil délibérant de tous les évêques, dans ce Sénat chrétien et catholique que l'on appelle un Concile».»(29) Les Chrétiens se valent, et ils sont égaux devant Dieu. Peut-être serait-il là une certaine revendication du propre à travers l’organisation ecclésiastique. Cette indépendance, à son avis, va renforcer l’expansion de la nouvelle religion. Elle deviendra, par conséquent, universelle.

Néanmoins, cette identité est mise en péril dans cette œuvre africaine du moment que l’espace «total», pour ne pas dire idéal, demeure la Cité, la ville de Rome. Cela est manifeste dans maintes lettres. La lettre (8) provient du clergé de la capitale du catholicisme, Rome. Elle est adressée au clergé de Carthage, définissant la nature des rapports ecclésiastiques entre les deux centres: «Aussi voulons-nous, frères très chers, que l'on trouve en vous non des mercenaires, mais de bons pasteurs. (…) Vous voyez donc, frères, que vous aussi vous avez le devoir, d'abord, d'agir de même, afin que, grâce à vos exhortations, ceux qui sont tombés changent de sentiments, et s'ils sont arrêtés de nouveau, confessent leur foi et réparent la faute antérieurement commise. Il y a, de plus, d'autres devoirs qui vous incombent et que nous avons voulu indiquer aussi: par exemple, si ceux qui ont succombé à l'épreuve sont attaqués par la maladie et que se repentant de leur acte, ils demandent la communion, on doit naturellement venir à leur secours. Les veuves, les indigents qui ne peuvent subvenir à leur entretien, ceux qui ont été incarcérés ou chassés de chez eux doivent avoir quelqu’un de délégué à leur service. Même les catéchumènes, tombant malades, ne devront pas être déçus dans leur espérance, mais on doit venir à leur secours. Mais surtout, si l'on n’enterre pas les martyrs ou d'autres morts, ceux à qui incombe cet office encourent une grande responsabilité.» La cohésion est primordiale. Seulement, l’auteur y critique la fonction de «mercenaire» fort répandue chez les Imazighen, déjà analysée dans L’Enquête de Hérodote, et il les invite pour agir en maîtres chrétiens. Il dénombre les situations de cet engagement… En outre, l’Africain doit être l’exemple de la croyance en Jésus, en imitant son action. Mieux encore, il doit le surpasser dans le sacrifice et l’abnégation. Cela revient à dire que l’auteur exhorte l’Africain à être un mercenaire «religieux» pour la gloire du catholicisme, substituant aux armes et à la force physique la foi catholique et sa défense dans tout lieu.

A travers ses lettres, Cyprien est déjà supposé tenir la place du chrétien africain persécuté dans la martyrologie catholique. Son appréhension du christianisme est digne d’une analogie avec le Sacrifice même: “the disorder and worldliness which have been described were such as in Cyprian’s convictions were past correction from within. Possessed with this idea he was visited by intimations of coming trial which wore a supernatural character. And it came. The Decian persecution was coextensive with the Empire, and aimed at the suppression of Christianity by the removal of its leaders. It was not perceived that it had passed the stage in which it depended on individuals.” (30) Le christianisme a déjà pris racine parmi le bas peuple. Les institutions proconsulaires réussissent à réprimer les leaders chrétiens, sans toutefois arriver à étouffer les idées fort répandues. L’Empire persécute le résistant «local» dans ses formes autres que les romaines. Cette persécution est générale, justifiée souvent par la colère du peuple.(31) Cyprien souffre doublement de la répression en Afrique: en tant que Chrétien et Africain colonisé. (32) Selon les païens, le mal a pour origine la nouvelle religion: «aujourd’hui vous venez nous dire que beaucoup se plaignent des chrétiens; qu’on fait retomber sur eux la responsabilité des guerres qui se succèdent sans interruption, des pestes et des famines qui exercent leurs ravages, de la sécheresse qui consume les récoltes.» (A Démétrien, 0) L’auteur analyse les préjugés portés contre les Chrétiens, mais il en crée d’autres contre les païens, bien développée dans son œuvre, quand il entend défendre le nouveau culte: Dieu se venge des mécréants qui s’éloignent de ses préceptes. La violence naît alors de la Divinité: soit celle des Chrétiens soit celle des Païens romains.

Cette correspondance, répète-t-on le, se résume à un témoignage, grand et total, de l’époque. Les lettres ont souvent comme destinataires: «à tout le peuple entier». L’auteur se veut alors maître, philosophe, historien et témoin incontesté, surtout un détenteur de la vérité. Cyprien y apparaît également un fin rédacteur de lettres, un maître de l’art épistolaire. Cette tâche fait partie de son statut d’évêque qui est interpellé par les fidèles et les subalternes à répondre à un tas de questions difficiles relevant du quotidien et du religieux. Une telle figure existe toujours en Afrique du nord, mais à seule différence, il y a le changement continu de contenu religieux. Citons Tertullien ou Saint Augustin qui sont d’autres rédacteurs de lettres, ils y font épancher leurs croyances propres au service du peuple.

S’adressant au pape de Rome, l’auteur inventorie les bienfaits apportés par les missives pontificales. Il y dévoile indirectement le haut degré de son assujettissement: «Votre lettre a brillé pour nous comme un instant de sérénité dans la tempête, comme le calme souhaité lorsque la mer est démontée, comme le repos au milieu des labeurs, comme la santé parmi les souffrances et les dangers de mort, comme, au milieu des ténèbres les plus épaisses, une blanche lumière qui resplendit. Notre âme altérée s'en est si bien rafraîchie, notre cœur affamé l'a prise avec tant d'ardeur, que nous nous en sentons tout réconfortés et vigoureux pour la lutte contre l'ennemi. Le Seigneur vous récompensera de cette charité et vous paiera l’intérêt de cette œuvre de bienfaisance.» (Lettre 31) Ces différentes comparaisons renforcent le haut degré de cette sérénité rapportée «de loin» qui apaise l’âme souffrante. L’allégeance envers Rome apparaît infinie. N’est-il pas là un trait de l’arrivisme de l’auteur ou bien une explication ultérieure de son ascension rapide dans la hiérarchie ecclésiastique? D’après les historiens, notre philosophe exerce un pouvoir important sur le pape de Rome. (33) Autrement dit, à chaque fois que l’occasion se présente, il renouvelle au pape saint Corneille son allégeance: «Il y a cependant des gens qui jettent quelquefois le trouble dans les esprits et dans les cœurs, en racontant les choses autrement qu'elles ne sont. Quant à nous, nous savons que, donnant des explications à chacun de ceux qui prenaient la mer, pour leur permettre d'aller à Rome sans rencontrer aucune pierre d'achoppement, nous les avons exhortés à y reconnaître la matrice et la racine de l'Église catholique, et à s'y attacher. Mais comme notre province est fort étendue, que la Numidie et la Mauritanie y sont rattachées, nous avons cherché à éviter que le schisme qui se produisait à Rome ne troublât les esprits de ceux qui en étaient loin, et ne les laissât hésitants.» (Lettre 48) L’auteur y reconnaît que Rome est le Centre du christianisme, et en conséquence l’obédience des pays nord-africains (Numidie, Maurétanie) s’avère nécessaire. Le politique et le religieux vont ainsi de pair: Rome gouverne l’Afrique par le biais de ces deux pouvoirs (ecclésiastique, politique). Ces explications de Cyprien sont judicieuses: elles peuvent expliquer toute l’histoire postérieure, notamment la dépendance de Rome ramenant en Afrique les méfaits de la chute de l’Empire. Pourtant, les textes d’histoire nous disent autre chose: l’expansion du christianisme en Mauritanie à la fin du IIIe siècle est quasi nul. Le pays demeure un espace totalement païen.

La lecture de l’histoire propre, des affaires africaines est nodale dans les textes de Cyprien. Il y développe les significations du pouvoir, et à l’historien d’écrire: «L’ennemi attaque vos frontières: vous vous plaignez, comme si, en l’absence de l’ennemi, la paix pouvait exister parmi les citoyens. Vous vous plaignez: mais si les armes des barbares cessaient de vous menacer, n’auriez-vous pas vos luttes domestiques; et les grands, avec leurs violences et leurs calomnies, ne seraient-ils pas des ennemis encore plus cruels?» (A Démétrien, 2) Qui est, en fait, cet ennemi barbare? De quelles frontières s’agit-il? Ces barbares sont-ils donc les nord-africains du moment qu’il s’adresse au magistrat païen de Carthage?

Analysant le pouvoir séculaire de l’Afrique, Cyprien souligne le rapport de vénération du peuple envers ses monarques: «Les Maures adorent aussi leurs rois. Ils ne prennent pas même la peine d’en déguiser le nom. Aussi le culte varie avec les provinces: tous ne reconnaissent pas le même dieu; chacun adore les siens, selon la tradition des ancêtres.» (De la Vanité des Idoles) L’action d’éclat du roi qui défend l’Afrique contre les Romains (ou tout autre envahisseur) se confond avec la divinité. Le paganisme maure célèbre les victoires et les exploits des siens, incarnant cette tendance de l’humain (le propre) à se surpasser soi-même. Les africains se représentent les dieux de leur propre corps: à l’image de leurs rois, immortels et protecteurs, ils vont se servir de ces divinités (dieux et souverains) pour expliquer l’invisible et l’à venir. En fait, du propre il ne se réfère qu’à la croyance: la religion surdétermine son rapport aux siens. Le paganisme fonde la création dans la vénération de ses rois (vus comme des héros, des demi-dieux, des dieux). Par ailleurs, si les Imazighen n’ont pas préservé d’Etat millénaire, c’est partiellement à cause de ne pas faire du culte de l’Empereur une exigence politique, à l’exemple des Romains. Le culte de l’empereur est une quête de l’identité, de l’indépendance. Le politique, l’historique et le mystérieux font alors un même corps.

Quant aux seigneurs romains, ils ne vont pas obéir aux oracles. En transgressant les dieux, César gagne une bataille: «César agit bien autrement: comme les augures et les auspices s’opposaient à ce qu’il fit partir sa flotte pour l’Afrique avant la fin de l’hiver, il s’en moqua et, après une navigation heureuse, il remporta la victoire.» (De la Vanité des Idoles) Les Romains, conquérants, le sont tout simplement grâce à leur éloignement des prédictions païennes. Est-il alors un exemple à suivre par les nord-africains? Enfin, quelle est l’africanité selon les paroles et les dires du Chrétien carthaginois?

Cette attitude persiste encore en Afrique ; l’on a le sentiment que tout revient de manière mécanique et cyclique.

1.- Le propre nommé: pécheur et soldat aliéné

Le propre est situé entre deux mouvements: la polémique envers l’héritage païen et local, et l’apologétique de la foi chrétienne. L’africain refuse le culte africain et impérial, et défend la religion romaine contre les attaques, les persécutions et les critiques païennes. Si le propre des Africains, à l’instar de tous les peuples, est d’honorer les dieux, d’y voir un devoir, l’Etat en place tend à le refaire.

Le propre, dans ses manifestations rituelles, est présent dans plein d’activités, de cérémonies et de représentations. Il réalise les besoins et les aspirations de l’identitaire. S’il est un dieu-roi, comme ce l’est énoncé par l’auteur, quels sont ses désirs? Ou bien s’agit tout simplement de satisfaire les dieux de miel, vin, huile, lait, couscous muni de viande sacrifiée, mais aussi de réciter des prières accompagnées de cérémonies et de festivités. L’on construit des temples ou des sanctuaires où les fidèles peuvent se réunir, et c’est là que se dérouleront les fêtes.

Dans les lettres de Cyprien, qui perçoit négativement le propre, il s’agit d’une identité à renommer, et en conséquence à refaire. A cause du christianisme. Le christianisme, en tant que pouvoir, se conçoit uniquement comme un ensemble fini de règles à appliquer fidèlement, et une série de prohibitions (inhérentes au propre).

a.- Le propre à renommer:

Tout d’abord, il est de noter que les lettres de Cyprien s’adressent généralement à des personnes connues, familières, bien situées dans l’espace et le temps. Les destinataires sont des deux rives de la Méditerranée. Si le propre porte un nom autochtone, il peut aussi au contact de nouvelles cultures porter d’autres noms. En fait, les noms des lieux et des destinataires méritent une étude onomastique profonde. La présence de la langue amazighe dans la nomination est présente.(34) Dans la lettre (22) les prénoms nord-africains, portés par ceux qui sont captifs et morts pour la cause chrétienne, sont cités: «salue Numeria et Candida, pour lesquelles selon la recommandation de Paul et des autres martyrs, dont je joins les noms: Bassus, au bureau des gages, Mappalicus, dans la torture, Fortunion, dans la prison, Paul, après la torture, Fortunata, Victorinus, Victor, Herennius, Credula, Hereda, Donatus, Firmus, Venustus, Fructus, Julia, Martialis, et Ariston, qui, Dieu le permettant, sont morts de faim dans la prison». L’onomastique latine et l’amazighe y sont coprésentes. Les nord-africains portent tantôt des noms authentiques, tantôt des noms latins. Il y a «le prêtre Maximus, le diacre Augendus, un certain Machaeus, et Longinus.» (Lettre 44), «Ahymnus» dans la lettre (56), «Soliassus, le fabricant de nattes de laîche» (Lettre 42), Jubianus dans la lettre (73) et Numidicus dans la lettre (40) qui ont une signification précise dans le dictionnaire amazigh…

La présence du christianisme, comme corps étranger, va profondément bouleverser l’équilibre de l’onomastique pour réduire la présence de la langue du païen, et effacer son acception première…

b.- Le propre à refaire

En fait, ce christianisme se situe dans la réflexion sur l’aliénation répandue de l’époque. Il quête une telle foi après un long temps passé dans la quête du sens magique des choses. Pour l’auteur, la foi n’est pas indépendante de la volonté. La foi prodigue la persévérance comme une de ses caractéristiques, et c’est par la résistance et la patience qu’elle se réalise. Une telle vision va déterminer amplement la perception du propre à refaire. Cette perception est particulière: l’auteur y apparaît muni des qualités d’un orthodoxe. Le propre est l’ennemi par excellence, d’où l’insistance à le renommer. Cette violence symbolique croît vite et partout: le fidèle change d’identité, il se nomme autrement en choisissant un nom biblique. En plus de cette substitution, l’africain change de conduite. Ses gestes, habitudes et croyances sont à refaire. L’auteur, afin d’expliquer cette perception, narre l’histoire d’une femme qui extermine son propre corps: «Une femme coupable du même crime se rendit aux bains. L’insensée, après avoir perdu la grâce du bain salutaire, elle allait laver son corps. — Là, elle fut saisie par l’esprit impur, se roula par terre et, avec ses dents, coupa cette langue qui, venait de proférer des blasphèmes et de se souiller par le contact des viandes immolées. Ce n’est pas assez: sa rage se tourna contre elle-même ; elle devint son propre bourreau, couvrit son corps de plaies hideuses; enfin ses entrailles se décomposèrent et elle mourut dans d’atroces douleurs.» (Des tombés) Cette femme, se considérant coupable, quête désespérément le rachat. Elle est présentée sous forme de métaphore. Se racheter signifie rompre avec l’être premier afin de conquérir la grâce divine.

La grâce divine touche effectivement Cyprien lors de sa contemplation de cette réalité africaine corrompue. L’auteur, naguère converti, va acclamer la régénération totale de la société. La lettre (57), adressée nommément à une quarantaine de personnes, précise que ce changement est une réaction aux dangers encourus par les convertis: «des signes nombreux, continuels nous avertissent d'être armés, équipés pour la guerre que l'ennemi nous déclarer de préparer aussi par nos exhortations le peuple que Dieu a daigné nous confier, et de rassembler dans le camp du Seigneur tous les soldats sans exception qui demandent des armes et réclament le combat. Cédant donc à cette nécessité, nous avons été d'avis que ceux qui ne se sont pas éloignés de l'Église du Seigneur et qui n'ont pas cessé de faire pénitence, de pleurer et de demander pardon au Seigneur depuis le premier jour de leur chute, doivent recevoir la paix, et être armés et équipes pour le combat qui est imminent» (Lettre 57) Combattre tout ce qui n’est pas chrétien, à commencer pr les habitudes du propre qui s’opposent aux enseignements de Jésus. Le combat pour l’autre ne peut en aucun cas être un pas pour protéger le propre.

S’inspirant probablement de l’organisation militaire africaine où le citoyen défend les biens de la tribu, l’auteur chrétien tente de préciser l’identité du «soldat du Christ»: (il) «doit d’abord se connaître lui-même. Placé dans le camp du Seigneur, il soupire après les biens éternels.» (De la mortalité, 0) L’on se reconnaît, dans le faire, chrétien. La voie de cette quête de l’idéal du propre (converti, racheté, et «désouillé») est parsemée d’embûches et d’entraves: le Chrétien est immédiatement persécuté, dépouillé, incarcéré et sacrifié par l’Institution. L’auteur accuse le magistrat: «Des hommes innocents, justes, agréables à Dieu, sont chassés par vous de leurs demeures, dépouillés de leur patrimoine, chargés de chaînes, enfermés dans les prisons; ils meurent sous le tranchant du glaive, brûlés sur les bûchers ou dévorés par les bêtes. Mais une mort prompte, qui d’un seul coup met un terme à nos douleurs, ne saurait vous satisfaire ; vous déchirez nos corps par de longs tourments; vous épuisez nos entrailles par d’interminab1es tortures. Votre cruauté barbare ne peut se contenter des supplices ordinaires; elle s’ingénie à en découvrir de nouveaux.» (A Démétrien, 2) Cette description de la cruauté est intéressante à analyser, la violence va décupler le nombre de martyrs africains, et les livres d’histoire informent peu sur ce génocide.

Néanmoins, la lettre (10) montre un modèle africain en la personne de Mappalicus qui est officiellement inscrit dans le martyrologe Carthaginois au 13 (ou bien 15) des Calendes de mai. Cyprien s’adresse aux confesseurs en ces termes: «C'est cette lutte prédite par les prophètes, donné par Dieu, soutenu par ses apôtres, que Mappalicus, en son nom et au nom de ses collègues, promettait au proconsul. Et la promesse a été tenue qu'avait donnée sa parole fidèle. Le combat qu'il avait promis, il l'a donnée et il a reçu la palme conquise. Le bienheureux martyr, et ses compagnons de lutte, fermes dans la foi, patients dans la souffrance, victorieux dans la torture, je vous souhaite et je vous recommande ardemment, de les imiter tous à votre tour.» (Lettre 10) L’auteur exhorte les siens à imiter ceux qui sont morts pour la gloire du christianisme. De ces confesseurs il en fait de futurs martyrs. Le propre naît justement pour être martyr et au service des autres.

Cyprien fait partie d’une littérature de double combat: combat de chrétien pour propager le christianisme, et combat d’autodestruction (du propre). Les apologistes (dans leur majorité africains) ne cessent, en outre, de louer le Romain ou le premier chrétien. La lettre (62) traduit le constant attachement de Cyprien au pape romain,(35) où il montre son obédience non seulement au symbolique, mais aussi à la personne même. Aussi, dans la lettre (30), l’auteur remercie-t-il vivement le pape Cyprien de sa bonté «envoyée» depuis Rome aux captifs africains condamnés pour leur chrétienté: «Vous avez, par votre lettre, illuminé les ténèbres de leur prison, vous êtes venu auprès d'eux dans la mesure où vous l'avez pu, vous avez relevé par vos paroles leurs âmes vaillantes dans leur foi et leur confession, allumé en eux, en louant dignement leur bonheur, un désir beaucoup plus ardent de la gloire céleste, vous avez donné le branle à leur bon mouvement, animé par l'énergie de votre langage, ceux qui sont (...) de futurs vainqueurs. (...) ils semblent bien, pour une part, vous être redevables – de leur martyre.» La lumière émane du Nord chrétien bien qu’elle rapporte la mort aux pauvres africains. Ils meurent pour la gloire du Pape qui connaît de graves aléas dans son Eglise. Leur martyre est proche, pour ne pas dire similaire, du mercenariat: l’on lutte pour rendre service aux causes des autres. Ainsi, ils s’organisent en société solidaire et secrète.

Enfin, le religieux africain non seulement suit méticuleusement la voie du prophète, mais il respecte aussi les pas de ceux qui résident dans la capitale «religieuse». Il accepte, en fait, tout ordre qui provient de la capitale: «Il convient, en effet, que nous veillions tous sur tout le corps, de l'Église, dont les membres sont dispersés dans les différentes provinces.» (Lettre 36) L’épistolaire traduit parfaitement l’éloge de l’autre, supérieur dans sa grandeur morale, symbolique et politique, et par voie de conséquence il devient un Idéal…

2.- L’Afrique culturelle selon Cyprien

Les deux grandes et complexes métamorphoses historiques contemporaines pour l’Afrique du nord sont: la romanisation continue (identifiée comme colonisation) et la christianisation naissante (identifiée comme assimilation métaphysique et symbolique). Unies dans un même processus, elles peuvent être illustrées par l’ «arabisation» de la moitié du XXe siècle et par l’ «islamisation» d’antan. D’autres colonisations et d’autres assimilations sont, sans doute, à venir à travers les siècles. D’ailleurs, que dit Cyprien de ces processus continus et contemporains? Que dit-il des révoltes indigènes en 253 quand elles partent de Maurétanie Césarienne et atteignent la Proconsulaire? Ces rebelles, qui sont des tribus provenant de l’intérieur des terres, ont-ils été beaucoup moins touchés par la romanisation?

Les lettres de Cyprien apportent une description, physique et naturelle, de l’Afrique, déterminée par la vision morale. L’atmosphère, la terre, les gens et les institutions sont traités d’un regard apocalyptique vu la débauche totale et collective. L’auteur chrétien en fait une description sinistre: «L’hiver n’a plus les mêmes pluies pour nourrir les moissons; le soleil de l’été les mêmes feux pour les mûrir ; la température du printemps est moins favorable aux plantes; l’été est moins riche en fruits. Les montagnes fatiguées ne produisent plus la même quantité de marbres; les mines d’or et d’argent s’épuisent, et leurs veines appauvries ne donnent plus les mêmes richesses. La campagne manque de cultivateurs, la mer de matelots, l’armée de soldats. Plus de probité sur la place publique, plus de justice dans les tribunaux, de concorde entre les amis, d’habileté dans les arts, de retenue dans les moeurs.» (A Démétrien, 1) Ce discours, typiquement moral, est fort répandu de nos jours pour l’apologétique d’un système totalitaire. La réalité, selon les lettres, est issue d’un passage biblique: la cité africaine est l’incarnation de la débauche.

En général, l’Afrique souffre continûment de sécheresse: «vous vous plaignez de la rareté des pluies, de la poussière qui couvre nos champs et qui produit à peine quelques herbes languissantes, de la grêle qui frappe nos vignobles, des tempêtes qui déracinent nos oliviers, de la sécheresse qui tarit nos sources, de ces miasmes pestilentiels qui corrompent l’atmosphère et usent les constitutions les plus robustes. Tous ces fléaux sont le châtiment de vos péchés; et, ce qui met le comble à la colère divine, c’est de voir qu’ils ne vous convertissent pas.» (A Démétrien, 2) L’aridité des terres s’avère être une damnation divine. Un tel commentaire persiste toujours dans la culture africaine. De la corruption morale résulte la corruption des lois de la nature. Il revient, par conséquent, au christianisme de sauver la terre et les hommes de la sécheresse fatidique. Le temps montre la bonté du Créateur: «Toujours avec la même patience, il comble de ses faveurs les coupables et les innocents, les hommes religieux et les impies, les cœurs reconnaissants et les cœurs ingrats. Tous ont à leur service les saisons, les éléments, les vents, les sources. Les moissons grandissent pour tout le monde ; pour tous mûrissent les raisins; pour tous nous voyons les arbres se couvrir de fruits, les bois de feuillage, les prés de fleurs. Irrité par de nombreuses ou plutôt par de continuelles injures, Dieu modère son indignation et attend avec patience le jour du jugement. La vengeance est dans sa main; il préfère la patience.» (Avantages de la patience, 1) L’auteur épistolaire apparaît un savant fini qui verse tout dans le biblique. Le livre sacré parle de tout, apporte des réponses et peut sauver l’Afrique. La longue lettre (30) montre un Cyprien connaisseur de l’univers marin, notamment de la profession en vogue (pirates, pêcheurs): «Quand on s'en relâche, il est inévitable qu'on aille au hasard dans une course errante, que l'on se perde dans les vicissitudes des affaires, et que, comme si l'on s'était laissé arracher le gouvernail des mains, on s'expose à briser le navire de l'Église sur des rochers. Et ainsi, il apparaît bien que l'on ne peut pourvoir au salut de l’Église qu'en repoussant ceux qui sont contre elle comme des flots contraires, et qu'en gardant les règles toujours observées de la discipline comme une sorte de gouvernail pour se diriger dans la tourmente.» Le biblique est investi partout: le navire s’avère l’allégorie parfaite. Cela dénote, en plus, l’impact de la culture locale sur la vision auctorielle et la démarche à suivre pour l’expansion de la voix de Jésus-Christ. En bon juriste, Cyprien sait choisir le bon exemple afin de convaincre.

En dressant une autre comparaison avec le voyageur, en pleine mer ou sur terre, qui recherche la sécurité, l’auteur réfléchit davantage à la voie chrétienne: «Si un port de mer a ses défenses rompues et devient mauvais et dangereux pour les navires, est-ce que les navigateurs ne dirigent pas leurs navires vers d'autres ports voisins, dont l'accès soit sûr, et où ils puissent stationner sans danger? Quand, sur une route, une hôtellerie est occupée et tenue par des brigands, de telle façon que quiconque y arrive soit exposé à y tomber comme dans une embuscade, est-ce que les voyageurs qui en ont recueilli le bruit, ne vont pas vers d'autres hôtelleries sur la route, où ils trouvent une hospitalité sûre, et un abri sans danger? Il est nécessaire (...) que nos frères (...) se dirigent vers les ports de l'Église, soient accueillis par nous avec une bienveillante et avenante charité. Il faut que nous leur offrions dans leur voyage une hôtellerie telle que celle qui est dans l'Évangile, et où ceux qui ont été blessés et meurtris par des brigands puissent être accueillis, soignés et gardés par l'hôtelier.» (Lettre 68) L’auteur se veut d’une part un stratège de guerre maritime, référence possible aux guerres puniques, de l’autre un historien des brigandages fréquents. Seulement, le secours est assuré autant pour ceux qui prennent la mer que pour ceux qui voyagent sur terre, par l’Eglise universelle, unissant les hommes dans la paix et la charité.

L’univers rural africain, déjà bien analysé par Apulée et Térence, est également représenté dans les lettres de Cyprien. L’auteur pleure les souffrances des captifs chrétiens, et dans une représentation poétique leur décrit la vie «rurale» de l’Afrique de l’époque: «Par le cycle des mois l’hiver a passé: vous, dans votre prison, vous éprouvez, au lieu de ses rigueurs, les rigueurs de la persécution. A l'hiver a succédé le printemps, paré de roses et couronne de fleurs: roses et fleurs venaient à vous des jardins du paradis, et c'étaient des guirlandes célestes qui entouraient votre tête. Voici l'été charge de ses moissons et l'aire que les récoltes établissent: vous avez, vous semé de la gloire, et c'est une moisson de gloire que vous récoltez; placés dans l'aire du Seigneur, vous voyez la paille brûlée par le feu inextinguible, tandis que vous-mêmes, semblables aux grains vannés d'un froment précieux, vous êtes conservés après l'épreuve, et trouvez un grenier dans votre prison. Il n'y a pas jusqu'a l'automne qui n'ait son temps dans l'ordre spirituel. On fait la vendange au dehors, et le raisin, qui doit fournir les coupes de vin, est foulé sous les pressoirs; et vous, pareils à des grappes chargées de fruits mûrs dans la vigne du Seigneur, foulés sous la violence de la persécution séculière, vous avez, dans la prison où le pressoir vous écrase, versé votre sang comme un vin qu'on exprime, et, courageux à endurer la souffrance, vous videz de bon cœur la coupe du martyre. Ainsi pour des serviteurs de Dieu se déroule l'année» (Lettre 37) Les cycles de l’année, précisant les différentes besognes agricoles à faire, sont parallèles au sacrifice et au martyre des chrétiens africains. Le paradisiaque, se confondant avec le printanier, sera l’espace réservé aux martyrs. Agriculture et culture chrétienne, toutes les deux dans la pratique, célèbrent la Divinité. Qu’est-il alors du paganisme qui se base également sur l’agriculture dans ses portées symboliques et métaphysiques?(36) Fin connaisseur de l’agriculture, l’auteur dresse d’autres précisions où il étale son savoir religieux: «L’arbre dont les racines pénètrent profondément dans le sol résiste au choc des tempêtes; (…) Quand on vanne le blé sur l’aire, les grains forts et pesants résistent à. l’action du vent, qui n’emporte que la paille inutile.» (De la mortalité, 2) Une telle exégèse facilite la compréhension du biblique pour les paysans africains. Cette thématique n’est alors présente dans son argumentaire que pour vulgariser le christianisme aux africains.

Les lettres font référence à l’élevage des animaux sauvages, tradition fréquente en Afrique. L’auteur n’y voit pas l’art et la science de domestiquer (cf. Homère, L’Enquête), mais une offense aux enseignements de Jésus. Il est plutôt question d’une besogne barbare: «On élève à grand frais des bêtes féroces pour dévorer des hommes, que dis-je, on leur donne des maîtres pour aiguillonner leur cruauté, et on fait bien, car sans ces leçons, elles se montreraient peut-être moins barbares que l’homme. Parlerai-je ici de toutes les vanités popularisées par l’idolâtrie?» (Sur les spectacles, 5) Les bêtes féroces sont sans doute des fauves connus de la région. Cette domestication, dite par l’auteur vanité populaire, peut effectivement expliquer la disparition du lion de l’Atlas. Cette passion de domestiquer montre également tant d’aspects dans le rituel païen.

Dans le même sens, l’auteur chrétien critique la culture hippique en vogue, ce qui fait notamment la célébrité de l’Afrique. Le cheval berbère, devenu par anagramme dans un premier temps «barbe» et ensuite «arabe», peut beaucoup dire de la dénaturation des Africains. Le cheval, déjà énoncé par Hérodote dans l’Enquête comme un animal adoré par les nord-africains, est jugé négativement par Cyprien: «Qu’ils sont ridicules ces combats où on se, dispute pour des couleurs et pour des chars; où on se réjouit de la vélocité d’un cheval; où on gémit sur sa lenteur; où l’on compte ses années, les consuls sous lesquels il a brillé; où l’on explique sa généalogie en remontant jusqu’à ses ancêtres les plus éloignés! Comme tout cela est vain! Comme tout cela est honteux! retenir de mémoire toute la généalogie d’un cheval et la réciter sans broncher!» (Sur les spectacles, 5) La vénération du cheval y est attestée, ce que nous gardons encore dans la littérature orale. L’auteur y apporte un jugement strictement éthique.

3.- Description sociale de l’Afrique

Les lettres offrent au lecteur une image nette de la société africaine. Ils sous-entendent les événements politiques contemporains. Rappelons qu’entre 192 où Septime Sévère arrive au pouvoir et 313 date de l’édit de Milan qui confirme la liberté des cultes, il y a l’intermittence de troubles socio-politiques et de retour à l’autorité. En 212, si l’édit de Carcalla assure aux citoyens de tout l’Empire le droit de cité romane, le christianisme va renforcer davantage cette universalité des droits. Les hommes et les peuples se valent entre eux…

A propos de la pensée sociale de Cyprien, Benson note ses domaines de prédilection pour répandre la foi chrétienne: «‘The Charismate of Administrations’, ‘helps, governments’, - these are his fields.» (37) Cet Africain ne s’est-il alors inspiré du célèbre système de solidarité locale? Certes, l’auteur africain se soucie prou de comment administrer le christianisme au sein de la société païenne. Il condamne les vieilles cérémonies, mais en établit de nouvelles. Ainsi, le rôle social de l’Eglise est important à analyser dans son rapport à l’organisation des mêmes tribus: peut-il ce nouveau temple collaborer au développement des communautés?

Mu par des soucis purement moraux, Cyprien réservera beaucoup d’espace à cette question. Il commence par conseiller aux prêtres d’être un exemple à suivre: «beaucoup d’évêques qui devaient à leur peuple la double leçon de la parole et de l’exemple, négligeaient l’administration de leurs églises pour administrer les biens de la terre ; ils quittaient leurs chaires et leurs troupeaux, parcouraient des provinces étrangères et couraient de marché en marché pour se livrer à un trafic illicite; insensibles aux besoins des pauvres, ils voulaient de l’argent en abondance; ils augmentaient leurs fonds par l’adresse et la fraude ; ils multipliaient leur capital par l’usure.» (Des tombés) En outre, il conçoit la transformation de la société par la mise en application d’une solidarité populaire, unissant pouvoir et richesse. Le bénévolat est révolutionnaire. L’entraide, connue comme «tawiza», en temps de difficultés ou de contrainte, qui se trouve animée par toutes les classes et les tribus, va être greffée dans le système catholique, précisément dans la christianisation ou la défense du christianisme.

Une forme de cette organisation sociale est l’institution caritative qui a une grande influence pour répandre le christianisme en Afrique. Ce continent misérable a de tous les temps reçu tous les dogmes à cause de sa faim, sa maladie, sa nudité… cela continue encore. «L’aumône est le plus grand de nos devoirs envers Dieu; elle soulage la faiblesse et honore la fortune. Aidé par elle, le chrétien s’enrichit de la grâce divine ; il fléchit la colère du souverain Juge ; il compte Dieu parmi ses débiteurs.» (Des bonnes œuvres et de l’aumône, 3) L’établissement caritatif assure la continuité de la religion. Cyprien excelle à démontrer que la solidarité matérielle est la seule garantie. Dans la lettre (7) la solidarité existante envers les démunis est explicitée: «Que les veuves, les infirmes et tous les pauvres soient, je vous en prie, l'objet de vos soins affectifs. Même aux voyageurs, s'il en est qui soient dans le besoin, fournissez de l'argent sur les fonds qui m’appartiennent (...) Dans la pensée que ces fonds ont peut être été déjà distribués tout entiers, j'envoie (...) une autre somme, afin que l’on puisse plus abondamment et plus promptement faire la charité à ceux qui sont dans le besoin.» L’auteur lui-même dissipe sa fortune pour la gloire du christianisme. Les fidèles africains déboursent tout pour préserver la cohésion des chrétiens: les captifs pour la cause chrétienne, les misérables, les veuves, les orphelins, les handicapés sont soutenus matériellement pour «rester chrétiens». A la gestion des affaires de la tribu, les païens vont la doubler par quelques formes de la direction de la communauté chrétienne. L’harmonie entre ces diverses formes est recherché par l’auteur chrétien. Le troisième siècle témoigne de la participation des païens aux festivités et à l’organisation des services desservis par l’Eglise.

A l’Eglise qui s’implante rapidement, pour ne pas dire violemment, en Afrique, le respect de l’esprit chrétien s’avère difficile. C’est pourquoi les philosophes chrétiens africains vont voir l'Église, non pas comme la collection des évêques ou la prolifération des lieux de culte, mais plutôt comme l’approximation de l'Esprit. A l’instar de la multiplication des évêchés, le nombre des martyrs sera aussi important. Le catholicisme bute sur l’héritage païen durant des siècles. Par exemple, les rites d’enterrement vont demeurer fixés par la culture amazighe: le corps est lavé, embaumé, arrosé d’encens, parfumé, habillé… Les visites sont fréquentes pour aller manger tout près du disparu (agapes funéraires) comme s’il prenait part à ce repas, et verser une libation de vin. Le vin sera remplacé par de l’eau…

Dans la lettre (2), rappelons-le, il condamne un acteur hébergé chez un chrétien (le destinataire frère Eugratius), il le nomme tout d’abord histrion et définit son art et profession par «métier honteux», «profession infâme». Ce dernier pervertit l’enfance: il prend «les vêtements de femmes» et reproduit «les gestes mêmes des débauchés et des efféminés». Les vêtements, aux yeux de l’auteur chrétien, montrent la pureté du croyant. Une série de questions se pose alors: comment refuser l’aide aux non croyants? A la coutume que fait-il opposer? Cyprien écrit à Jubianus: «c'est bien en vain que certains qui sont battus par les armes de la raison nous opposent la coutume, comme si la coutume pouvait prévaloir sur la vérité, ou comme si l'on ne devait pas dans les choses spirituelles s'attacher à ce que le Saint Esprit a recommandé.» (Lettre 73) L’auteur méprise la coutume au nom de la «vérité» chrétienne.

La description des siens est, en général, menée par un regard aliéné, imbu d’un christianisme total. L’auteur expose, en plus des coutumes, les détails sur la vie quotidienne des petites gens. A propos de l’accoutrement des africains, il dira: «Les hommes teignaient leur barbe ; les femmes fardaient leur visage. On couvrait de couleurs étrangères ses yeux et sa chevelure, et par là on dénaturait l’œuvre de Dieu. Que de fraudes pour tromper les âmes simples! que d’inventions pour entraîner ses frères dans le piège ! On s’alliait, par le mariage, avec des infidèles: on prostituait à des idolâtres les membres du Christ.» (De la vanité des idoles) Se teindre la barbe, porter du fard et des parures appartiennent à une série de rapports au corps. Le quotidien, les parures et les festivités sont des inventions contre l’esprit chrétien suprême. Il va jusqu’à citer «Apocalypse II» pour avancer: «vous détestez les cheveux blancs, vous repoussez la couleur qui est celle de la tête du Seigneur.» (De la Conduite des vierges) Une telle description physique de la Divinité est intéressante à analyser… mais satisfaisons-nous de ce qu’il dit de l’humain, des siens et des manifestations socioculturelles.

Aux yeux de Cyprien, le rituel païen est à remettre en question, voire à bannir. Ce culte est partout, innovant dans ses libations et offrandes: «Il a créé l’encens, le vin, le feu: doit-on s’en servir pour sacrifier aux idoles? parce que les troupeaux abondent dans vos champs, devez-vous offrir des victimes aux faux dieux?» (De la Conduite des vierges) Qu’est-il du culte des divinités agraires? Autrement dit, les nord-africains usent de l’encens, du vin, du feu et des moutons pour célébrer leurs dieux locaux. Ce culte est aussi accompagné de jeux, représentations et cérémonies célébrés à des dates fixes. Ce rituel persiste en changeant de contenu, et au chrétien d’y voir une ingratitude autochtone.

Au fond pourquoi Cyprien refuse-t-il la vénération des dieux-rois (locaux) si l’intention de cette religion est d’offrir au prieur la félicité éternelle? Le christianisme se hisse interdit du paganisme, certes. Mais, en outre, rappelons qu’une telle adoration renforce la fraternité entre les Imazighen, et ils prennent ainsi conscience de leur identité, et de ses origines profondes.

4.- Les femmes africaines

A l’image de femme émancipée et active au sein de la société, Cyprien entend lui contraster une autre image, celle qu’il importe du continent catholique: femme sujette, obnubilée par le péché originel. Elle est l’adjuvent du diable dans la pensée de Cyprien: «La femme est l’instrument qu’emploie le diable pour posséder nos âmes.» Cette indication tend à inverser ce qui existe, la réalité des choses…

La lettre (4) discute longuement la chasteté féminine. Ce sont bien les sages-femmes qui examinent une jeune fille pour voir si elle est vierge ou non. Cette tradition faut-il la rapprocher des rites africains ou bien de la culture chrétienne naissante? Il n’existe pas de femme vertueuse, pécheresses qu’elles sont par nature. Cyprien dira: «elle pourra avoir par ailleurs, péché contre la chasteté sans qu'aucun contrôle soit possible. Mais déjà le fait seul de partager la même couche, de s'embrasser, de tenir des conversations, de se baiser, et de dormir à deux dans le même lit, quelle honte, et quelle faute !» La chasteté est une kyrielle d’interdictions, de restrictions et de sanctions. Plus le nombre des hommes purs augmente, plus l’Eglise fleurit. Et les vierges, de par leur nombre, peuvent faire d’une ville un espace vertueux ou pécheur. Par ailleurs, la clôture De la Conduite des vierges précise cette conception de la virginité: «La seule chose que je vous demande c’est de vous souvenir de moi quand vous recevrez la récompense de votre virginité.» (De la Conduite des vierges) Peut-être s’y adresse-t-il à sa fille, lui qu’on dit «sans femme», ou bien à une sœur «chrétienne»... De quelle récompense s’agit-il au fait?

Selon l’auteur, une femme mariée tend à quérir l’amour de son mari, et non celui de Dieu. Cela est en soi une faute grave. Il ajoutera afin de bien esquisser le portrait des femmes pécheresses: «Que dire, de celles qui fréquentent les bains publics? qui exposent aux regards des curieux des corps voués à la pudeur? en se mêlant ainsi aux hommes, ne fournissent-elles pas au vice un coupable aliment? n’allument-elles pas des désirs impurs à qui elles ont l’air de s’offrir en pâture?» (De la Conduite des vierges) De cette scène de bain qui est une habitude immorale, ne peut-on parler de la peur «de l’autre sexe» extrême chez l’auteur?

L’auteur apparaît catégorique: il est formellement interdit aux femmes de porter des parures et des bijoux. Cette interdiction concerne même les femmes riches: «il est des femmes riches qui font parade de leur fortune et disent qu’elles doivent en user.» (De la Conduite des vierges) Le luxe détourne le croyant de la foi, il emmène à la corruption: «Ce sont là les inventions des anges apostats, lorsque, précipités sur la terre, ils perdirent leur céleste vigueur. Ce sont eux qui ont enseigné l’art funeste et corrupteur d’étendre sur les paupières une couleur noire, de donner aux joues un éclat menteur, de changer la couleur des cheveux, d’enlever au visage et à la tête tout ce qu’ils ont de naturel et de vrai. (…) je m’adresse non seulement aux vierges, mais aux veuves et aux femmes mariées, et je leur dis qu’elles ne doivent jamais altérer l’oeuvre divine avec ces fards, ces couleurs empruntées, ces compositions en un mot qui n’ont d’autre effet que de corrompre la nature.» (De la Conduite des vierges) Il précise d’une part les parties du corps «maquillées»: les paupières, les joues, les cheveux… et de l’autre les catégories de femmes qui sont concernées par cette interdiction du luxe.

En conclusion…

Bien que la foi de Cyprien se définisse comme irréductible: «Car, s’il n’y a qu'une foi pour nous et pour les hérétiques, il peut n’y avoir aussi qu'une grâce.» (Lettre 73), il peut fonder l’unité et l’unicité de la foi sur la terre africaine, bien avant Rome. A travers les lettres, l’image récurrente de Cyprien est uniforme: l’auteur chrétien est le centre des douleurs de l’homme: «Dans mon cœur retentissent les souffrances de chacun». (Les Tombés) Il se voit également concerné par les affaires de son clergé: «Je ne saurais garder plus longtemps le silence sans exposer le peuple et nous-mêmes à l’indignation de Dieu. (...) Je souffrirais l’injure que reçoit l’épiscopat ! (…) Ceux qui ne savent pas bien les écritures ne seront pas si coupables ; mais ceux-là le seront grièvement, qui président et qui n’avertissent point les autres.» (38) Il parle indistinctement de l’individu et de la communauté, en faisant du christianisme sa pensée totalisante. Dans ses écrits apparaît alors le christianisme comme une efficiente forme exogène de domination de l’Africain, capable de générer et d’investir l’espace d’autres identités. La persécution romaine ou païenne consolide l’Eglise, la foi du croyant et la personnalité de l’auteur… Il n’en demeure pas moins que si Cyprien avait vécu une vingtaine années de plus et avec les conflits politico-religieux où le catholique romain remplace parfaitement l’impérial romain, il aurait été hérétique. Il embrasserait le même parcours intellectuel que son compatriote Tertullien.

Enfin, à l’initiation au christianisme doit s’adjoindre chez Cyprien la mise en pratique pour la première fois en Afrique d’une religion totalisante où l’auteur se montre conscient de la force et de la richesse des mots, des phrases et des propos: «Les paroles que nous commentons peuvent être prises dans un autre sens; le voici.» (De l’oraison dominicale) Il excelle ainsi, soucieux qu’il est de l’art de communiquer, aux côtés des autres apologistes amazighs (Minucius Felix, Arnobe, Lactance et Tertullien), à refonder Cyprien cette littérature de combat au ton éloquent, dans une double visée: défense et propagation de la nouvelle religion.

 
 

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