Uttvun 78, 

Mrayûr  2003

(Octobre  2003)

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“Discours final de Sembratiri

Par: Hassan Banhakeia (Université d’Oujda)

Ce discours est le dernier chapitre d'un roman inédit de Hassan Banhakeia, intitulé «Portraits vivants pour un cadavre particulier». Ici, l'auteur donne la parole au protagoniste afin de conclure, d'avancer la sagesse recueillie durant ses mésaventures d'homme aliéné, d'homme humilié et d'homme libre… (Tawiza)

La tempête est humaine.

Je vois encore, je vois cette image. Elle ne peut pas me quitter. J'en souffre. Je vois la tête d'un chien à l'oreille cassée et au menton étalé, venir sur moi…

Ah, oui! Tout grouille dans ma tête. Ma mémoire s'éveille enfin. Elle est là. Le temps n'est pas court. Le temps n'est pas long. Il est juste un temps à brûler. Maintenant, je peux tout dire, et je dis tout. Ceci, je vais le dire aujourd'hui et je ne vais jamais le répéter. La fin m'attend, non loin d'ici.

Je m'appelle Sembratiri. C'est un nom qui me plaît beaucoup entendre sur les lèvres des autres parce qu'il me rappelle quelques souvenirs faux, des réminiscences ancrées comme la lie au fond de mon être, mais également je sens un picotement étrange au cœur lorsqu'on m'interpelle. Je n'ai pas d'âge: les années ne me sont pas familières, ni les jours fondent rapidement. Les temps paraissent avoir une allure triste. Englouti par le désespoir, je sens les doutes m'assaillir au fil des minutes. Le Doute persiste. C'est pire que la douleur. Ici se perpètre aussi la Désillusion. C'est difficile d'expliquer mon état d'âme aux humains parce qu'eux-mêmes, les plus forts, semblent fragiles et sans aucune réelle qualité. Peut-être ma vie est-elle un paysage où l'homme est sans cœur ni vertus. Autant il sonde allègre l'humiliation dans toutes ses formes, autant il pèche par orgueil. Cet homme, je l'ai été partout. J'ai traîné un peu partout mon corps: je suis. Celui qui courbe l'échine, souriant aux autres pour qu'ils ne perçoivent pas ma douleur de faiblesse.

Point de force. Mon corps s'effrite aux simples secousses des jours qui s'égrènent sans pitié. Je ne ressens rien sous ma chair putréfiée; mes os vibrent aux sons étranges qui hantent Afsu. Village des ingrats. De la gratitude à la rancune, ils flanchent vite. Paralysie totale. Les mains se fatiguent à saisir des jours fuyants, et les pieds à fouler des lieues de misère. L'esprit tiraillé par des rêves virils, je conquiers des cadavres, les miens pour en faire un corps particulier. Y a la lassitude qui commence à me hanter.

Ah, mon fils! Je te parlerai, mon fils, des cadavres. J'ai vu la terre argileuse, pendant l'hiver, changer de teint. Elle sait cacher la résurrection de la mort. Non, ce n'est pas la survie. Celle qui guette dans le voyage possible un itinéraire probable. Celle qui pour insuffler la vie, opte pour la pérennité de la souffrance. Là, tu sais que tu pars sur le chemin des corps déclarés et des cadavres avortés. Dans les bourgs et les plaines se confondent les traits, les ombres et les pas. Tout se confond. C'est l'ère de la confusion, de la fausse fusion. L'Avenir, qu'il advienne ce qu'il advient!

Faut te dire une fois pour toutes: Qu'est-ce qui te revient en propre? Rien. Qu'est-ce qu'on t'impute? Tout. Là où je vais, je sens la vie émerger de toute part pour me signifier la fin. C'est un silence lourd qui envahit les lieux que je fréquente sans amour. Je souffre. Sans cesse, mon corps s'effrite. Je n'ai pas de coquille à moi. Ma coquille, je n'en aurai jamais une à moi: je suis un cadavre vivant. Rien ne m'entoure. Dangers et menaces connaissent mon être condamné. Et si Afsu agonise, ma descendance aussi. C'est bien dans l'agonie que j'apprends à vivre. Trop tard pour moi.

Cela m'a été répété par la douce Mennana:

Ta vie est placée tard! Des ténèbres entourent ton être, tu ne peux pas fuir.

Vrai, le noir me persécute. Je ne peux pas échapper aux rouages de ses ombres. Sur les falaises, sur les cimes des montagnes, au sein de la Mer, chez moi, l'obscurité meut à pas de géant, piétinant les faibles, brisant les âmes des forts. Que puis-je? Elle est là, cette fois, tapissée sur le plafond de la chambre. J'y déchiffre mes déceptions annoncées tôt. Elle croît, avance, couvre mes illusions et transforme ma vie en un rêve jamais réalisé. De l'impossible fait pans obscurs et luminescents, je mène la vie avec hargne. Ma pensée part au gré de mes rêveries reproductrices. Je sais alors que je suis un simple rêveur, un débile vivant. Celui qui peut mourir à tout moment. Pourtant chaque fois que ma pensée me travaille d'une illusion à l'aube, un rare goût emplit ma salive, humectant l'univers entier. Le lendemain, la saveur devient amertume, la force faiblesse. Et de l'amour jaillit la haine visqueuse. Je hais tout. J'ai aimé Afsu, il m'a expulsé. J'ai pris l'hyène qui terrorise les bergers, les paysans m'ont méprisé. J'ai assouvi la soif des Afsuyen, ils m'ont condamné à tort. J'ai tué le chien enragé, ils m'ont expulsé comme un chien. Ma vie flotte en marge des souvenirs. Sa mémoire ne cesse de greffer des souvenirs du passé; chaque image a un sens qui subit des retouches de l'esprit las. Je redeviens cet animal que les stridentes fourches recherchent…

Animal cruel, j'ai été avec Setayri. Elle rêve encore d'un mariage, elle qui me rend visite pour me dire que les souffrances et la guigne naissent d'un même corps, elles refont la vie pour la dilapider de l'espoir. Elle me regarde les yeux pourpres: elle pleure jour et nuit. Oh, je souffre! Je sais que ce tourment virevolte dans mon âme pour apaiser mon être.

Et toi, Takeyna!

Takeyna, cache-toi dans ton sourire effacé! Je te vois encore comme celle qui peut illuminer  les jours ténébreux qui persécutent ma vie d'homme déchu.

Ici, ah, j'ai souffert à cause de nos aïeux! Je ne prends pas patience parce que les choses vont mal dans mon existence. Orphelin, mal-aimé, rejeté, errant, je trouve refuge dans mes peines. D'eux, j'hérite ce portail noir qui me condamne à l'humiliation. De l'opprobre pour tout Afsu. Rien n'est plus monotone, mon fils, que l'humiliation; les Afsuyen s'enorgueillissent à l'instant où ils doivent avoir honte. Je préfère supposer qu'ils diront orgueilleusement combien les choses de la vie leur importent trop pour se gêner. Ah, le puits! Le puits de ce village est insondable. Il n'a pas de nom. Il se  le refuse à cause de la maudite infériorité. Indélébile. Tout le monde y puise une part de son humiliation. Mon ami Zaryuh tisse de ces pans de malédiction la part cachée de tout Afsu… Maintenant, les gens s'habituent à courber l'échine, à ramper et à tâter les abîmes. Celui qui les détruit, ils lui en font une statue pour l'honorer. Et celui qui les défend, ils le matent de la mémoire. Ah, que faire pour les aimer comme il faut?

L'aube ne se lève pas à Afsu. Je ne sais pas quand le jour naît ou meurt. Moi aussi: suis-je vivant ou suis-je mort? La vie, sombre ombre où rien ne se restreint, rachète ses chutes en illusions, enfile à travers le couloir des jours anonymes. Près de cette porte obscure, il n'y a rien. Ici, on est hors le temps. Le climat, tout simplement, n'y change pas: il reste humide. Les villages de Tawrart, Taghzut, Ifran et Imzurren ne connaissent pas l'univers des lumières. Ils accompagnent Afsu dans sa chute pour un ultime choc. Le fond des abîmes est là.

Non loin, je vois la ville sans nom se pavaner et crier son indifférence à l'être, et son amour pour l'illusion. Je vois encore ce village aux cadavres vivants étendre les bras d'un naufragé! Ici tout vit dans l'inaction! Moi, je commence à délirer, à construire des univers abominables. Dans le temps, je vis pour moi. Aujourd'hui, je vis pour moi. Demain m'ouvre ses bras de fatalité pour confesser mes faiblesses. Du souffle me manque. Les autres s'en vont au gré des jours  irréversibles, se plaisant à prier pour la honte.  Et je n'ai pas de remords! Mes Afsuyen repartent dans le même labyrinthe infini. Nous sommes là, tous. Humiliés. Loin de toutes les Numidies, de toutes les Maurétanies, de toutes les libertés. Nos ombres sont tacitement brisées, silencieusement exilées, pacifiquement enterrées. Dans le temps, du temps infini nous apprenons beaucoup des autres jusqu'au point de nous oublier. Qui sommes-nous? Nous sont les autres. Nous sommes les autres. Nous sont les autres. La mémoire, hélas! Mémoire et humiliation ne peuvent pas cohabiter dans un corps vivant, elles l'emmènent loin, pour piétiner le territoire des cimetières.

Que faire? Tout ce que tu fais est acte de trahison. Je le sais. Pactiser avec le diable, pas  avec l'homme. Voilà ce à quoi les Afsuyen doivent croire. Cette foi les sauvera. Les schrifes leur enseignent la grandeur des humiliés, le bonheur des aliénés et la fortune des malheureux. Les Afsuyen peuvent tout comprendre sans rien savoir. C'est tout ce que recherchent les schrifes. Moi, je nargue le Destin aveugle. Je ne cesse pas de le faire. Dois-je faire encore quelque chose ou ne dois-je pas? Voici que ces schrifes font tout ce qui leur plaît devant ces tartufes occupés à amasser des fortunes extirpées aux misérables.

Le bonheur ne vient plus.

La religion n'est pas de l'opium, elle sert à croire en quelque chose pour quelque chose. Alminun Ufu Ibn Tarakhin a fait de nous ce que ses envies lui dictent, et l'amghar meurt de peine. Afsu étale alors ses portraits de moribond infini. Il ne cesse de faire de faux pas. Qu'il reconnaisse sa trahison envers Tumert, mort de peine!

Pourquoi confesser ses péchés aux autres? À quoi bon?

Oui non! C'est loin d'ici que j'existe. Regarde Assighaw, il n'est plus le maître des rayons. De l'ombre l'inonde de tous les côtés. Il n'est plus un mur haut: des hommes le survolent, le burinent d'obus, l'incinèrent et ne crient pas à la profanation. Assighaw meurt. Car elle est une montagne profane. Assighaw demeure invisible aux Afsuyen qui collent leurs regards sur le piétinement quotidien. Les nôtres, de pauvres enchaînés!

Moi, je n'ai pas de maître. Je n'en ai pas besoin. Vous n'aurez jamais un maître qui entend vous aimer. Il ne peut que vous tuer car ses lubies sont intarissables, dessins et sillons qu'il trace sur le corps des sujets.

Ah, il est difficile de refouler ses envies! Enfouies et souterraines, elles deviennent plus violentes. Je les garde un laps de temps, je les prépare un instant, je les apprivoise au moment de les extérioriser. Mes envies m'affranchissent. C'est pourquoi je marche, je m'en vais, je me promène, je cours, j'erre, je sautille, mais je me retrouve toujours à ma place. Je fais tout en pleine connaissance de cause. J'abandonne les miens en embrassant l'espoir de ne pas les aligner sur ma défaite assurée. L'enseignement de Tumert résonne encore dans ma tête:

Je ne suis pas ton maître. Je suis une voix lointaine. Je l'ai héritée. Elle sera éternelle en toi, et toi à la léguer pour…

Qui peut oublier ce dernier jour où il me dit tout?

De la mort, je n'ai pas peur. Je meurs pour renaître sous d'autres peaux écorchées vives, germer dans une terre orpheline. D'anciennes images, d'antiques ombres et une seule vision interminable m'habitent. Le sang bout dans mes veines. À chaque instant sonne un battement de vie plein d'espoir avorté. Le temps est furieux. Mes temps s'annoncent furie infinie, celle que ne peuvent assouvir les tempêtes, ni définir les temps calmes. Une guerre invisible s'éternise discrètement dans les entrailles d'Afsu et des autres villages. Elle détruit tout dans sa course, des ponts chutent, des routes sillonnées par des trous. La ruine, la destinée inscrite. L'on peut rebâtir ce monde, mais il ne sera pas le même. L'âme de destruction le hante.

À Afsu, les gens oublient leur furie d'être, de conquérir le monde. Ces Afsuyen, chauve-souris diurnes, renoncent à l'amour de la vie sous prétexte de vouloir vivre longuement. Ah, mon fils! On vous piétine, et l'on vous crie: «Vous êtes si bas! Ne vous rabaissez pas! Soyez à la hauteur.» Voilà notre complexe: vivre bas à cause d'eux, et se morfondre pour arriver haut auprès des autres, comme eux… Les choses vont mal. Sur ces montagnes, l'autorité spirituelle brise la langue, les coutumes, l'homme. C'est Alminun qui commence, et l'amghar qui se suicide à voir les Afsuyen le trahir, lui qui s'offre corps et âme à ses paysans pécheurs. Le schrife damne tout, il voit des éclipses tisser notre histoire, et les désillusions la ramendent et les mystifications la colorient en striures. Il pleure à voir le réel obscur des choses se briser étincelles de l'éternité. Il y a lieu ici de dire que l'homme vainc sa mémoire pour avoir le trophée de l'oubli. A Afsu, c'est cela l'Histoire. Le tatoué, crie-t-il, est une merde. La tatouée, une cheïkha. Leurs filles, bien qu'elles ne soient pas tatouées, des prostituées. Des femmes bel et bien voilées. Leurs fils des bons à rien. L'on fuit le pays des Atlas. Où le majestueux Assighaw recourbe l'échine. De cette honte d'être surviennent les mendiants, les prostituées, les vagabonds, les contrebandiers, les colporteurs, les hommes aux cadavres cloniques, ces êtres bons à rien. Ils envahissent la ville sans nom ou se noient dans la mer pour flotter, de nouveau, portraits particuliers. Un peuple sans nom dans des villes sans nom. Mille histoires dérivent de cette histoire sans nom. Un pays sans nom.

Afsuyen, qui partez sur toutes les vagues, le cœur triste et d'ambition battant, menant mille souvenirs que vous ne déversez sur une nulle côte, je vous bénis partout!

Pour vivre, les Afsuyen ne se lassent pas d'attendre ou se plaisent à dire le contraire de ce qu'ils pensent. Les grappes de la furie attendent à être écrasées, mais nul doigt ne s'en approche…

Et le jour s'achève.

Quand on cherche impatiemment quelque chose, il faut réfléchir au temps pour l'arrêter. Arrêter l'Histoire pour l'inverser. Eh bien, j'ai arrêté la course des jours pour commencer à vivre…

Il arrive que, parfois, Afsu voit des déferlements lui offrir de la force: les siens rentrent de loin, ses femmes se changer en ogresses, et les hommes en mulets, mais tout manque pour vaincre le Mal qui croît. Les frontières meuvent, sévissent les paysans qui s'évanouissent au son des pas lourds qui s'amènent de la ville sans nom, des pas qui pétrissent la terre argileuse. Terre des aïeux. Foulée une fois. Deux fois. Trois. Mille. Un million de fois.

Il n'y a plus rien à ajouter. Tu mourras vif. Pas d'exception quand il est question de principes. Si les martyrs ressuscitent, ils damnent le jour où ils décident de monter à cheval, prier pour le sacrifice, fuir les feux qui dévorent l'oxygène. Damnation extrême. Damnation envers ces  lâches, au moment de les entendre… Ces lâches aux lunettes profondes, ils parlent de mes aïeux dans une autre langue. Et les Afsuyen aiment se féliciter de leur bonne action pour les autres! Ridicule! Ridicule manière de voir le monde pour ces paysans déguenillés et errants. Pas de peuple, une mêlée indéfinie.

Je dois répéter: Si je savais me faire comprendre. Si je le savais.

On en a assez de tout. Fils, des rumeurs tu en fais un savoir total. Astiri, écoute bien! De la révolution, n'en parle pas! Ces cris mènent à la destruction, ces destructions enflamment des idées de justice, de liberté et d'égalité. Et ces idées ne sont que des cris vides ou sournois. Mon Astiri, ne te laisse pas endoctriner par les autres. Ne dis pas oui à celui qui théorise ta fin. Dis: non, non, toujours non et voilà tu découvriras les pensées qui te conviennent, te sauvent et te poussent à être toi. Ainsi, tu seras: avant tu n'existais pas pour toi. Pour les autres, tu survivais. Tu survis toujours. Tu n'es pas. Pour les partis, à propos, ils ne prennent jamais votre parti.

Et les partis, revenons-y, qui remplacent les sagesses de l'amghar, se réveillent la veille des élections, recherchent des voix, en récoltent abondamment, puis repartent loin, très loin. Ils roucoulent de tout. Cinq ans, des siècles et toujours loin.  Ils sont plus de quarante à se confondre, à confondre et à fondre en un seul corps hostile. Faire, mais jamais parfaire. Le Parti a toujours raison. Et les partis vivent dans les facilités faciles pour résoudre des crises en crise. L'école vide. Le collège vidé. L'université évidée. L'administration abandonnée aux heurts de la corruption. L'institution constituée en instituant l'instinct de tout détruire. D'autres institutions naissent. Oh, ces institutions sans nom!

Assighaw porte maintenant des blessures écrites; elle est blessée. Cautérisée faussement. Elle souffre  à vous voir mourir: vous n'avez rien à faire. Il vous reste juste la contrebande, ce cauchemar de survie auquel vous tenez tant. Pour Afsu, l'avenir appartient  au règne du passé. Que faire? Fils, si tu veux vivre, vis! Astiri, vis dans ta peau. Vis dans ta tête. Vis dans ta langue. Vis dans ton âme. C'est vrai, tout tend à la putréfaction, mais essaie de vivre sain. Ta vie ne peut pas avoir de signification loin d'Afsu. Reste alors à Afsu, sous l'ombre d'Assighaw!

Vers le pays du Rhin, des  hordes partent inlassablement. Elles n'ont pas peur. Des houles elles traversent. Des dangers elles savent compter. Des digues elles s'impatientent à déclore. Et des montagnes les interpellent pour se rabaisser. Quand je rentre, c'est un épouvantail qu'on revoit.

Au sein du village, des hommes, étrangers et caverneux, vous appellent à vivre d'une manière et pas d'une autre. C'est cela la fraternité des peuples. Afsu, là où les hommes ne se rassoient jamais avant de terminer leur tâche commune, maintenant n'ont plus envie de  se relever. À vous reprocher tout cela, vous haussez vivement les épaules; vous vous dites intelligents, modernes et universels. Oh, pauvre jeunesse! Je vous plains: de l'errance infinie, vous en faites un être fixé. Fils, sous les bras vous portez des journaux qui vous insultent sans répit! Fils, vous laissez aller la main à ne rien faire. Vous marchez en vous dandinant, quelle honte! Vous les imitez terriblement. La vérité ne blesse pas; elle panse les malheurs. Votre philosophie de penser à eux, la plus ridicule: elle vous saccage cyniquement. Tout ce qu'on pense à Afsu, ce qui est propre à nous, est aux yeux des schrifes, des pensées sacrilèges. Leurs pensées sont les vraies pensées! Où sommes-nous? Loin de chez nous. Ce pays sans nom est, au fait, un grand pays.

Comment ai-je été assez stupide pour penser ma vie allait être enfilée dans une série de rêves?. Voilà des rêves. Voilà des illusions d'enfance. Voilà, un attroupement de sons se bousculent dans ma tête pour former des mots. Cela prend sens: les mots fuient loin. Se débattre contre soi-même? Quelle réaction judicieuse envers les illusions! Saccagé, je suis dans mon expression. Je ne peux point parler dans ma langue! Fils, gardez votre langue, seule elle peut vous épargner du poids des silences assaisonnés.

 

Je choisis des bribes fendues de ma vie, je feuillette mes jours sans y pouvoir rien déchiffrer, je glane des moments fuyants, et je me dis:

Voilà ta vie. C'est ta vie, tout entière.

Cette vie, la mienne, me rappelle celle des Afsuyen, de tous les Afsuyen, qui pour protester contre les maux qui les affaiblissent, les humilient, apprennent à sourire, à être gracieux…

Je sais que je n'ai aucun trait qui raffermit mes illusions. Suis-je arrivé au point de ne jamais oser faire quoi que ce soit? Je ne vais pas poser de question. C'est vrai, j'ai une foule de questions insolubles qui me préoccupent tant. Le bonheur, ici, tout d'abord, qu'est-ce que c'est? Un battement de cœur anonyme. Autour de moi, les vieux murs tombent, le plafond aux mille craquelures s'envole. Les visages, masques changeants et éternels. Les Afsuyen, des portraits vivants. Qu'est-ce que l'avenir? Ce bout de monde sans voie. Aux mânes des aïeux, je dois vous nommer. Vrai aussi, votre généalogie, c'est la dernière chose à connaître. Difficile à expliquer. Oui, vous avez un nom. Vous avez un nom triste. Pas triste. Vu triste, épelé avec mépris par les autres.

Ceux qui luttent, ce sont ceux qui vivent; ce sont ceux dont le destin ferme les enseignements; ils ont appris dans le songe les pans de la vérité, ils ont pris de l'aube les éclatements de la postérité, ils ont ri du matin car la vie, à nos désirs, ne répond. Les Imazighen, voilà notre nom, nous n'avons pas le temps de vivre librement. La liberté, ce mot nous tue. Ce mot nous ressuscite. Ce mot nous terrorise d'une manière particulière: l'image du cadavre inonde notre esprit. Oh, faut pas penser à un cadavre! Quelle horreur! Nous savons souffrir sagement. Nous souffrons de la mort. Nous souffrons de la vie. Nous souffrons de la contrebande des idées qui viennent de l'Est et du Nord. Ah, par habitude, cadavres que nous sommes, nous acceptons superbement l'humiliation qui froisse nos sens, coule dans nos veines acide, court sur notre peau gerçures et étouffe notre courage d'être pour faire l'homme nord-africain. À la croisée des vents traîtres et des soleils crépitants.

Si je me rappelle bien, si cela est vrai… Que n'ai-je pas fait pour chercher à éveiller les Afsuyen? Je ne les vois plus. Où vais-je être maintenant?

Amazigh, je suis et je m'appelle. Je vis, je souffre. Je souffre, je vis. Seul. En vain. Avec une âme surannée? Je peux le rester si je veux. Un mouton ne fait pas un troupeau. Où est ce courage dans un cadavre humilié? Mais qui veut rester amazigh? Je suis content parce que je vais finir mon parcours où le présent n'a pas de passé. Maintenant l'aurore a horreur de ces gens, faits de la pure chair vivante.

Dorénavant, l'amazigh ne sera pas seul! On le bercera à l'école maternelle, on le mettra d'école en école, on l'allaitera avec des doses convenables dans des réfectoires décrépits, on le guidera dans les rues, on l'informera dans la télévision millénaire, on lui parlera dans les radios à voix brisée, on en parlera dans les journaux comme de ce dinosaure sibérien. Il ne sera pas seul, on sera là pour le représenter de crainte qu'il s'éveille pour se représenter ou se parler à soi-même.

Voilà, mon fils, ma vie ou la tienne ou celle des petits-fils mourants et errants pour vivre! Elle est là. Reprendre ma vie dans un récit est une ébauche périlleuse dans la mesure où je découvre qu'un cadavre au commencement est un portrait vivant. J'ai tout écrit, mon fils. J'ai noté les ébats de la vie, les murmures des corps et les désillusions des cadavres. J'ai écrit la fin. Tout tend à la fin. La mort parsème ses derniers appels. Maintenant rien ne reste. Tout va à la fin, plus rien à entreprendre. Il ne reste que des souvenirs. Des illusions de vie. Ma vie, un commencement sans fin. Mon existence, une liberté jamais entamée ou une fin sans commencement...

Ssneddugh aman sembra ma ad ssnegh min teffar tudart-inu! Ssneddugh aman, tghir-ayi d aceffay! S degg a, marra iruh-ayi, iruh-ayi, iruh-ayi… (Je bats de l'eau sans savoir ce que cette existence cache! Je bats de l'eau, je croyais que c'était du lait! Ainsi, tout fut perdu, perdu, perdu pour moi…)

Plus fort encore dans ses incessantes courses, un souffle de ces vents détruit la lettre verte; des flots coupent ces hommes libres et frêles, comme si, émergeant de l'Eden doré, ils s'envolaient pluie des graines maudites.

Adieu liberté! Adieu amour!

Plus vivant encore dans ses heureuses prières, un moment suffit pour graver la tombe de l'être; des gémissements clouent ces hommes libres et frêles, comme si, renaissant des sables lointains, ils disaient: «Mourez! L'amour est croissant rouge.»

Adieu vie! Vie, celle que je ne peux saisir! Mort, tu es proche, tu es à moi! Maintenant, tu me parles indistinctement à l'oreille. Là, je comprends indistinctement les vies d'Afsu, de la ville innommable et du Rhin.

Adieu histoire! Combien de vérités ont été prises pour des hérésies! Mon fils, refaites l'histoire! Ne laissez pas les fils d'Alminun l'écrire à votre place…

Relisez ce qu'on vous raconte!

Plus éternelle encore dans ses nuits violentes, une attente infinie sème le désespoir et les illusions; des plaies saignent sur le corps de ces hommes muets, comme si, vivant parmi des tourbillons assagis, elles tètent l'enfant déperdition et errance. De ces feux connus, il ne reste que des cendres…

Mon univers quitte ce monde des erreurs: il y a l'enfance violée, la vieillesse déterrée, la vie mise en miettes pour les vautours…

A tous les bouts l'on cherche l'intérêt; l'horreur des jours file les heures, lie les minutes au passé dénaturé.

Adieu être! Adieu homme libre!

La nuit jette ses premiers pans sur terre. Aux propos touchants que les derniers visiteurs lui réservent, il ne sait que répondre. Non, il ne peut pas parler. L'agonie est là. La cohue des mots et des sons qui se cassent dans sa gorge, se bousculent encore et ne s'affranchissent point. Mais, si un mot le touche au cœur, il laisse échapper une larme de l'œil droit, sans pouvoir l'essuyer.  Les mains de Sembratiri s'immobilisent. Les traits de son visage s'affaissent, il a très peur de ces images insolentes qui assaillent encore sa mémoire fatiguée. Le regard, très inquiet et solitaire, sonde l'univers d'une chambre millénaire.

Amchich rend l'âme en traversant les lèvres de Sembratiri en un frémissement convulsif. Il devient silence total.

Un homme las de parler, fini, révolté, enfin las de tout, devient un corps là, inerte, c'est-à-dire un cadavre. Un corps cotonneux. Un corps sans âge. Son cadavre, réduit à des os et à une peau très lisse et jaune, chute. Le souffle va s'arrêter. La pensée cesse de tarir. Voilà, il oublie définitivement ses portraits insufflés de quelque chose. Dans un dernier mouvement de vie, Astiri déterre de sous le coussin, un cahier jaune où des caractères tonitruants s'amoncellent pêle-mêle, et une feuille soigneusement écrite où des vœux se vêtissent de chiffres...

Ainsi, soit-il, au laveur de le rincer en silence, aux croque-morts de creuser sans la présence de ces schrifes un trou entre la pauvre Mennana et Tamennant, aux enfants, pas de larmes aux yeux, de le transporter sur le portail noir à l'odeur de l'olivier mort, pour l'enterrer dans cette terre argileuse. Que les Bani Alminun Ufu Ibn Tarakhin soient chassés de sa dernière présence sur la terre d'Afsu!

Là, Astiri glisse le cahier jaune sous le linceul. Le corps, couvert par le bois obscur, s'habille de terre jaune et chaude. D'autres corps s'habillent d'argile. Sous la bénédiction d'Assighaw, la montagne blessée, oubliée et majestueuse, Afsu continue de mourir doucement.

                                                            (H. Banhakeia)

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