Mots et choses amazighs (Suite):
Essai
d’analyse sémantique de trois vers de poésie classique
Par:
Ali Amaniss
Introduction
Dans
ce qui suit, nous proposons de nouveau, au risque d’être inopportun, une
analyse sémantique de trois vers de poésie classique en tamazight. Trois
vers qui sont encore chantés par tout un chacun dans la région du Maroc
Central. Ce genre de vers de poésie appartient souvent au patrimoine culturel
commun aux Imazighen et leurs auteurs originels sont dans la plupart des cas
des gens anonymes et inconnus. Il s’agit dans le cas présent de métaphores
que nous jugeons, à tort ou à raison, assez caractéristiques de la force
avec laquelle les poètes amazighes construisent leurs produits artistiques
littéraires.
Les
vers de poésie ci-dessous partagent le recours à deux images opposées
l’une à l’autre. La première est parfaite et idéale tandis que la
seconde est son opposée, une image dégradée en quelque sorte. Dans les
faits, l’image idéale n’est pas accessible au poète. Par conséquent, il
se contente de son opposé tout en déplorant bien entendu la perte ou le
caractère inaccessible de l’image idéale. Par sa plainte, le poète montre
qu’il ne se résigne pas à la situation présente à laquelle il a accès
dans la pratique et il continue donc de désirer et de rechercher la situation
idéale, celle qui permet de rétablir l’ordre naturel des choses.
A
yul i new ! A yul i new !
Ka
da issa g ughebalu nekki tarugwa.
Ah
mon cœur ! Ah mon cœur !
Autrui
puise de l’eau à même la source,
Moi,
je me contente de celle d’une rigole.
«
Aghbalu », la source, est un symbole de pureté, de fraîcheur,
d’originalité et de nouveauté. L’eau fraîchement sortie d’une source
incarne la pureté par excellence. Elle a ses origines dans la source même,
elle ne contient aucune impureté lorsqu’on la puise directement de cette
source. On peut la boire sans réticence, s’en servir pour d’autres tâches
ménagères tels que la lessive et l’abreuvage des bêtes. C’est une eau
vierge qui sort des roches et de la terre, son originalité est qu’elle ne
s’est pas encore mêlée, mélangée à autre chose. C’est le tableau
d’une première image.
« Tarugwa »
est le conduit, le canal, la rigole, qui permet l’écoulement de l’eau de
la source une fois sortie, vers les champs en vue de les irriguer ou
simplement la diriger vers la nature sans but précis. S’il vous est déjà
arrivé de contempler l’eau au bord de tarugwa, vous auriez, sans
doute, constaté que parce son eau est à l’air libre, elle a été souillée,
salie, entachée, flétrie, par toute sorte d’impuretés, qu’elle avait
rencontrée sur son long parcourt. Vous auriez certainement remarqué
qu’elle a été mélangée avec des feuilles d’arbre décomposées et
noircies, des morceaux de bois cassés, des fils en laine de toute sorte, des
germinations bactériologiques verdâtres collées sur les parois du canal,
des cailloux, des objets inutilisables qui rendent l’eau imbuvable et même
dans certains cas inutilisable pour la lessive. Des insectes et d’autres
petites bestioles parcourent le canal de long en large profitant de cette
manne inespérée qui leur assure leur survie. Leur vie dépend de
l’existence même de cette eau dans cet état de délabrement que le poète
dédaigne. Les passants utilisent cette eau pour abreuver leurs bêtes, pour
se laver eux-mêmes leur corps, leurs mains en particulier. Petit à petit,
l’eau originelle et fraîche de la source devient usée, polluée et répugnante.
C’est le tableau de la deuxième image.
Le
poète, en partant de ces deux images opposées et observées sur le terrain,
puisées à même la nature, compose son poème en utilisant une métaphore,
un procédé rhétorique abondamment en usage en poésie amazighe. Il s’agit
bien évidemment de la même eau, mais dans un cas, elle est pure et fraîche
parce qu’elle est l’eau des origines qui a surgi de la bouche même de la
source et dans l’autre cas, c’est une eau usée, polluée, ayant déjà
servi à maints usages et qui n’a plus le même éclat, la même innocence
qu’à ses origines. Elle est la même eau, ne l’oublions pas, mais elle
est mélangée avec toute sorte de choses qui l’ont rendue imbuvable,
repoussante, dégoûtante et sans aucun intérêt sinon irriguer les champs.
Cette eau est à l’image d’une dépouille. Un corps, humain ou animal, est un organisme vivant et noble, en comparaison avec la matière inerte et inanimée, qui interagit avec son environnement, qui s’alimente, dont on prend soin, que l’on défend, etc. Une fois l’être humain ou animal mort, sa dépouille devient sujette à la répugnance, au dégoût et elle est, le plus vite possible, enterrée. Cette dépouille revient à la terre pour s’y fondre de nouveau. Ce sont encore une fois deux images opposées. Le corps humain que les gens respectent, dont ils prennent soin avec tous les moyens possibles à leur disposition devient tout d’un coup sujet à un phénomène diamétralement opposé au premier, celui de la répugnance.
Pourtant,
notre poète est obligé de se servir de cette eau, de la boire, de
l’absorber, de l’ingurgiter, de mettre sa bouche dedans, alors qu’elle
est polluée, et de l’aspirer sans vraiment aucun enthousiasme et sans que
son cœur accepte cet état de chose. Même si elle est impure, usée,
qu’elle ne sert plus qu’à arroser les plantations vers lesquelles elle
est souvent dirigée, même si le poète de l’aime pas, il l’absorbe mécaniquement
et elle passe dans ses viscères et dans son corps.
Puis
à un moment donné, son cœur et son esprit se révoltent contre cet état de
chose et il fait naître ce vers de poésie qui exprime un profond rejet, un
cri plaintif pour dire : « Non, je ne veux plus de cette eau, elle
est impure et je mérite moi aussi une eau originelle, celle de la source,
celle qui est pure et que d’autres gens boivent. Je veux à mon tour aller
à la source, y puiser une eau pure et fraîche à la place d’absorber cette
eau polluée qui a du mal à me passer par la gorge. »
Nous
voyons ici la profondeur des images utilisées par le poète amazighe afin de
donner libre cours à son émotion qui a du mal à se dissiper autrement. Je
trouve personnellement que cette image reflète bien la situation réelle dans
de nombreuses situations de la vie courante. Elle va de la pureté, de
l’originalité, de la fraîcheur, à la pollution et à la souillure,
d’autant plus qu’il s’agit de la même eau sortant fraîchement de sa
source et suivant son court, se confronte à la pollution, aux impuretés.
Puis vient le tour du poète qui doit la boire, alors que d’autres boivent
à même la source.
Dans
la vie, certaines choses ou situations sont exactement à l’image de ces
deux figures opposées par le poète. L’image peut par exemple être celle
d’un amour déçu, celui de quelque chose à qui l'on s’attache et dont on
a été privé par une force majeure qui nous dépasse. Tout en reconnaissant
nos propres aspirations, nos propres désirs, nos propres attentes, nous nous
contentons de ce que l’on a parce que nous n’avons pas le choix, tel le poète
qui boit son eau polluée et usée à contre gré et sans vraiment le vouloir.
Mais le tout, bien sûr, se passe dans la douleur, ce qui justifie la plainte
du poète et son vers de poésie. Il suggère donc par sa plainte que c’est
toujours à la source qu’il faut aller puiser la clarté et la pureté.
Ah
mon cœur ! Ah mon cœur !
Moi
qui me contente de replanter le chaume.
De nouveau, comme dans le poème précédent, les mêmes images reviennent. Ce sont deux images opposées l’une à l’autre. L’une est idéale et l’autre est son opposé, dans la dérive et le désordre. Le vrai cultivateur choisit la bonne saison et la meilleure graine, irrigue ses champs, les laboure, pour ainsi espérer prévoir une récolte abondante et de qualité. C’est le travail de tout cultivateur sérieux qui fait tout dans les délais et dans les meilleures conditions en espérant une bonne récolte en retour.
Notre
poète, lui, ne fait que replanter le chaume. Le « chaume » étant
la partie de la tige des céréales qui reste sur pied après la moisson, ighell
en tamazight. C’est que son travail de culture comporte un anachronisme dans
le temps et dans les moyens. D’abord dans le temps parce que le poète-cultivateur
était en retard d’une saison dans son travail puisqu’il devait
normalement commencer à cultiver ses champs plutôt dans une région où une
unique récolte est assurée pour toute l’année. Mais, c’est également
un anachronisme dans les moyens utilisés. C’était plutôt la graine, et la
bonne graine, qu’il fallait utiliser pour espérer récolter quelque chose
de bon. Mais à la place, le poète cultive le chaume.
S’il
vous est déjà arrivé de voir un champ fraîchement moissonné, le chaume y
reste abandonné à lui-même, aux eaux de pluie, aux oiseaux qui viennent y
chercher les grains de céréale qui s’y sont perdus, aux bêtes qui souvent
y sont gardées pour profiter de cette occasion dont ils ont été privés
pendant toute la saison pour éviter qu’elle endommage les récoles. Avec le
temps, la partie inférieure des tiges devient d’une couleur noirâtre à
cause de la fermentation et la décomposition des matières organiques
produites par les eaux qui s’y filtrent. C’est que le chaume ne peut
manifestement pas pousser, il ne peut que se décomposer pour revenir dans la
terre de laquelle il avait poussé.
Notre
poète est pourtant obligé de replanter ce chaume. Il sait évidemment que
son travail est vain, qu’il ne peut espérer aucun rendement, mais il n’a
pas le choix à l’image du premier poète qui boit l’eau de la rigole sans
vraiment le vouloir. Il doit faire quelque chose pour éviter de rester
inactif même si la chose qu’il fait est sans aucun rendement apparent.
Alors que d’autres moissonnent de vrais grains et assurent ainsi leur
subsistance pour l’hiver qui s’approche, lui il sème des tiges de céréales.
Le
poète ne se résigne pas à baisser les bras devant une situation a priori
décourageante et démoralisante tel l’enfant qui apprend à marcher. Il se
met debout, il fait le premier pas, puis il tombe. Cette chute ne dissuade pas
l’enfant de vouloir tout recommencer à nouveau parce qu’il sait que tout
effort fait dans un but naturel sera un jour récompensé et que tout effort
à contre sens est voué à l’échec. C’est là une leçon de la vie que
nous pouvons déduire facilement de ce vers de poésie.
Parmi
nous, les uns mangent des figues mûres,
Les
autres se contentent de figues à peine vertes !
Les
figues au Maroc du Centre-Sud sont une denrée d’une importance capitale à
un moment donné de l’histoire de cette région. Le figuier pousse
facilement et les fruits sont très comestibles et peuvent être conservés
sans trop de difficultés sous forme de fruits secs. Cela a conduit à donner
des noms spécifiques à différentes phases de mûrissement de ce fruit. Au début,
avant qu’il soit mûr, il s’appelle akurrv, ikurrvan.
Dès que le fruit se met à mûrir, il se gonfle démesurément et il
est appelé axunedaf, ixunedafen qui fait allusion au gros nez. Dans sa
phase finale il s’appelle tazart, tizira (les figues) et c’est le
nom de l’arbre du figuier lui-même.
Évidemment,
akurrv n’est pas du tout comestible lorsqu’il est cueilli
directement et avant le terme, contrairement à tazart. Jadis akurrv
était utilisé pour la préparation du couscous traditionnel. Avec ce légume
et le lait caillé, cela donne le souper traditionnel marocain pendant une très
longue période.
Ces
deux images opposées, encore une fois, sont utilisées par le poète pour
exprimer l’idée que les uns mangent des fruits mûris alors que les autres
se contentent de fruits non encore digérables. La situation est donc
anachronique comme dans les cas précédents et la plainte du poète, qui ne
se rapporte pas exclusivement à lui-même cette fois-ci, exprime un rejet de
la situation présente et le désir de rétablir l’ordre naturel des choses.
La
richesse de la poésie spontanée ou sciemment élaborée en tamazight est très
vaste et diversifiée. Elle permet d’exprimer des sentiments, des émotions,
dans diverses situations de la vie personnelle ou sociale. Des situations de
joie comme des situations de tristesse et de désarroi, de la vie comme de la
mort. Mais elle permet également d’illustrer des situations réelles
banales ou marquantes en utilisant divers outils d’expression poétiques,
dont la métaphore et l’analogie sont les plus courants d’après ce que
nous en connaissons. La force et la profondeur des images utilisées, des
analogies impliquées, sont assez frappantes et sont évidemment en relation
avec le milieu dans lequel les poèmes ont été façonnés. C’est-à-dire
la terre de Timmuzgha.
La
poésie classique en tamazight fait usage quasi-intégralement des mots
amazighs tandis que la littérature moderne, du moins dans le milieu
populaire, tend à utiliser des mots d’emprunt des différentes langues
malgré l’existence de leurs équivalents dans le tamazight classique.
C’est là une érosion majeure du lexique qui est due essentiellement à
l’absence du tamazight à l’école et à la faiblesse de la consolidation
des mots amazighs dans le lexique quotidien de la masse populaire
amazighophone, lesquels mots ont tendance à se spécialiser dans des usages
marginaux de la vie traditionnelle ou à disparaître purement et simplement
du lexique de la langue surtout avec les nouvelles générations dont la
majorité fréquentent les écoles et les centres urbains, contrairement à
jadis.
Ali
Amaniss, Sherbrooke, September, 2001.