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CORIPPE ET L’ÉLOGE DE L’ERREUR

Par: Hassan Banhakeia (Université de Nador)

 

«Car ce peuple est lâche.» (Chant II)

«La destinée cruelle qui me poursuit devait donc me conduire sur cette terre de Libye qui m’est étrangère, après avoir suivi sur terre et sur mer la fortune guerrière de mon époux! Pourquoi ne me suis-je pas jetée dans la mêlée? Infortunés, nous eussions été ensemble enfermés dans la tombe, et la terre entr’ouverte nous eût reçus tous deux. J’aurais serré sa chère poitrine de mes mains entrelacées, et je serais descendue dans le tombeau en tenant dans mes bras le corps de mon époux. (…) Hélas! malheureux, tu reposes enseveli dans une terre lointaine, toi la terreur des barbares! C’est ton courage qui t’a poussé à mourir. Pourquoi as-tu voulu revenir seul sur tes pas alors que tes soldats fuyaient, et poursuivre ces hordes innombrables, trop confiant, hélas! en toi-même?» (Chant VI)

Faut-il croire les faits du chef-d’œuvre la Johannide à propos de l’amazighité négative? L’écrivain Corippe conçoit ce poème épique justement dans le but de louer les Byzantins et leur Reconquête de l’Afrique, en la personne du général Jean Troglita. Faut-il alors croire le «réalisme» de ses vers ou les déconstruire autrement? L’œuvre, écrite en latin, se fait selon la Vision des Chrétiens et des Byzantins, et à la réception de revoir ces «faits» indigènes. Lors de la description «récurrente» du champ de bataille, l’auteur revalorise les troupes romaines dont le soldat a «une sagesse supérieure (…) dans son vaillant cœur». (Chant IV) et ne se lasse pas de déprécier les Autochtones… Cette différenciation est valable à travers tout le récit, engendrant un Occident revalorisé et une Afrique dévalorisée. Expression de souvenirs belliqueux, ces chants révèlent les fonds «obscurs» d’une mémoire collective en crise, d’une interculturalité bouillonnante, et ils forment précisément ces aires de contact déséquilibrant entre les espaces du Sud et du Nord de la Méditerranée.

A la base de cette pléthore de préjugés autour de la culture, l’histoire, la religion des peuples se trouve une taxinomie «raciale». Par exemple, les noms autochtones, premiers signes de l’identité, sont infiniment insérés dans ces hexamètres, rapprochés d’adjectifs dépréciatifs sous forme de classification. La race africaine est destinée à demeurer farouche, et à engendrer des êtres de basse «qualité». Il revient à la civilisation occidentale de se doter de patience et de prudence dans leur conquête, de les dompter, de les rééduquer et de les civiliser… C’est là le propos de tout projet «impérial», rappelé explicitement dans la quasi-totalité de la littérature «coloniale». Par quelles formes le poète peut-il mettre en scène une telle idéologie? Par ailleurs, peut-être à cause de sa foi chrétienne «menacée», de son statut «en péril» de fonctionnaire impérial, ne tend-il pas à retracer objectivement, à la manière d’un historien, la réalité nord-africaine?

I.- CORIPPE, CE NORD-AFRICAIN

Flavius Cresconius Corippe est connu pour être l’auteur de deux écrits: la Johannide ou les guerres de Lybie et De Laubibus Justini. Comment peut-il décrier le propre tout en faisant l’éloge des Conquérants? Est-il, tout d’abord, un auteur nord-africain? Il y a toujours du doute à propos des origines de cet enseignant de lettres. Il est scriniarius sous le commandement d’Anastasius, trésorier de Justinien I. Il est alors contemporain au règne de Justinien (527-565), «le grand Justinien, le souverain de l’Orient, le maitre puissant de l’Occident, la gloire de l’Empire romain» (VI), qui va «pacifier» ou sécuriser les territoires africains.

Ce chef d’œuvre traite des guerres d’Afrique, et cela nous laisse penser qu’il est Lybien (actuellement tunisien). L’histoire qu’il offre à la postérité est bien cette bataille infinie de Justinien 1er (483-565) contre les Libyens entre 546 et 548, ignorant relativement la précision historique. Et l’auteur de dire: «nos vers en sauveront de l’oubli quelques-uns, guerriers illustres que désignèrent à tous les témoignages de l’ennemi.» (VIII) Bien que ses écrits dénigrent l’amazighité, les œuvres historiques occidentales l’identifient comme Amazigh, né sur les terres nord-africaines. Cette haine des Imazighen s’expliquerait, fort probablement, par le fait qu’il a perdu ses biens durant les guerres contre les Maures et les Vandales.

En général, nous ne savons de la personne l’auteur que ce que contiennent ces chants épiques: par déconstruction ses portraits intellectuel et psychologique sont possibles à dresser. De sa vie, nous savons également qu’il émigre entre les cités méditerranéennes à la recherche du savoir et de la fortune. Il a pour poètes modèles Virgile, Lucain et Claudien. En s’installant à Byzance, il occupe un haut poste dans la chancellerie impériale. Des circonstances de sa mort, la postérité ne dit rien.

1.- ŒUVRE DE L’ERREUR

Composée de quatre livres, De Laubibus Justini est panégyrique, écrite entre 566 et 567. Les vers sont au nombre de 5000 répartis en huit chants, et le huitième n’est pas achevé. Le texte est préfacé par Anastasius, le chef du poète. Le long poème est une sorte d’éloge inégalable des débuts du règne de Justinien II dont le couronnement est le 13 novembre 565, après un règne long de Justinien (527-565). Cette louange versifiée est écrite après son arrivée à Constantinople. Le poète y narre également la mort de Justinien I. Cette dimension laudative est également une constante dans le récit historique, comme discours assumé par un Nord-Africain qui écrit dans la langue de l’Occupant.

Corippe écrit l’épopée-fleuve, la Johannide, durant les années 549-550, retraçant les victoires du magister militum sur les Maures. Ce texte poétique est dédié aux nobles de Carthage, célébrant les exploits du commandant byzantin, Jean (John), d’où le titre: la Johannide. Ce lieutenant de l’empereur mène une campagne féroce contre les tribus nord-africaines. Le narrateur apparait non seulement un témoin omniscient et ubiquitaire de ces guerres de résistance amazighe, mais surtout un poète fantasque. Cette épopée se divise en huit chants, s’inspirant de l’Enéide (notamment les livres II et III). L’auteur s’adresse à des Byzantins, à des «Afri» (Imazighen romanisés) et à d’autres Imazighen plus ou moins aliénés: il n’y a pas lieu à la discorde ou à la dialectique. Le héros romain est un Jean dont l’ardeur et l’intelligence sont infinies, épaulé par un Récinaire patient et avisé, et d’autres héros romains.

Dédié au roi byzantin, le texte ne narre pas seulement les guerres de Lybie, mais expose l’allégeance de l’Occident: «Et toi, Justinien, assis au milieu d’elles sur un trône élevé, sois fier de tes triomphes et, vainqueur, dicte tes lois aux tyrans abattus. Car tes pieds augustes sont posés sur les rois et les princes couverts de pourpre se soumettent sans murmure au joug de Rome; les ennemis vaincus sont abattus à tes pieds; des liens rigoureux enchaînent les barbares; des nœuds étroits retiennent leurs mains attachées derrière le dos, et leur cou rebelle est meurtri par les chaines qui les chargent.» (I) L’opposition maître-esclave est manifeste, voire précisée: les Romains demeurent les maîtres, et à leur tête se trouve l’Empereur. Et c’est dans cette logique qu’entre la pensée de Corippe.

Bien que cette œuvre se réduise à la communication laudative avec le pouvoir, il y a de l’imprécision: ni les lieux ni les dates ne sont avérés. Peut-être faut-il l’expliquer par le genre même du texte: la poésie. Cette imprécision n’est-elle pas motivée par la volonté de ne pas se rappeler des moments difficiles de l’Empire? Certes, «on prend conscience de l’effort de documentation effectué par Corippe et de l’habileté qu’il manifeste lorsqu’il s’agit de déformer un événement qui gêne son propos». Un souci constant de la réception «auguste» pourrait être l’unique explication.

2.- HISTOIRE COMPOSEE POUR L’OCCIDENT

Rappelons ce qui est antérieur à l’expédition de Jean Troglita. A la mort de Théodose 1er, en 395, l’Empire romain est divisé entre les deux héritiers en deux Etats: l’Oriental pour Arcadius ayant pour capitale Byzance (Constantinople), et à Honorius l’Occidental, empire qui va disparaître en 476. Les troubles commencent pour Rome du fait que les peuples dominés recherchent l’indépendance.

Les Imazighen se soulèvent contre la tyrannie du roi Hilderic, unis sous la bannière du chef Antalas. Le roi vandale est détrôné, remplacé par Gélimer. L’empereur byzantin Justinien n’accepte pas le changement de gouverneur, et comme représailles envoie le général Bélisaire à la tête d’un régiment, «le grand Bélisaire à la tête de ses faibles troupes mit l’ennemi en déroute.» (II) Une grande partie de l’Afrique du nord, Tripolitaine, Carthage et Constantine, se retrouve assujettie à Byzance. Solomon remplace Bélisaire dans le gouvernement du pays en 534. Les chefs insurgés autochtones, Iaudas (Aurès) et le transfuge Stotzias sont vaincus. Solomon use des mercenaires amazighs pour combattre les Insurgés africains. (II) La pacification du pays va être accompagnée d’une grande prospérité, aux dires de Corippe.

Nonobstant, cette paix s’avère fragile: les Romains sont destinés à s’affronter aux tribus ‘farouches’. (I) Ces affrontements vont être longs:

- Voulant venger son frère, Antalas mène en 529 une révolte contre les Byzantins ;

-Gouverneur de l’Afrique entre 534 et 536, ensuite renommé en 539, Solomon réorganise l’armée et construit forteresses pour parer à la menace croissante des tribus locales ;

-En 543, une peste terrible ravage l’Afrique du nord ; 

-Trahi par le chef numide Guntarith, Solomon est tué lors d’une campagne contre Antalas à Theveste en 544 malgré la fidélité de Cusina, un chef militaire Maure ;

-Les tribus de Byzacène sont sous les ordres d’Antalas, celles de la Tripolitaine sous les ordres de Ierna, et celles de la Numidie méridionale sous les ordres de Iaudas. -Elles s’insurgent contre les derniers rois vandales et sous les Byzantins (Chants II, III) (546) ;

- Le souverain byzantin envoie le général Jean Troglita, ancien lieutenant de Solomon, connu pour sa fidélité à défendre ses intérêts en cette «Libye accablée» (I). Il lui dit: «Va, et promptement monte sur les navires élevés, avec ta valeur habituelle mets un terme aux maux des Africains, que les troupes rebelles des Laguantes succombent accablées par tes armes. Contrains l’ennemi vaincu par ton courage à fléchir le cou devant nous. Observe les lois de nos pères: soulage les peuples abattus, accable les rebelles. La pitié nous commande d’épargner les vaincus et la vertu d’abattre les peuples superbes.» (I)

- Il part à bord de navires «remplis de soldats, de vivres et d’arme» (I).

-Les chefs amazighs Ifisdaias et Cusina sont de fidèles militaires au service de l’armée byzantine.

-Plusieurs Etats amazighs sont nés: les Ifuraces (Banou Ifren), les Maghraouas, les Awrabas et les Djrawa.

-Jean Troglita mène des campagnes contre les Insurgés (chants IV, V, VI, VII, VIII) remportant des victoires sur Antalas en 548:»Les Romains rapportent les étendards anciens de Solomon et ceux qu’ils ont pris à Ierna. Dans un horrible massacre, les barbares tombent dans toutes les plaines; ils succombent à travers les vallées et les rochers.» (IV) L’armée romaine met en déroute les Maures, vengeant la vieille défaite de Solomon La mémoire romaine est vindicative.

-Hadrumète (Justinianpolis) est occupée par les Maures: il y a une fausse lettre qui va mener la population à sortir la garnison, et à tomber dans un guet-apens ;

-Hadrumète va être ensuite libérée des Maures ;

-Souffrant de la division de l’armée byzantine, Jean Troglita est vaincu par le chef amazigh Carcasan, tué en pleine bataille à Gallica ;

-Antalas conquiert age, et c’est probablement lors de cette conquête que le chef amazigh perd la vie. 

Ce sont là des événements essentiels pour mettre l’épopée dans son cadre général. Le pays est agité à cause des tribus nationalistes. Non seulement ces agitations «politiques» d’un Empire agonisant avide de reconquêtes mettent les pays nord-africains dans des bouleversements fatals, mais laissent entrevoir différents points obscurs de l’histoire.

3.- DES POINTS OBSCURS DE L’ERREUR

Si toute production panégyrique est une œuvre à relire dans ses moindres détails, remaniant le fait, déformant la «vérité» historique, faut-il encore croire Corippe dans sa description des «erreurs» propres aux tribus farouches? Certes, les informations sur la culture de l’Autre (ennemi) y sont uniformément rapportées dans une vision péjorative, mais s’agissant de ses concitoyens, l’auteur nord-africain peut-il alors «s’en expliquer»? Quels portraits historiques offre-t-il à la postérité? Il va jusqu’à les classer, ayant en vue les goûts et les convictions de la réception ciblée, faisant de son œuvre un témoignage plus romain que le même Procope.

La récurrence des préjugés prédomine dans l’épopée: Si l’Amazigh apparaît rusé et perfide, et le Barbare destructeur et persécuteur sur les terres africaines, le Romain, quant à lui, est de nature généreux et brave en menant sa Recolonisation. De même, ces Berbères sont des sauvages ; ils ne sont là que pour faire la guerre à cause de leur «furor bellicus». Ils font de bons mercenaires, «chefs et barbares (…) restés fidèles à Rome dès le commencement du combat.» (VI), mais de mauvais patriotes si leur force va dans le sens de la résistance, la défense de ses propres droits. Leurs cultes locaux sont non seulement présentés dans leur opposition aux cultes romains, mais mis en dérision: les dieux locaux profanés. Une troisième force intervient, le dieu chrétien qui a pourtant pitié des pauvres africains: «miseras salvare animas» (I). Précisément, à ce combat entre les humains et les armées, il y a un combat entre le Christ et les dieux païens. (VII) et au poète d’implorer Dieu en vue de maudire l’Afrique et les Africains.

Plusieurs éléments sont incompréhensibles dans ce manuel d’histoire. Il y a en fait deux batailles, une faisant partie de l’histoire comme récit d’une guerre entre Imazighen et Romains, et une autre, plus importante, entre l’Occident amené à historier et une Afrique vouée au silence. Et aux Africains d’accepter une telle vision de dénigrement. A travers les chapitres de la guerre infinie, si l’armée byzantine est pleurée, louée, béatifiée, adorée… les guerriers nord-africains sont détestés, nullement sujets de compassion, décrits dans des états macabres.

En effet, la voix du poète est celle d’un auteur qui se délecte à prendre sa revanche sur les ennemis: «Le roi Ierna succombe au milieu d’un monceau de cadavres. Ce roi farouche des Marmarides, autrefois si fier, gît étendu sur le sol, percé de coups et dépouillé de ses armes.» (IV) Le ton est certes vindicatif chez l’historien, mais cache la grandeur «inavouée» de ces patriotes. A cette rancune envers les nationalistes s’oppose une foi étrange nourrie envers les Occupants.

La foi de Jean est mise en évidence, aérant les scènes de massacre. Cela étonne le lecteur, partagé constamment entre des scènes de piété et de tuerie. Comment expliquer la nature d’une telle foi chez un combattant cruel? Par exemple, Jean pleure lors de ces combats, obnubilé par les voix divines: «Affligé, il invoque en suppliant le secours du Très-Haut pour l’armée latine. (…) Le prêtre auguste, sur l’autel qu’il couvre d’offrandes, offre un sacrifice à l’intention des Latins et inonde les autels de larmes abondantes. Alors, avec de douces prières, il bénit le général en témoignage de respect, et rend au Christ l’hommage qui lui est dû. Le sacrifice fut agréable au Maître du Ciel ; il sanctifia et purifia tout à la fois l’armée latine.» (VIII) Il est un pieux tout à fait particulier, et à l’auteur de multiplier les références à son christianisme pur. Par extension, les armées latines suivent l’exemple du général, face à une église «douce» et bénite.

L’autre point obscur de la Johannide est bien la description hyperbolique du massacre des ennemis. Le cynisme de l’auteur est prédominant. Corps déchiquetés, sang déversé abondamment, des êtres décapités… sont de ces scènes qui pullulent dans le texte. Défaits et désarmés, les autochtones se réfugient dans les bois, les montagnes et les grottes. Partout il y a l’éclatement d’un génocide «Ses champs se sont engraissés de sang, ils sont couverts d’ossements blanchis et la charrue heurte des crânes arrachés aux épaules et des troncs épars sur le gazon.» (II) Les dégâts sont innombrables. Dans le chant V, l’auteur se plaît à faire des descriptions «macabres» des Nord-africains tués par les troupes de Jean: «Les épées tièdes sont rougies par le sang des Massyles.» (VIII), et un peu plus loin nous lisons: «Les armes des soldats sont échauffées par le sang; les épées des Romains sont inondées du sang des Maures.» (VIII) Le massacre est général: «En foule succombent les soldats obscurs des Marmarides.» (VIII)… En bref, le génocide est rapporté dans tous les passages comme un bienfait, une cure pour l’Empire.

En outre, le héros romain ne connaît pas d’avilissement: il ne supplie pas les ennemis et «s’enterre» tout seul sur le sol libyen! «La fortune par une de ses faveurs l’avait arraché aux mains de l’ennemi, ne voulant pas que le héros désarmé et dans une attitude humiliée suppliât le vainqueur; elle lui donne un tombeau afin que son corps dépouillé ne restât point gisant dans les sables de Libye.» (V) La dépouille d’un Maître ne peut gésir sur le sol: elle a le droit au Paradis, et ne peut rester dans l’espace où errent les âmes sans sépulture...

Ces points obscurs font partie d’un inconscient qui détermine la vision du monde nord-africain. L’auteur esquisse le récit d’une guerre interculturelle, mettant en pied une histoire latine qui refait l’Afrique.

II.- JEAN ET LA RECONQUETE

La guerre de reconquête est nécessaire car perdre le paradis est un désastre pour le colonisateur. D’après ce poème «historique», l’Occident ne peut oublier la défaite de Solomon, et à Jean de réaliser la reconquête ou la vengeance. Le Romain est habitué aux biens nord-africains. Le poète le répète: «La Libye regorge de biens.» (II) Les terres nord-africaines sont abondantes, «blondes moissons», en blé, vin, olives… et au militaire de butiner une fortune. Cette convoitise va être constamment reproduite à travers l’histoire. Ce doit être là, la motivation de Jean: rétablir la colonisation de ces pays cossus.

Grâce à la Johannide, Jean est un nom que la postérité ne peut oublier. «Son nom survivra glorieux et restera dans la mémoire des hommes aussi longtemps que nos descendants dans les siècles futurs liront le récit de ces guerres cruelles.» (VIII) Patriote, il ne cesse d’exhorter ses soldats au combat pour la sauvegarde de l’honneur et de la gloire de Rome. (IV)

A l’auteur de préciser le portrait de bravoure de Jean: «Le redoutable Jean, témoin de la résistance de l’ennemi, se précipite au milieu de la mêlée et massacre de son glaive meurtrier les bataillons des rebelles, comme un moissonneur prudent» (VIII) Ce poème panégyrique fait de Jean un grand de l’histoire byzantine, lui qui est fort connu pour ses combats contre Perses et Imazighen. Le terrible Labbas ne peut rien que déclarer sa soumission totale envers Jean, au moment même de vouloir le tuer…

Le général s’affronte impitoyablement à des soldats déserteurs guidés par Stutias, et il blesse d’une flèche le chef traître. (IV) Il tue les grands chefs autochtones: Laumasas, Guarsutias, Manzerazen, Iarlas, Mazana, Gardius, Cullan, Altilemas, Alacanzas, Esputredan, Tamatonius, Jugurtha, Tursus, Flaccus Cernisate, Dercus, Grachus, Menisas, Cutis, Camalus… (VIII). Un autre groupe de victimes est cité: Ifnaten, Mirmidonis, Tameneus, Somascus, Palmis, Calamène, Ancus, Mantus, Mastumas Salpis Antiseras, Caggun, Tonin, Altifatan, Anestis, Autufadin, Ontisiris, Canapis, Tubias…(VIII) La liste est infinie.

Quant à son intime lieutenant, Recinaire, il massacre Urtane, Meilas, Alantas, Sacomas, Afun, Nicandre, Sucer, Tanadus, Erancus, Tinudus, Eniptes…(VIII) De même, Putzintulus massacre les chefs Imatas, Nifaten, Momon, Irtis et Amans. (VIII) Les autres chefs byzantins massacrent infiniment les vils autochtones.

A ce propos, l’auteur use de l’ekphrasis pour exposer en détail un fait. Il y a lieu à croire que ces passages sont enchâssés dans le récit. Il compare le général en chef à un taureau au moment d’attaquer les ennemis. «Ainsi le taureau dirige avec attention ses regards vigilants vers les cornes de son rival et examine par quel côté il pourra attaquer et blesser son ennemi; il se jette à droite, menace à gauche son adversaire ; des coups multipliés de ses cornes il redouble les blessures, et la tête frappe l’endroit que l’œil a désigné. Ainsi le général, après avoir équilibré ses forces, donne à l’armée l’ordre de marcher au combat.» (IV) Il y a alors des productions iconographiques dans le texte, et après une telle scène de tauromachie, Corippe insiste sur la dimension sonore de la bataille où «orgues, cithares et lyres» obéissent à la composition du maître d’orchestre.

Après le refus d’Antalas de l’offre de la paix de Byzance, Jean parle en psychologue. Il sait analyser les situations difficiles: «Notre camp est entouré des Maures. C’est par le courage, c’est l’épée à la main que nous devons acheter notre salut! Les barbares qui combattent à nos côtés, en qui vous voyez des amis et que vous croyez soumis, nous observent en ce moment. Si le Romain est vainqueur, ils se font ses esclaves, ils adorent sa puissance; seuls le succès et la terreur imprimée dans leur esprit nous assurent de leur fidélité. Eh bien! debout, soldats! La victoire aura pour effet d’anéantir ces deux ennemis. Les uns succomberont sous vos coups, votre valeur jettera l’épouvante chez les autres.» (IV) Le général est conscient que la situation est délicate: la méfiance vis-à-vis des mercenaires doit prévaloir. Ils peuvent changer de bord. C’est pourquoi, ces soldats de service sont à ménager avec force.

Bravant la soif et la faim, le général ne se lasse pas à persécuter les Imazighen épouvantés, même dans les tréfonds du désert. (V) Les troupes des Marmarides ont peur, se cachant derrière les chameaux. Elles se replient et s’enfuient… (V) Il sait alors élaborer les victoires. Seulement, toute victoire est préconçue par le Destin: «Les destins l’avaient condamnée. Telle était ta volonté, Père auguste: tu voulais punir les peuples coupables de la Libye. Leurs fautes ont été la cause d’un si grand désastre: le général en fut innocent.» (V) Ainsi Jean est-il un élu, non responsable de toute destruction «barbare». La grande Rome est, en général, sous la bénédiction divine, et les Nord-africains des damnés par Jésus. Jean est alors un militaire à «béatifier» …

Paradoxalement, pour exhorter ses troupes vaincues, le général parle de butins: «Le butin que vous croyez avec douleur avoir été la proie des barbares vous restera tout entier et s’accroitra même. Ces ennemis enfin que vous voyez enorgueillis par une faible victoire apprendront par une dure leçon ce que peuvent les armes et le courage des Romains. Alors vous aurez la joie de posséder à la fois ce butin qui vous appartient et celui que vous aurez conquis sur les Maures grâce à votre courage.» (VI) L’appétit byzantin est autant manifeste qu’insatiable. La convoitise est toujours là comme vérité initiale de toute conquête… Comment est-il possible de qualifier les tribus de perfides et de farouches quand elles résistent à la rapine? Lorsque les prisonniers nord-africains lui révèlent leur «résistance» à accepter la soumission, Jean ne fait que les insulter avant de les exécuter.

De même, le général apparaît un connaisseur fini des habitudes militaires des Imazighen. Ses propos sont similaires à ceux qui ont été développés depuis les premiers Conquérants de l’Afrique. «Voici les ruses dont se sert le Maure pour combattre: il effraie l’ennemi qu’il surprend par une attaque prompte et inattendue et tandis qu’il hésite, il le presse, sûr du nombre, de l’avantage des lieux et confiant dans ses chevaux dociles. Puis par ruse il envoie en avant quelques rares combattants chargés d’attirer l’ennemi dans la plaine et qui, fuyant à sa vue, l’entrainent hors des retranchements. (…) Pour vous, montrez les qualités qui conviennent à des chefs; à la fois prudents, énergiques, redoutables, déployez à l’envi toute votre vigueur dans les hasards de la guerre. Que ce soit là votre application. Rangez l’armée par escadrons et que chaque manipule en ordre de bataille s’avance autour de l’étendard.» (I) Derrière ces tactiques de guerre «barbare» apparaissent tant de chefs nord-africains de l’histoire moderne où l’intelligence est vue comme perfidie. Si le patriotisme est remplacé par la ruse, et la résistance par la perfidie, tout sera permis pour les Envahisseurs. C’est bien cela que l’historien tente d’expliquer dans la langue latine aux lecteurs latins…

III.- AVILISSEMENT DE LA CULTURE NORD-AFRICAINE

(Asuivre)

*****

NOTES:

(1) Pour les historiens, ces chants renferment des renseignements importants sur les Imazighen. Ils vont servir, par exemple à Gsell, pour ses recherches sur l’Afrique amazighe

(2) Dureau de la Malle, L’Algérie, histoire des guerres des Romains, des Byzantins et des Vandales, manuel algérien, Firmin Didot frères, 1852.

«quelle prudente circonspection, quelle patience persévérante la république romaine crut devoir employer dans la conquête, l’occupation et la colonisation de la Numidie et de la Maurétanie» (pp.IV-V)

(3) Corippe, Eloge de l’Empereur Justin II.

(4) Jean Alix, «Introduction», in Corippe, La Johannide, tome VII, Secrétariat général de l’Institut de Carthage, Tunis, 1900.

«Sans doute, Corippe a prétendu faire œuvre de poète et nous ne devrons pas nous attendre à trouver chez lui une narration documentée et minutieuse des événements. Ainsi, il lui arrive souvent de négliger les détails topographiques, sa chronologie est peu nette, il fait rarement un dénombrement exact des forces en présence, la position des champs de bataille est souvent indiquée assez sommairement: il se contente de formules vagues et d’à-peu-près poétiques. Lorsqu’il s’agit de l’explication des événements, de l’indication des causes qui les ont préparés, il se borne à nous donner des raisons vagues, il ne voit partout que l’action de la fortune»

(5) Selon Corippe, Justinien est un empereur magnanime:

«L’Afrique s’est relevée, ranimée par vos triomphes. Vous avez fait goûter le bonheur à cette terre jusqu’alors plongée dans le deuil. Tandis que vous soumettiez les peuples, que vous rangiez l’univers sous vos lois, les barbares soumis par votre vaillance tremblaient d’effroi. Alors les chefs maures, redoutant la guerre et vos armes, coururent avec empressement subir le joug et les lois de l’empereur.» (II)

(6) Le général Jean fait, par exemple, une rencontre fantastique sur le bateau où le Mal est d’origine maure, et le Bien d’origine divine. (I) Tant d’autres scènes de glorification, voire de béatification, sont insérées dans le texte.

(7) «Je veux raconter les exploits du glorieux Jean et les actions de ce héros dignes d’être lues de la postérité. (…) Tant d’événements véridiques m’invitent à chanter; les exploits glorieux de Jean échauffent mon cœur, et mon esprit reste glacé; dans un vers imparfait, je chante le talent des chefs expérimentés, et l’effroi paralyse et retient ma langue.» (Préface de l’auteur dans La Johannide)

(8) Yves Modéran, «Qui montana Gurubi colunt». Corrippe et le mythe des Maures du cap Bon» in Mélanges de l’Ecole française de Rome, Antiquité tome 99, n°2. 1987. pp. 963-989, p.988

(9) Dureau de la Malle, L’Algérie, histoire des guerres des Romains, des Byzantins et des Vandales, manuel algérien, Firmin Didot frères, 1852.

«Alors commence la réaction des peuples assujettis contre le peuple dominateur, et le refoulement des nations pressées par les hordes sauvages de l’Asie. L’Afrique tout entière se sépare de l’empire d’Occident, et se donne au frère de Firmus, au Maure Gildon, qui l’avait gouvernée pendant douze ans avec le titre de comte.» (p.XXXV)

(10) «Déjà la peste commençait à dévaster le monde ébranlé. C’est sur nos rivages que se déchaînait alors le fléau. Jamais jusque-là la mort ne s’était présentée sous de plus tristes aspects, ni à l’origine du monde naissant, ni à l’époque de Pyrrha. Car en cette année funeste où d’affreux spectacles épouvantent les malheureux humains, partout les morts se mêlaient aux vivants: on se sentait frappé des traits divins, et dans un seul pays mille fléaux divers, mille affreux spectacles se présentent. (…) Déjà les villes de Libye abandonnées sont dépourvues de leurs habitants.» (II)

(11) «L’Afrique entière est foulée aux pieds par les Maures ses maîtres. Hélas! aucune armée n’ose plus se risquer dans les plaines, et le soldat n’a plus la force de défendre les remparts. Dieu dans sa colère a livré le pays aux pillages des barbares. Le perfide Stutzias pour la seconde fois vole au combat sous la conduite d’Antalas et ce tyran peut désormais courir librement au pillage sous la tutelle du Maure son maître.» (II)

(12) Vincent Zarini, «La Johannide de Corippe (VI siècle après J.-C.): entre épopée antique et chanson de geste?», conférence 2 mars 2006, in Camenae n°4-juin 2008

«La violence joyeuse fait partie intégrante de ce triomphalisme quand ils brisent les «tyrans».»

(13) «Dieu tout-puissant, fais que tous les maux répandus sur notre pays par les fils de Guenfan retombent sur leur tête et sur celle de leurs enfants!»

(14) A son arrivée sur les côtes africaines, Jean reçoit bientôt une délégation d’Antalas. 

«Maccus, qui parlait la langue latine, docile à cet ordre s’exprima en ces termes:

«Le chef valeureux de la nation redoutable des Laguantes, le héros Antalas, fils de Guenfen, charge de te transmettre ces paroles: Jean, toi que le peuple massyle connut au temps du cruel Solomon, qui as été gouverneur des contrées voisines de nos frontières, qui autrefois protégeas les régions sablonneuses proches de la mer, n’as-tu donc pas appris que les troupes de Solomon succombèrent toutes dans un combat funeste, que dans ce désastre les fleuves furent remplis de cadavres romains, que des milliers de vos soldats a restèrent étendus dans les plaines, ignores-tu enfin le trépas fameux de votre chef mort dans le combat? Et tu oses porter les mains sur une nation invincible! N’as-tu pas appris à connaître les combats par la valeur du peuple Ilague dont la renommée célèbre encore la gloire passée?  (…) Retire-toi plutôt, emporte tes étendards et redoute le trépas.» (CI)

(15) «Labbas brandit d’une main menaçante un trait et cherche à frapper le magnanime général ; mais lorsqu’il est près de lui il sent l’infériorité de ses forces; l’infortuné implore sa grâce d’une voix suppliante: «Par le corps d’Evante, dit-il, qui repose dans un sépulcre digne de lui, par ce héros qui donna le jour à un guerrier tel que toi, au nom des exploits futurs de ton cher fils Pierre, dont le renom déjà si grand est venu jusqu’aux ennemis et remplit l’esprit des peuples et des nations barbares, au nom des exploits accomplis par ta vaillance et qui t’ont valu la victoire sur les Ilagues, accorde-moi, je t’en prie, la vie après tous mes crimes, et conserve-moi, glorieux vainqueur, pour servir après la guerre d’ornement à tes triomphes. Je consens à servir sous un maître tel que toi.» Touché par ces paroles, le héros retient son bras ; toutefois, promptement il lui attache les deux bras derrière le dos et les serre dans des nœuds étroits.» (VIII)

(16) «Lorsque le général voit apparaître l’aube blanchissante, il répand de l’eau sur ses mains, sur son visage et ses cheveux souillés par la poussière du combat de la veille, et les mains levées vers le ciel il prie en ces termes: Père tout-puissant, souverain glorieux de l’univers, créateur et sauveur du monde (…) De malheureuses nations se laissent séduire par de détestables idoles qu’elles croient être des dieux. (…) Rends l’espoir aux Romains, accable les orgueilleux Massyles, avides de combats, viens en hâte, je t’en conjure, soulager notre misère et éclaire-nous de tes conseils, toi notre guide. En prononçant ses prières, le héros touché de pitié inondait son visage de larmes, et inquiet à la pensée des périls que courait la Libye, il poussait des gémissements répétés.» (VI)

(17) «le général qui depuis quelques instants déjà regardait les prisonniers d’un œil farouche s’écrie avec colère: «Quelle est votre audace? répondez, misérables! quel destin vous pousse à pénétrer de nouveau les armes à la main sur les terres de Libye? pourquoi suivre ces routes qui vous sont interdites, pourquoi promener de nouveau le pillage à travers les demeures des Carthaginois et des peuples latins? Carcasan espère-t-il la victoire? Au temps marqué, Dieu saura le soumettre; vaincu par nous, votre roi enchaîné et captif sera offert en spectacle à la foule des Romains. Avant que la trompette ne donne le signal de votre supplice, dis-nous quelle terreur remplissait vos esprits et vous poussait à renouveler votre guerre d’embuscades, de ruses et de trahisons?»«(VI)

 

 

 

 

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