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Marcus Cornelius Fronton (Vers 95 - 166)

- 2ème partie -

Par: H.Banhakeia (Université de Nador)

 

2- CENSEUR AFRICAIN POUR UN EMPEREUR ROMAIN

La partie la plus importante de cette correspondance, qui est à définir comme un moyen d’éducation continue, s’effectue entre Marc-Aurèle et Fronton, durant vingt-sept ans, précisément de 139 (le jeune César a 18 ans) à 166 (peut-être l’an de la mort de l’écrivain). Les rapports entre les deux correspondants sont, en plus de sincères, invariables où l’Africain tente d’imposer non seulement une pratique politique à son élève, mais aussi des habitudes à suivre dans sa manière de voir le monde. Les critiques y relèvent une quinzaine d’années de «silence» entre le maître et l’élève. (1) Ainsi, le ton des lettres change: le prince est devenu empereur. Pourtant, le même amour unit toujours les deux «amis». Ne pourrait-on pas expliquer ce long silence (ou rupture) entre le maître et l’élève par la disparition d’autres épîtres écrites? Est-il le changement du statut de l’élève, devenu empereur, une explication correcte?

Outre le pédagogique, Fronton précise toujours dans ses lettres le rapport du maître au disciple: il se plaît à débattre des affaires morales, intellectuelles et esthétiques de l’époque. Le censeur de l’empereur, redoublé de la fonction d’un panégyriste, apparaît muni d’une grande culture, lecteur des textes grecs et latins. A travers les lettres, Fronton se forge l’image d’un grand et influent bibliophile. Il envoie des livres à lire au jeune Romain: «Les extraits que j’ai sous la main à mon usage, je te les ai envoyés. Tu feras transcrire, si le crois utile, ces trois livres, deux à Brutus, un à Axius, et tu me les renverras, car je n’ai point fait de copies de ces extraits.» (Lettres, p.73) L’amour des livres est explicité dans ses lettres, et l’on parle notamment de chef-d’œuvre écrits par Fronton, mais qu’en reste-t-il?

Le ton des lettres de l’Africain envoyées au seigneur romain étonne non seulement le simple lecteur, mais également l’historien. Il entend contrôler les lectures du prince héritier, ensuite celles du jeune empereur: «Aujourd’hui, tu me parais (…) avoir déserté l’étude de l’éloquence et tourné tes regards du côté de la philosophie» (Lettres, p.27) Il s’agit, en effet, d’une lettre de Fronton où il critique les habitudes intellectuelles de l’époque: l’on s’intéresse hélas peu à l’éloquence. Il indique au seigneur romain une autre coutume à suivre. Le maître dénonce le choix de la philosophie et la qualifie de discipline vulgaire, non argumentée et informe. Par conséquent, le goût de l’empereur devient non seulement trivial, mais également destructeur. Une fois empereur, Marc-Aurèle doit écrire des lettres à ses consuls, proconsuls et militaires, et préparer ses discours au sénat. C’est bien l’éloquence qui lui serait d’une grande aide, et non la philosophie. C’est là la grande censure usitée par l’Africain contre l’amour de la sagesse stoïcienne…

Le verbe «apprendre» revient souvent dans les lettres pour lui tracer le chemin de la «gloire». Cette esquisse est bien introduite par l’auteur africain, mêlant le prescriptif et le laudatif: «Apprends, je t’en supplie, combien ta vertu est plus grande aujourd’hui qu’elle ne fut autrefois; tu comprendras alors plus aisément combien tu mérites plus d’amour, et tu cesseras d’en demander si peu.» (Lettres, p.47) En effet, le maître africain craint pour la formation du jeune empereur qui se trouverait mal préparée, voire discréditée. Et il annonce une possible perte de son amour sous forme de chantage. (2) Mais, d’où tient l’Africain de tels pouvoirs (ou droits) pour imposer continûment ses points de vue au futur empereur?

Le maître Fronton fixe à Marc-Aurèle les auteurs à lire et à imiter. En premier lieu, il lui interdit les médiocres. Qui sont au juste ces médiocres à l’auteur des paradoxes? Curieusement, il va jusqu’à discréditer l’œuvre du grand Cicéron qui, à son regard de critique, donne peu d’intérêt aux mots; il n’y pas de raffinement stylistique dans une telle écriture. Dans un autre passage, nous avons une autre opinion tout à fait opposée: «Rien n’est plus parfait que les lettres de Cicéron.» (Lettres, p.75), et il écrira à un de ses amis: «Tu auras les livres de Cicéron corrigés et mis en ordre. Ceux que j’ai annotés, tu les liras toi-même. Je t’écrirai bientôt pourquoi je ne veux pas qu’ils courent le monde.» (Lettres, p.277) Fronton a ainsi sa propre école: il dicte à ses élèves les textes à lire, tout en leur précisant une critique-lecture.

L’Africain, en bon critique, conseille à son élève: «l’orateur doit prendre garde qu’un mot nouveau ne frappe comme un airain falsifié, en sorte que le même mot soit reconnu par sa vétusté et plaise par la nouveauté…» (Lettres, p.119) L’orateur est ainsi un fin lexicologue, ses discours sont, en plus d’une expérimentation lexicale, une recherche: «Reviens plutôt aux mots convenables, aux mots propres et nuancés de leur couleur naturelle.» (Lettres, p.133) Féru des archaïsmes, Fronton fouille dans le lexique pour déterrer des mots peu utilisés ou oubliés, c’est pourquoi il recherche les vers d’anciens poèmes, mais tout en opérant des choix bizarres. Au niveau de l’écriture, il lui impose d’autres règles: «Le premier, le plus détestable défaut de ce genre d’écrire, c’est de reproduire mille fois la même pensée sous un vêtement qui change toujours.» (Lettres, p.125) Mais que fait le jeune Romain? Respecte-t-il ces mêmes règles dans la composition de ses Pensées?

Force est de remarquer que le maître africain méprise le grand Sénèque –précepteur de Néron: son œuvre se hisse sur l’acte de «penser». En général, les grands maîtres contemporains sont mal vus par l’Africain, n’y aurait-il là une réaction contre les auteurs «sacrés» par Rome? Mais, qu’offre-t-il à Marc-Aurèle, et par extension à son lecteur, comme modèles à suivre? Il y a, bien sûr, la liste suivante: M. Porcius Caton («il faut élever des statues de Cato dans toutes les villes» (Lettres, p.341) et son adepte Salluste, Plaute, Ennius, Naevius, Lucrèce, Accius, Cécilius et Labérius. Comment expliquer un tel choix intellectuel? Peut-être, notons qu’issu d’une culture minoritaire, Fronton fait alors connaître des orateurs et des poètes oubliés, inconnus et méprisés.

Dans un autre passage, nous avons une autre opinion tout à fait opposée: «Rien n’est plus parfait que les lettres de Cicéron.» Quelle rhétorique lui enseigne-t-il justement? Comment peut-il lui léguer cette facilité de bien s’exprimer et de se défendre? Ne serait-il pas un art comparable à l’art de faire la guerre? (3) Selon l’Africain, l’honneur et la force du jeune empereur, voire son identité, sont la recherche du mot juste, beau et brillant. L’ornement du discours devient plus nécessaire que les contenus du discours même. Comment ferait-il alors le politique Marc-Aurèle qui entend gouverner la Capitale (Rome)? De toute façon, la pratique rhétorique est plus importante que le raisonnement philosophique, c’est pourquoi il l’incite à se sacrifier plutôt à l’art qu’à la quête de la vérité.

Quant au style de Fronton, l’Africain possède d’après M. Mai, «un style attique, philosophique, ennemi de l’enflure et des redondances, assez orné cependant pour attacher le lecteur, mais rejetant les parures nouvelles, et reproduisant les formes et les beautés antiques.» (4) Direct, naturel et bien construit sont les spécificités du discours frontien. Il use abondamment de figures de style, et lui importe nature de la composition du discours. Macrobe reconnaît chez l’auteur numide un «style concis, serré et dégagé de tout ornement superflu.» (5) Pourtant, notre auteur ne pense à aucun moment que l’éloquence n’est qu’un ornement donné aux mots, elle est plutôt inhérente aux idées insérées et aux fins défendues. Cela ne sera point un point de concorde entre le maître et l’élève, ce dernier serait plus enclin à développer des thèses qui réfutent l’ornementation…

Enfin, la censure de l’Africain, cachée dans le rapport d’éducation et développée comme expression infinie de gratitude et de reconnaissance, a un double objectif: elle détermine non seulement le discursif, mais prédomine au niveau de la composition. Une telle emprise étonne le chercheur: comment un intellectuel de seconde zone peut-il avoir droit à systématiser la pensée du prince, et par la suite celle de l’empereur?

II.- LES LIGNES AFRICAINES DE LA CORRESPONDANCE

Le critique E. de Suckau retrace la réception de cette correspondance entre l’Africain et le Romain en précisant la situation de l’époque: «Malgré le mauvais goût, malgré l’exagération d’une sensibilité qui paraît amollie, on ne lit pas ces lettres sans un certain plaisir en songeant à la douceur de l’esprit grec, qui a vaincu la rudesse du génie romain et qui sera l’auxiliaire principal de la grande révolution morale prête à s’accomplir dans le monde.» (6) Qu’est-il des marques africaines? Plus concrètement, que dit Fronton dans cette lettre (VI, Livre II), discontinue et effacée, où il analyse esthétiquement la description de Salluste de Jugurtha et des Imazighen (Lettres, pp.75-83)? L’auteur africain répètera ce que dit Salluste, qui lui aussi reprend Hérodote. Par le truchement des autres, Fronton parle des siens. Les Nord-africains sont une «race au corps sain et agile, patiente du travail. La vieillesse seule les détruit presque tous, à moins que le fer ou les bêtes ne les tuent; car la maladie n’en vient pas souvent à bout.» (Lettres, p.79) Ce qui intrigue le lecteur, c’est bien la description de l’armée romaine dans un désordre total face aux soldats du barbare Jugurtha.

En plus de préciser l’africanité, cette correspondance, sous forme d’une œuvre fragmentaire et mutilée, ne manque de vanités, notamment de la part de Fronton, au moment de se référer à la romanité. Ce dernier ne se lasse de louer les seigneurs romains, de voir positivement leurs œuvres –artistiques ou militaires. Dans une lettre célèbre, Antonin voit positivement les éloges de Fronton à son égard, lors de la nomination de ce dernier comme consul: il parlera de l’éloge à son élève. (7) Seulement, l’humour de Fronton est tout à fait particulier: il est inhérent aux éloges paradoxaux. (8) Il écrit sur la négligence, ce qui est communément connu comme quelque chose de négatif, mais il en fait un éloge. (9) Sa rhétorique renforce une telle défense «anormale».

Optimiste ou complaisant, l’écrivain africain se réjouit de la célébrité de son élève auquel il imagine que les temps vont réserver un grand avenir dans la littérature. Dans maints passages se manifeste  la joie du maître qui voit se réaliser la grandeur de son élève: cela était prédéterminé doublement grâce à sa nature lors de sa jeunesse, et à l’apprentissage de l’éloquence. Les vœux païens de l’Africain se sont réalisés; ne serait-il là une sorte de discours panégyrique où l’Africain montre sa part dans l’achèvement d’une telle œuvre «humaine»? Le censeur entend ainsi parachever l’artiste qu’il entend créer…

Dans d’autres moments, vu la faiblesse du jeune homme, Fronton l’exhorte à résister: «Plus tu te sentiras en homme de bien, plus tu parleras en Caesar. Fais plus, relève-toi, redresse-toi, et ces bourreaux qui te courbent vers la terre comme le pin et l’aune élevé, qui font de toi un arbuste rampant, rejette-les des hauteurs de ta puissance, et tâche de ne jamais t’écarter de la vertu. Prends pour compagne l’éloquence, et repousse ces discours bossus et contournés…» (Lettres, p.15). Autrement dit, il lui crie: l’éloquence, c’est moi ! Une telle flatterie, mêlée à une intention pédagogique, incite le jeune à se connaître soi-même, voire à repenser le faux gouvernement de soi par la philosophie…

De même, se voyant le centre de cette communication verbale, Fronton révèle à travers la composition de ses lettres un style maniéré qui découle, fort probablement, de son africanité. Un ton sûr et mesuré tisse les missives où l’auteur se permet de louer, conseiller, interdire, prévenir et suggérer à son destinataire mis dans un monde étranger.

Quant à Marc Aurèle, il prie pour la santé de son maître. «Pendant que l’air pur de cette campagne faisait ma joie, je sentais qu’il me manquait, ce qui n’est pas peu de chose, de savoir si tu étais en bonne santé, mon maître. Je prie les dieux que sur ce point tu puisses me satisfaire.» (Lettres, p.71) Le vieillard souffre continûment «d’une douleur de tous les membres, surtout du cou et de l’aine»… (Lettres, p.73) ou d’autres maux…

D’autres lettres du prince sont à lire comme un certain ménagement du jeune homme; le maître s’obstine trop à surveiller son éducation, à contrôler ses pas dans la politique. Mais, comment peut-il l’Africain se permettre d’avoir un contrôle sur le rapport au politique des Romains? Comment un orateur illustre construit-il le portrait d’un grand empereur? Voilà ce qui demeure intéressant pour nous, notamment s’agissant de la vision d’un Africain qui «voit» le seigneur, l’univers romain…

1.- LA CONNAISSANCE DU PROPRE 

Que nous disent les lettres, œuvre par excellence subjective, de la personne de Fronton, de sa famille (10) ou bien de sa culture? Le propre, tout ce qui est corrélé à sa première culture, n’est pas narré exhaustivement dans la correspondance de l’Africain. Il ne fait que se référer à la vie des Romains, et à celle des princes et des nobles… Il est un convive régulier de la Cour impériale. (Lettres, p.223) Les rares marques de «se connaître soi-même» révèlent une manière d’être africain au sein d’une structure totalement totalitaire où le marginal a peu de droit de se montrer…

Comme nous l’avons déjà noté, les lettres font partie de la vie collective en Numidie, et c’est pourquoi dans une lettre célèbre, Fronton s’adresse « aux citoyens de la ville de Cyrta, sa patrie: il se flatte de l’avoir honorée par les fonctions publiques qu’il a remplies dans la vigueur de l’âge, et ajoute qu’il a encore dans le sénat romain plusieurs compatriotes très distingués». (11) Conscient de son africanité, il cherche quand même la reconnaissance de l’Autre. (12) Et il se réjouit de la présence des compatriotes à Rome: «Il y a encore dans le sénat plusieurs Cirtéens très-distingués. Le dernier honneur est le plus grand, trois de vos citoyens.» (Lettres, p.301) La distinction est, selon le précepteur africain, d’avoir une place dans les institutions de la métropole !

A.- L’INTIME…

Les critiques littéraires avancent quelques informations sur la vie familiale de l’Africain: «La femme de Fronton se nommait Gratia: il n’eut que des filles et les perdit toutes, à l’exception d’une seule, qui paraît avoir porté le nom de sa mère (…) Elle épousa Aufidius Victorinus, ami et disciple de son père.» (13) Comment recevoir de telles informations? De telles précisions sont accompagnées d’autres imprécisions relatives à des choses plus simples…

Vers la fin de sa vie, Fronton fut frappé d’un malheur qu’il ressentit profondément: il perdit son petit-fils. A ce malheur va se rajouter la perte de l’épouse (Lettres, p.119). La lettre, qui relate le décès du petit-fils, est écrite dans un style très émouvant. Cela l’incite également à parler de la mort en général, de sa propre mort. Cela l’amène à réfléchir sur un tel phénomène «irréversible»: «Moi, ce qui me console, c’est mon âge presque achevé et tout près de la mort. Quand elle arrivera, au temps de la nuit ou de la lumière, je saluerai le ciel en partant, et je dirai tout haut les choses de ma conscience.» (Lettres, p. 169) Ne serait-il avec une telle position, celle de s’investir de courage pour accepter le malheur, un élève de Marc-Aurèle le stoïcien? Fronton ajoutera que sa vie se résume au respect des parents (concorde du cœur), à l’honneur avant tout dans son labeur, aux choses spirituelles avant le profit matériel, à la recherche de la science et du savoir et non la fortune… Enfin, il explicite: «je me suis, avant le soin de mon corps, livré au soin de mon âme. J’ai préféré l’étude de la science aux intérêts de ma fortune. J’ai mieux aimé la pauvreté que l’aide et les secours d’autrui; en un mot, manquer que mendier. Jamais je ne fus prodigue d’un superflu somptueux; je le fus quelquefois de mon nécessaire. J’ai dit scrupuleusement la vérité; je l’ai entendue avec plaisir. J’ai préféré l’indifférence à la flatterie; j’ai mieux aimé me taire que de feindre, être un négligent ami qu’un complaisant assidu. J’ai demandé peu, je n’ai pas peu mérité. J’ai prêté à qui j’ai pu, selon mes moyens. J’ai porté secours avec empressement à ceux qui le méritaient, et sans balancer, à ceux qui ne le méritaient point; et le peu de reconnaissance de quelques hommes n’a point ralenti mon zèle à faire à d’autres tout le bien que je pouvais, et je n’en ai jamais été plus fâché contre les ingrats.» (Lettres, p. 170) Il s’agit d’une confession, celle de quelqu’un qui attend la mort. Ne serait-il ce passage d’une certaine influence sur l’autre écrivain africain Saint-Augustin pour développer ses Confessions, mais avec une tonalité chrétienne? Ce qui nous y intéresse, c’est bien la doxa païenne ou africaine à laquelle l’Africain non seulement croit: quérir le spirituel, ne pas mendier, ne pas être complaisant, être solidaire, ne pas attendre de la reconnaissance ni des honneurs, mais celle dans laquelle il a crû…

Par ailleurs, à propos de la morale propre, le maître dresse des exemples intéressants pour définir le comportement correct. Mais, le jeune Romain a une opinion opposée: «Pris en général, le vice ne nuit point au monde; pris chez un individu, il n’est pas un mal pour autrui. Il ne nuit qu’à un être doué de la faculté de s’en délivrer dès l’instant où il le voudra.» (Pensées, p.145) Une telle vision met en valeur la liberté individuelle.

B.- LE COLLECTIF…

La présence de l’africanité en tant qu’héritage est perceptible dans les textes de Fronton, non pas dans son essai Principes de l’histoire, mais dans ses lettres. Sous forme de ressourcement dans sa propre culture, l’écrivain numide use de métaphores qui émanent de son terroir. L’œuvre renferme une correspondance avec l’univers rural. Il comparera le couronnement de l’éloquence de son prince: «il y avait en toi une admirable nature, aujourd’hui une éminente vertu; alors la moisson était en fleur, aujourd’hui elle est faite et rentrée au grenier» (Lettres, p.69) Entre l’humain et la nature, il n’y a pas de rupture, mais le continuum, autrement dit un ensemble de correspondances – formant cette vision païenne…

La manière d’utiliser le naturel pour se guérir est fondamentalement culturelle, peut-être propre de la médecine «africaine»: «La toux de notre petit s’apaisera, si le temps devient plus doux, et si la nourrice use d’aliments meilleurs, car tous les remèdes et les moyens de guérir les irritations de gorge des enfants sont dans le lait des nourrices.» (Lettres, p.49) Ces parallèles sont fréquemment utilisées dans le texte frontonien, révélant l’autre part, l’autre culture, celle qui s’écarte de la «civitas» romaine. Encore faut-il citer la figure de «pain» qui est utilisé, à travers les lettres de Fronton, dans un sens qui pourrait nous informer sur la valeur du pain à cette époque, notamment chez ce citoyen de l’Afrique qui était célèbre comme «grenier de Rome»: «l’un tenait le pain blanc, comme un fils de roi; l’autre, du pain bis, comme le rejeton d’un père philosophe.» (Lettres, p.55) Le pain blanc est un signe de richesse et de noblesse ! N’est-ce pas là une vision méditerranéenne du pain, notamment de l’africaine?

Quant à l’histoire de l’époque, notamment dans les rapports de Rome avec le territoire barbare, Fronton fait référence à la délicate situation de l’Afrique: «Dans la guerre des Gaules, à Allia; (…) des Carthaginois, à Cannes; dans celle d’Espagne, à Numance; de Jugurtha, à Cirta (…) mais toujours, et partout, il compensa nos fatigues par de la gloire, et nos terreurs par des triomphes.» (Lettres, pp.95-97) De ce même Jugurtha, après la lecture de Salluste, Fronton répète ces mêmes qualités du roi numide: il «ne se livra point à la corruption du luxe et de l’oisiveté, selon l’usage de sa nation, monter à cheval, lancer le javelot, lutter à la course avec ses égaux, et, lorsqu’il les dépassait tous en gloire, à tous pourtant rester cher encore. Et puis s’exercer à la plupart du temps à la chasse, frapper le premier ou l’un des premiers le lion et les autres bêtes féroces, faire le plus, et de soi parler le moins.»» (Lettres, p.79) Cette figure historique, ici, décrite positivement, peut déranger la réception latine.

Fronton tourne également en dérision les ambitions impérialistes de l’Afrique: «Après la défaite de Cannes, l’empereur punique envoya à Carthage trois boisseaux tout pleins d’anneaux d’or enlevés aux chevaliers romains égorgés. Mais, peu de temps après, Carthage fut prise; et les mains qui avaient enlevé les anneaux d’or furent chargées de chaînes. Dans ce combat, Scipio prit, tua, reçut esclaves tant de Carthaginois et d’Africains que, s’il eût fait trancher leurs langues, il aurait pu envoyer à Rome un vaisseau tout chargé de langues ennemies.» (Lettres, p.103) En outre, il met en relief l’indulgence «guerrière» des Romains lors des guerres puniques ! Que dit-il encore des militaires romains? «Le soldat romain, désaccoutumé de la guerre, perdait insensiblement son courage; car le défaut d’exercice, pernicieux à tous les arts, l’est surtout à celui de la guerre.» (Principes l’histoire, p.329) Une telle critique, selon Fronton, pourrait expliquer des défaites connues par l’Empire.

Par contre, dans une lettre adressée aux triumvirs (magistrats chargés de rendre la justice dans les colonies et les villes municipales) et aux décurions, Fronton écrit: «J’aime mieux augmenter la défense de ma patrie que mon crédit» (Lettres, p.289) Cet amour des siens demeure imprécis, vague, voire indéfini. Mais, il se hisse en défenseur de la paix ou d’une guerre dévastatrice: «Ceux qui ont fait la guerre pour piller, je les mets au rang des brigands plutôt que des ennemis.» (Principes de l’histoire, p.325) Que dira-t-il des armées de Rome en pleine Afrique du Nord?

Ce qu’il faut retenir de Fronton est sa connaissance des affaires de la Cour. Il peut prodiguer alors des conseils pour une efficiente gouvernementalité. En parlant de Trajan, il avance: «C’est par une sage et haute politique que ce prince n’a pas négligé les histrions et les autres acteurs de la scène, du cirque, de l’arène; il savait que le peuple romain était mené principalement par deux choses, le blé et les spectacles, (…) qu’on apaise la partie pauvre du peuple avec des distributions de blé, et le peuple entier avec des spectacles.» (Principes de l’histoire, pp.335-337) Ici, il devient évident que Machiavel s’inspire de Fronton !

Contrefaire l’histoire n’est pas le propos de Fronton: «Nous trouvons dans l’histoire, d’une part des lettres authentiques; de l’autre des lettres inventées par les écrivains: telle est (…) dans Sallustius (…) la lettre d’Adherbal assiégé dans Cirta, appelant à son aide tout le peuple romain; lettres courtes et ne renfermant la relation d’aucune bataille.» (Lettres, p.183) Ces lettres, sont-elles alors des témoignages authentiques?

2.- LE PORTRAIT DE MARC-AURELE D’APRES FRONTON (Suite dans le prochain numéro)

NOTES:

(1) cf. Gaston Boissier, «La jeunesse de Marc-Aurèle d’après les lettres de Fronton», in Revue des deux mondes, mars-avril 1868, tome 74.

(2) Lettres inédites de Marcus Aurélius et de M. C. Fronto, traduites avec le texte latin en regard et des notes par M. Armand Cassan, tome 2, A. Levasseur, Libraire, Paris: 1830, p.121.

«J’espère cependant que tu me laisseras de bonne grâce usurper encore une fois la vieille autorité et le titre de maître. Car, je l’avoue, un seul cas peut arriver où mon amour pour toi broncherait un peu, le cas où tu négligerais l’éloquence».

(3) cf. Lettres inédites de Marc Aurèle et de Fronton, traduites par M. Armand Cassan, tome 2, Paris, A. Levasseur, Librairie: 1830, pp.117-119.

«Maintenant que nous connaissons, dans le peuple des mots, pour ainsi dire tous ceux qu’il faut rechercher, répéter, peser, discerner, ramener en finissant, de même qu’à la guerre lorsqu’on veut former une légion, on ne se contente pas d’enrôler des volontaires, mais qu’on cherche encore ceux qui se cachent quoiqu’en âge de servir; ainsi, quand il sera besoin d’un renfort de termes, non-seulement nous emploierons les volontaires, ceux qui se présentent d’eux-mêmes, mais nous évoquerons ceux encore qui se cachent, et nous les rechercherons pour le service.»

(4) Institut de France, Journal des Savans, Paris, L’Imprimerie Royale, publié en 1817, p.29

(5) Bibliothèque universelle des sciences , belles-lettres, et arts, Imprimerie de la Bibliothèque Universelle, Paris: 1816, p.233.

(6) E. de Suckau, Etude sur Marc-Aurèle, sa vie et sa doctrine, A. Durand, Libraire-Editeur, Paris: 1857, p.12

(7) cf. Lettres inédites de Marc Aurèle et de Fronton, traduites par M. Armand Cassan, tome 2, Paris, A. Levasseur, Librairie: 1830.

«il faudra bien aussi que je me paraisse éloquent à moi-même, puisque je te parais l’être. Mais que tu aies lu avec plaisir l’éloge de ton père que j’ai prononcé dans le sénat lorsque je fus désigné consul, et que j’entrai en fonctions, je n’en suis pas surpris.» (p.69)

(8) Lisons la réflexion de Marc-Aurèle sur les conditions de l’éloge: «Tu veux être loué par un homme qui trois fois par heure se maudit lui-même? Tu veux plaire à un homme qui ne se plaît pas à lui-même? Se plaît-on à soi-même quand on se repent de presque tout ce qu’on fait?» (Pensées, p.144)

(9) Aulu-Gelle,  Les nuits attiques, livre XIX, XIII.

(10) «La fortune m’a éprouvé toute ma vie par bien des afflictions de ce genre; car, sans parler de mes autres douleurs, j’ai perdu cinq enfants; et, déplorable condition de ma destinée ! je les ai perdus tous les cinq un par un, et toujours un seul à la fois, et par une telle succession de privations et de souffrances que ce n’était jamais qu’après la mort d’un fils qu’il m’en naissait un autre.» (Lettres, p.161)

Cette longue lettre est une réflexion sur la mort, dans laquelle l’auteur confesse ses malheurs, ses bonheurs et avance un tas d’informations sur sa vie privée.

(11) Institut de France, Journal des Savans, Paris, L’Imprimerie Royale, publié en 1817, p.32.

(12) Nous avons une autre opinion du jeune empereur: «Quand tu as fait du bien et qu’un autre a reçu ton bienfait, pourquoi, à l’exemple des fous, chercher autre chose encore, vouloir que ta bienfaisance paraisse aux yeux, ou qu’on ait pour toi de la reconnaissance?» (Pensées, p.124)

(13) Bibliothèque universelle des sciences , belles-lettres, et arts, Imprimerie de la Bibliothèque Universelle, Paris: 1816, p.232.

 

 

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